Le 8 juin 1945, quelques jours après la libération des camps, mourait à l’âge de 45 ans le grand poète Robert Desnos.
Pour rendre hommage à cet écrivain de combat, la Société des Hôtels Littéraires, assistée de la librairie Benoît Forgeot, organise jusqu’au 30 juin 2025 une exposition regroupant des manuscrits et des éditions originales de Robert Desnos datant de la période 1940-1945.
Cette exposition a été inaugurée le 20 mai, lors d’une soirée spéciale en coopération avec la Revue des Deux Mondes consacrée aux écrivains pendant la guerre ; il a été question en particulier de la lettre inédite écrite par Robert Desnos à Henri Jeanson, datée de janvier 1940, dont voici l’image et la transcription :

Mon cher Henri,
Cela me peine de te savoir dans ta cage. Je trouve ta condamnation aussi absurde que les articles qui l’ont provoquée. On me dit que tu as demandé à partir pour le front et tu as bien fait. Je trouve ici un équilibre que je n’ai pas trouvé à l’arrière pendant ma permission. à mon avis si la DCA ou la D.P. sont une belle chose il n’en reste pas moins imprudent de faire vivre dans l’obscurité une population de citadins habitués à la lumière. Les Parisiens sont atteint [sic] de ténébrite.
Je ne te dirai pas que j’aime la guerre. Je la déteste en qualité d’homme mais puisqu’elle “est” j’aime la faire et je tiens à la faire. La recherche des causes secondes premières m’intéresse aussi peu que les causes d’une maladie pour un médecin. Pour moi il y a la guerre, or si nous la perdons Hitler triomphe, or je hais Hitler et ce qu’il représente, donc je fais la guerre dans la mesure où on me demande de la faire avec la certitude qu’Hitler sera foutu en l’air. C’est simple. Il n’y a là ni orchestre, ni panache mais l’accomplissement d’une tâche, tâche médiocre en ce qui me concerne, mais tâche que je fais de mon mieux.
ah! si les journaux avaient une autre tenue quelle belle atmosphère de civisme on pourrait créer, sans creux poncif, sans lyrisme déroulédien. Le malheur c’est que ces messieurs journalistes sont généralement bien cons et bien maladroits. Ils ont fait leur rhé rhethorique (h? 2h? ne sais plus) et ça se sent! mon cher vieux Henri tâche de venir parmi nous. Tu serais sergent en moins de deux et on se rencontrerait au hasard d’une popote ou d’un cantonnement et ça me ferait bien plaisir.
Youki as [sic] du te dire ce que nous avons fait en permission. Je suis bien heureux d’avoir revu les Achard, les Simon, Catherine Hessling et notre Marion des bons et des mauvais jours et quelques autres. Ils m’ont consolé de la veulerie de quelques uns de mes anciens petits copains: comme ils ont l’air de t’emmerder. Ta cellule de la Santé vaut mieux que leur sale petit planquage. Mon vieil Henri je te dis à bientôt, je t’embrasse et je t’attends au coin d’un bois de Lorraine.
Robert »
Inédite, cette lettre porte le cachet de l’administration pénitentiaire indiquant: « Les timbres-poste et les billets de banque sont rigoureusement interdits. » L’absurde d’une telle mention, près d’un siècle plus tard, aurait plu au poète. Elle figure aujourd’hui dans les collections des Hôtels Littéraires.
Entretien croisé avec Jacques Letertre, président de la Société des Hôtels Littéraires et Benoît Forgeot, expert en livres anciens, co-organisateur de cette exposition :

