Une collection trouve sa force dans l’affirmation de ses préférences contre vents et marées, avec liberté, rigueur et constance.

Celle de Geneviève et Jean-Paul Kahn fut constituée durant trente ans et recèle des trésors souvent inconnus, y compris des spécialistes. Elle a été construite à partir de l’axe central DADA-surréalisme avec un immense souci de cohérence et de discrétion.

Comme bibliophile, Jean-Paul Kahn s’est ingénié, selon l’expert Benoît Forgeot, à dénicher non pas des titres mais des « exemplaires » – envois autographes, manuscrits, ajouts, provenances. Son intérêt pour les grands mouvements littéraires se nourrissait de sa passion pour la peinture surréaliste. Il avait réuni, comme l’ont montré les ventes suivantes, un ensemble extrêmement cohérent d’œuvres de Robert Desnos pour lequel il avait une tendresse particulière.

Robert Desnos, chez lui, 19 rue Mazarine à Paris (1942).
© Association des amis de Robert Desnos / Bibliothèque littéraire Jacques Doucet

 

 

À la deuxième de ces ventes, en 2020, sont apparues deux pièces majeures de l’œuvre de Robert Desnos : le dossier préparatoire et la maquette du recueil Rrose Sélavy écrit entre 1922 et 1927, qui, avec l’aide de Doucet Littérature, a été préempté par la Bibliothèque Littéraire Jacques Doucet.

Le deuxième est un ensemble de cent vingt-trois poèmes autographes, dont quatre-vingt-cinq inédits, acquis le 9 octobre 2020 par la Société des Hôtels Littéraires, objet de la présente anthologie dans L’Étoile de mer.

On ignore tout des circonstances de ce dernier achat par Jean-Paul Kahn. On sait seulement qu’à son habitude il n’a rien changé à leur forme initiale ; il s’agit de quatre étuis chemises en maroquin rouge, avec pour seule mention au dos : Robert Desnos Fortunes MS. I, II, III et IV. À l’intérieur, trois cahiers d’écolier d’origines diverses et un cahier à dessin, dans lesquels une page sur deux est écrite d’une main ferme, le plus souvent sans ratures.

Le premier cahier (27 poèmes), fabriqué par la maison Gallia – ce qui permettait à Desnos de tester un jeu de mots publicitaire avec « Galliamatias » -, porte la mention manuscrite Fortunes 1936 et quelques inédits. Robert Desnos. La date du premier poème est du 8/1/1936.

Le second cahier (47 poèmes) comporte en page de titre Cahier n° 2. Mi-Destin. Il commence le 4/2/1936 et finit le 15/4/1936. À la différence du premier, il comporte de nombreux dessins de paysages, d’étoiles et de soleils ; parfois des pages de calcul, voire de géométrie.

Le troisième (40 poèmes) est un cahier à dessin, joliment dit « à l’italienne », avec en page intérieure la mention Cahier n°3 16/4/36 et un mystérieux Va t’oú ? de la main de Desnos.

Le quatrième volume (9 poèmes) est de nouveau un cahier d’écolier, de la maison Bellone, avec la seule mention manuscrite en couverture de Poèmes inédits et en page intérieure la date du 8/6/1936 et le titre Les Sources de la Nuit. La continuité temporelle se poursuit jusqu’au 24/7/1936. Viennent ensuite quatre poèmes datés le premier du 7/1/37 et les trois autres de 1938.

 

 

 

Il s’agit, comme le rappelle Marie-Claire Dumas, du travail entrepris en 1940 par Desnos pour remettre au clair les poèmes qu’il s’était astreint à écrire chaque soir vers une heure du matin, en 1936-1937.

Tout en multipliant les journées sans fin à la radio à chercher airs et slogans nouveaux, Desnos écrivait des articles de presse sur tous les sujets – Surcouf, les quatre sergents de La Rochelle, les chevaliers de Malte, Bagdad, etc. commandés par le BGTR (Bureau Général de Traductions et de Recherches) pour un journal de province, ou encore des articles pour La Flèche sur le théâtre.

La poésie restait au cœur de ses préoccupations même s’il en percevait les limites. Il ira jusqu’à écrire, et ce au moment-même où il rédige chaque jour les poèmes objets de la présente publication : « Ouvrez ce livre à n’importe quelle page [Anthologie de la NRF], y compris la mienne et vous êtes sûrs de trouver votre provision de larmes, de sanglots, de mélancolie, de désespoir. Ce n’est pas une anthologie c’est une entreprise de pompes funèbres… ».

Parmi ces cent vingt-trois poèmes, Desnos en sélectionne vingt-six sous le titre « Les Portes battantes, 1936 ». En 1942, quand Desnos publie Fortunes, il reprend ce titre – qui résonne avec force à cette époque troublée – pour cette sélection à laquelle il ajoute huit poèmes supplémentaires.

Dans sa note à la fin d’État de Veille, recueil publié en 1943, le poète précise : « Durant cette année [1936]… je m’étais contraint à écrire un poème chaque soir avant de m’endormir… J’emplis ainsi une série de cahiers où, on l’imagine, le déchet fut grand quand en 1940, j’entrepris de les relire. Certains cependant figurent dans Fortunes sous le titre général des ‘Portes battantes’… ».

Les poèmes des «  Portes battantes, 1936 » sélectionnés par Desnos sont marqués par des croix simples ou doubles dans les quatre cahiers, selon ses désirs de les voir publiés, avec parfois l’indication du recueil où ils allaient être placés, Fortunes ou Etat de veille.

Ce choix laisse en attente vingt poèmes marqués d’une croix simple et restés en attente de publication, qui constituent l’anthologie présentée dans cette Étoile de Mer, la vingtième publiée depuis 1996. Il nous est, à Marie-Claire Dumas et à moi, apparu que le seul choix possible était celui de Desnos lui-même.

Pour suivre jusqu’à aujourd’hui le destin posthume de ces « poèmes forcés » – la formule est de Desnos -, il faut bien constater que toute recherche sur le sort des manuscrits primitifs de 1936, comme de leur reprise en 1940, était restée vaine jusqu’en 2020.

À l’occasion de cette récente mise au jour des quatre cahiers, un pas a été franchi pour comprendre comment ils avaient quitté la rue Mazarine. En effet, si l’on se reporte à l’édition en 1949 du volume n°16 des Poètes d’aujourd’hui, aux éditions Pierre Seghers, consacré à Robert Desnos, l’on est frappé du fait que la présentation du poète par Pierre Berger est suivie d’un choix de textes établi par lui, précédé d’ « Inédits » qui semblent venir d’une autre main.

L’explication se trouve en partie dans Les Lettres françaises avec un article de Pierre Seghers, qui fait savoir qu’il a acquis ces Cahiers et bien d’autres documents auprès de Youki au printemps 1949.

 

Peut-être verra-t-on enfin surgir, à l’occasion d’une vente, certains cahiers du premier jet de 1936 restés jusqu’à présent inaccessibles ? Et pourra-t-on ainsi mieux comprendre pourquoi Desnos a interrompu à la date du 18 juin 1936 sa relecture de 1940, n’égrenant ensuite que quelques poèmes datés de 1937 et 1938 ?

 

Je suis particulièrement heureux que L’Étoile de mer ait accepté de publier cette anthologie de vingt poèmes désignés par Desnos à notre attention et restés inédits jusqu’à aujourd’hui.

 

Jacques Letertre

Président de la société des Hôtels Littéraires