On oublie parfois que l’immense chroniqueur Alexandre Vialatte fut aussi un très grand romancier qui manqua de peu le prix Goncourt pour Les Fruits du Congo et donna des œuvres diverses, d’une grande richesse poétique.

Voici quelques extraits à lire dans les chambres de l’hôtel Alexandre Vialatte à Clermont-Ferrand décorées des aquarelles originales de Jean Aubertin :

 

 

101, Battling

« Il me suffit de fermer les yeux pour entendre encore les becs de gaz de la petite étude, voir les murs verts et les grandes cartes géographiques, le Bassin parisien avec ses auréoles, le Tonkin violet, l’Annam rose, et trente têtes penchées patiemment sur des cahiers. C’est là que nous vivions nos seize ans. Nos yeux graves démentaient notre mauvais sourire ; nous avions des tabliers noirs, des doigts tachés d’encre et des signatures indécises ornées de paraphes copiés. »

Alexandre Vialatte, Battling le ténébreux

 

 

102, Félix Badonce

« Il y avait au ciel une étoile qui paraissait tout près de la vitre. Elle était belle comme un fruit mûr. Badonce l’attrapait au bout de son rêve ; mais elle fondait soudain entre ses mains hâtives, n’y laissant qu’une neige imprévue qui sentait l’encens et la menthe. »

Alexandre Vialatte, Badonce et les créatures

 

 

103, Le Brigadier Berger

 

« Le ciel était plein de prestiges. Le matin, au-dessus du col, l’aube s’était levée, glacée, lisse, jaune, comme un ruban de soie, contagieuse de cime en cime, et, de l’autre côté, une vieille lune cabossée, jaune aussi, pas tout à fait ronde, usée comme un bijou de famille, traînait encore dans le ciel, ombrée par on ne sait quel marteau ; elle avait l’air faite à la main comme les plateaux de cuivre des souks. »

Alexandre Vialatte, Le Fidèle Berger

 

 

 

104, Frédéric Lamourette

 

« La beauté ne s’explique pas, elle s’impose, elle vous attrape, elle vous saisit. Quand elle vous lâche, elle laisse des bleus sur vos poignets. Ce fut un soir de printemps où la nuit tombait vite, que Frédéric se trouva soudain en sa présence. Elle s’était cachée pour l’attendre dans l’affiche des Fruits du Congo. Frédéric se trouva nez à nez avec elle. Il s’en approcha, interdit, tendit un doigt, mais le sortilège étant plus fort, le laissa retomber inerte, puis y revint, renifla et partit lentement, d’un pied pensif. Il lui en resta quelque chose pour la vie, comme à ces gens qui demeurent boiteux d’avoir servi de route à la foudre. »

Alexandre Vialatte, Les Fruits du Congo

 

 

 

105, Dora 

« Dora, te souviens-tu de ces choses ? Te souviens-tu des soirs dorés comme des icônes qui figeaient le ciel autour des clochers des églises et faisaient clapoter sur l’eau l’ombre chinoise de toute la ville dans une laque de gelée de coings ? De ces crépuscules déchirants du faubourg qui pouvaient promettre tant de choses ? »

Alexandre Vialatte, Les Fruits du Congo

 

 

106, Monsieur Panado

« C’est ici sous cette porte obscure, au retour d’une promenade du jeudi, que M. Panado est né un soir d’été d’une réflexion, d’un souvenir de lecture et d’une gravure d’un livre anglais, à l’heure où les internes, seuls, ayant quitté leur uniforme, songent aux prairies de leur bourg et au prunier dont les prunes tombent entamées, avec un bruit mou, sur la terre, et les guêpes viennent tourner autour. Les cousines ont des robes blanches, et on ne sait quel espoir flotte entre ciel et terre, au-dessus des prés fauchés, jusqu’à la nuit de septembre qui amène des étoiles fourmillantes bien plus belles que n’importe où. »

Alexandre Vialatte, Les Fruits du Congo

 

 

 

107, Monsieur Vingtrinier

« M. Vingtrinier ne faisait donc rien, mais ce rien, il le faisait à l’heure. Son oisiveté ne lui laissait aucun loisir ; elle le poursuivait de devoirs impérieux, elle le harcelait sans trêve. C’était le bagnard de l’inaction, le persécuté de la paresse, le damné du désœuvrement. Sa journée était un néant, mais il n’y jamais eu de néant si distribué, si ramifié, si réparti et si souvent chronométré. (…) Les rêves, les imaginations, les belles pensées, les vastes tâches, les mille occupations d’une existence savante soutenues d’ambitions distinguées se prennent et gazouillent comme des oiseaux des îles dans les rets bleus et rouges d’un agenda bien fait. »

Alexandre Vialatte, Les Fruits du Congo

 

108, La Dame du Job

 

« Je ne saurais dire quel sortilège se cachait au fond de ces images ; elles nous appelaient sur la route et nous faisaient signe de partir. Il faut longtemps avant d’apprendre, en quelque point du vaste monde, devant un spectacle pareil à ceux que nous avaient promis les dessinateurs du journal, que ce qu’on allait chercher si loin, ce n’était pas ce qu’il y avait sur l’image, mais le souvenir de cette heure où l’on avait pu croire un jour qu’il existe des paradis hors de ceux qu’on s’invente soi-même. »

Alexandre Vialatte, La Dame du Job

 

« Au loin, très floues, des falaises blanches, coupées de vert, rêches par endroits comme la craie du tableau noir et parfois dorées et nacrées comme les temples des tableaux dans les musées. Elles n’étaient pas blanches, puisqu’elles étaient roses, elles n’étaient pas roses puisqu’elles étaient dorées ; elles avaient une couleur qui ne peut pas se dire, une couleur au-delà de la couleur, comme les choses du paradis. »

Alexandre Vialatte, La Dame du Job

 

 

109, Luc de Capri

 

« Le chameau n’a rien de vulgaire. Son expression justifie le face-à-main de la vieille dame poseuse, et sa suspension le ressort courbe de la voiture d’enfant.

Quand il se lève avec toutes ses bosses, toutes ses pattes et tous ses segments, c’est l’Orient même que vous voyez se lever, la lune des sables et l’ânon ophtalmique.

Il lui sort toujours un chardon de la bouche, comme un proverbe agressif avec tous ses piquants. Il a servi de véhicule aux Rois mages et à la reine de Saba. C’est une nacelle d’impératrice. »

Alexandre Vialatte, Camille et les grands hommes

 

110, Le principal Monsieur Vantre

 

« Notre principal s’appelait M. Vantre, et nous le surnommions Buffalo. Il portait toute sa barbe et des lunettes en or. Il nous conseillait fortement pendant la traduction de Virgile d’exécuter « des choses grandes et magnifiques ». Car il faisait sa classe tout de suite après avoir bu de la chartreuse et trois autres liqueurs moins connues. »

Alexandre Vialatte, Les Fruits du Congo

 

On ne saurait mieux dire.

Hélène Montjean