Robert Desnos, 1900-1945
HL- La résistance de Robert DESNOS a-t-elle été purement intellectuelle ?
JL – En apparence, Robert Desnos passa les années d’occupation en écrivant dans le quotidien “Aujourd’hui” créé par son ami Henri Jeanson mais dirigé, dès novembre 1940, par les collaborationnistes et où il fut très vite cantonné à ne publier que des articles sur le théâtre ou sur le jazz. Outre ce travail très alimentaire , il travailla, comme avant guerre, pour le monde de la réclame ou celui du cinéma.
Ses premiers actes de résistance se firent, dès 1940, en travaillant à des revues clandestines, en fournissant des poèmes à « Profil littéraire de la France », à « Poésie 42 »ou à « l’Honneur des poètes ». Et son engagement dans la résistance ne fut pas que littéraire puisqu’il fabriqua également de très nombreux faux papiers d’identité et hébergea des clandestins.
Mais, c’est en participant au réseau AGIR dirigé par Michel Hollard qui, entre autres, révéla l’existence des chantiers de V1, qu’il entra véritablement dans l’action. Pour le réseau, il effectua des déplacements en Normandie, en particulier dans l’ouest du Bessin et il profita de sa carte de lecteur à la Bibliothèque Nationale pour glisser dans des livres rares des renseignements qui seront transférés à Londres via la Suisse. Ira-t-il comme il l’a affirmé jusqu’à tuer un soldat allemand ? Rien ne le prouve.
Le 5 février 1944, Hollard est arrêté avec trois autres membres du réseau. Le 22 février, c’est au tour de Desnos qui, prévenu de l’imminence de cette arrestation, aurait eu le temps de fuir, mais préféra éviter les représailles pour Youki et le jeune clandestin qu’il cachait, Alain Brieux.
D’abord détenu rue des Saussaies puis à Compiègne, il sera deporté à Auschwitz en avril 44, puis à Buchenwald. Suit un long calvaire qui via Flossenburg et Doha aboutira à Theresienstadt où atteint par le typhus, il mourra le 8 juin peu après la libération du camp.

HL – Qui était Henri Jeanson et quels étaient ses liens avec Desnos ?
BF – Journaliste, critique, scénariste, dialoguiste, Henri Jeanson (1900-1970) était une personnalité haute en couleur et un ami fidèle de Desnos, un véritable « copain », injustement oublié aujourd’hui.
Militant pacifiste, ce qui lui jouera des tours en 1939, il exerce divers petits métiers au début de sa vie, notamment pour La Bataille, organe de la CGT. Il est réformé en 1918. Sa rencontre avec Desnos a été décisive. Ils partagent tout : galères et réussites, joies, jours d’indigence, additions au bordel et même parfois la même maîtresse.
Desnos rencontre ainsi Eugène Merle, le fondateur et directeur de Paris Presse, par son intermédiaire : cet « anti-Breton » lui permettra de développer sa liberté de pensée.
En 1920, Jeanson se lie également avec Marcel Achard et Saint-Exupéry.
Desnos intègre le mouvement surréaliste en 1922. Le 5 juillet 1924, Breton note : « Le Surréalisme est à l’ordre du jour et Desnos est son prophète. »
Mais l’« entrée » en surréalisme de Desnos n’empêche pas les deux amis de continuer à se voir. Ensemble, ils fréquentent la Bœuf sur le Toit et les boîtes de jazz en cachette de Breton. En décembre 1926, Desnos devient rédacteur au Soir – où il retrouve Jeanson, provoquant de premières dissensions avec Breton qui condamne l’activité journalistique.
En février 1927, ils organisent la mise à sac d’une librairie de bondieuseries de la place Saint-Sulpice pour protester contre les agissements de l’abbé Bethléem, sorte d’inquisiteur qui s’attaquait aux « publications pornographiques » et décrétait quels étaient les livres à lire et ceux à proscrire. Les deux compères sont condamnés par le tribunal de Police à une amende de 11 francs chacun : mais ils font appel dans l’espoir d’un procès public, ce qui arrive. Parmi les témoins, Maurice Chevalier, des danseurs nus du Casino de Paris, mais aussi Aragon, Benjamin Péret, etc. Le tribunal confirme le jugement et, à la suite d’une erreur de procédure, condamne solidairement « l’abbé Bethléem et ses complices Robert Desnos et Henri Jeanson » à 11 francs d’amende chacun.
En 1930, Desnos est exclu avec un certain nombre d’autres membres du mouvement surréaliste. Il réplique avec la publication d’Un cadavre, pamphlet illustré d’un portrait de Breton en Christ avec une couronne d’épines. Et, en mars de la même année, Desnos enfonce le clou avec la publication du Troisième manifeste du Surréalisme dans le Courrier littéraire dans lequel il déclare « le surréalisme tombé dans le domaine public, à la disposition des hérésiarques, schismatiques et des athées. »
Parallèlement, Jeanson poursuit sa carrière de journaliste et sa lance dans l’écriture de dialogues pour le cinéma. En 1932, réalisation du film La Dame de chez Maxim, scénario et dialogues d’Henri Jeanson, qui lance sa carrière. Suivront parmi de nombreux autres, dont les Rois du sport en 1937 (avec Raimu et Fernandel), la même année, Pépé le Moko (avec Jean Gabin), puis en 1938, Entrée des artistes, avec Louis Jouvet ou, toujours en 1938, le célébrissime Hôtel du Nord avec Arletty et Louis Jouvet.
En 1938-1939, Jeanson participe à un périodique pacifiste fondé par Louis Lecoin, SIA-solidarité internationale antifasciste.
Le 7 novembre 1938, un jeune activiste juif, Herschel-Grynszpan, assassine Ernst von Rath, le conseiller d’ambassade d’Allemagne à Paris pour protester contre la politique antisémite d’Adolf Hitler. Henri Jeanson publie un article célébrant son geste, article dont on se servira contre lui à plusieurs reprises durant la guerre.
Le 10 septembre 1939, Jeanson est mobilisé et cantonné à Meaux. Il y est arrêté le 6 novembre 1939 à cause de ses articles de SIA et condamné le 20 décembre 1939 à cinq ans de prison. A son procès sont venus témoigner Marcel Achard, Saint-Exupéry (qui a fait le mur), Joseph Kessel, François Mauriac, Louis Jouvet, Jacques Prévert, etc.
Juin 1940, fin de la « drôle de guerre », la France est envahie et Jeanson libéré. Il fonde le journal Aujourd’hui grâce à l’argent d’un mandataire aux Halles. Bien entendu, il constitue une rédaction à sa main avec ses principaux amis dont Desnos, mais aussi Pierre Mac Orlan, Marcel Achard, Jean Anouilh, Marcel Aymé, Marcel Carné, Léon Paul Fargue, etc. Le premier numéro paraît le 10 septembre 1940. Benjamin Péret sera un temps correcteur au journal.
Jeanson est démissionné le 3 décembre 1940 et remplacé par Georges Suarez qui fera d’Aujourd’hui un journal ouvertement collaborationniste.

Au moment de sa démission, Jeanson pousse Desnos à ne pas démissionner. Il souhaite avoir quelqu’un de sûr dans le journal, et, surtout, il sait que cela lui assurera un revenu régulier nécessaire pour entretenir Youki. Le poète restera employé par Aujourd’hui jusqu’en février 1944, date de son arrestation.
Suarez sera arrêté à la fin de la guerre et fusillé en 1946 en dépit de l’intervention de Youki.
Auparavant, Jeanson est arrêté et emprisonné de juillet à septembre 1941. Il sera à nouveau emprisonné en juillet 1942. A chaque fois, c’est sur dénonciation de deux journalistes de Je suis partout (que Jeanson surnommait « je chie partout »), Alain Laubreaux et Lucien Rebatet, qui rappellent à l’occupant son apologie de Grynszpan.
A partir de 1941, Henri Jeanson ne peut plus signer de scénario. Plusieurs scénarios seront ainsi signés par Robert Desnos et Claude Marcy, qui servirent de prête nom.
Après la guerre, Jeanson poursuivra sa carrière au cinéma sans jamais rien renier de ses convictions libertaires. Parmi ses nombreux succès, on relève Lady Paname, Fanfan la Tulipe, avec Gérard Philippe, ou la Vache et le prisonnier, avec Fernandel. Les souvenirs qu’il avait préparés ont été publiés peu après sa mort sous le titre réjouissant de 70 ans d’adolescence. Il y évoque à plusieurs reprises Robert Desnos et y note joliment : « Notre amitié est restée jeune. »

Henri Jeanson
HL. Parmi les manuscrits présentés à l’exposition « Desnos et la guerre » les deux plus importants manuscrits, jusque là inconnus, sont les quatre cahiers de poèmes recopiés en 1940 et le leporello d’anniversaire destiné à Youki.
Quelle est l’histoire de ces précieux manuscrits?
JL – La Société des Hôtels littéraires a acquis voici plusieurs années quatre cahiers manuscrits de la main de Desnos, contenant 123 poèmes autographes dont 86 inédits avec de nombreux dessins. Ces quatre volumes qui sont présentés jusqu’au 30 juin à l’hôtel le Swann (trois cahiers d’écolier et un cahier de dessins) étaient jusque là totalement inconnus. Une vingtaine des poèmes seulement avaient été édités en 1942 dans « Fortunes » et dans « État de veille ». L’ensemble a été rédigé en 1936 et 1937 sur des brouillons aujourd’hui disparus et recopiés soigneusement au crayon à papier pendant la guerre.
Le lepporello d’origine japonaise appartenait vraisemblablement initialement à Foujita, l’ex mari de Youki Desnos. Ce type de carnet de calligraphie, en forme d’accordéon, est fréquent au Japon ; il est en général recouvert d’un tissu en soie, tel celui du obi, la ceinture traditionnelle de kimono. Il était inconnu à ce jour à la différence d’un autre support japonais « Le livre secret pour Youki » conservé à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.
Sur la couverture, de la main même de Robert Desnos figure la mention : « Robert DESNOS /Fortunes/1934/1938 », soit le même titre que les poèmes édités en 1942. Pourtant aucun des poèmes du leporello dont neuf sont inédits ne figurent dans l’édition de 1942.
Il ne s’agit pas de brouillon, mais de l’état définitif du texte remis au propre pour être offert à Youki. La première édition de ce leporello se fera à l’identique et a été confiée à la Compagnie typographique dont la vocation est de publier des chefs d’œuvre de la littérature française, sous une forme purement typographique, sans aucune illustration. Il paraîtra à l’automne de cette année.

HL – Céline est-il à l’origine de l’arrestation de Desnos comme le laisse entendre la rumeur ?
BF – Desnos avait le pamphlétaire antisémite en horreur et, en mars 1941, il publia une critique féroce des Beaux Draps dans Aujourd’hui : piqué au vif, Céline exigea un droit de réponse tout en allusions ignobles. Dénonçant la « campagne philoyoutre » que le poète aurait menée au sein du journal, le pamphlétaire ajoutait : « Que ne publie-t-il, M. Desnos, sa photo grandeur nature, face et profil, à la fin de tous ses articles ? La nature signe toutes ses œuvres – “Desnos”, cela ne veut rien dire. » Autrement dit, son nom est un pseudonyme dissimulant ce que son profil dévoilerait ; dans le genre, on fait difficilement pire… Fidèle à son ton ironique, le poète répondit à « Louis Destouches dit Louis-Ferdinand Céline » en signant : « Robert Desnos dit “Robert Desnos”. » Mais, de chef des informations, il devint simple courriériste littéraire.
En dépit de cet échange très violent, ce n’est pas Céline qui est à l’origine de l’arrestation de Desnos. C’est une réflexion du détestable Alain Laubreaux, lequel terminera ses jours tranquillement dans l’Espagne de Franco en 1968. Desnos sera moins chanceux et mourra du typhus au camp de Terezin, un mois après avoir été libéré par les troupes soviétiques, le 8 juin 1945, il y a tout juste 80 ans.

Propos recueillis par Hélène Montjean