Proust et la société – Entretien avec Jean-Yves Tadié. 

 

Professeur émérite de Littérature à l’université Paris-Sorbonne (Paris IV), Jean-Yves Tadié est un éminent spécialiste et biographe de Marcel Proust auquel il a consacré de nombreux ouvrages ainsi que l’édition de La Recherche pour la Bibliothèque de la Pléiade. Il vient de publier Proust et la société aux Éditions Gallimard.

 

Photographe © Laurent Méliz. Droits réservés

 

 

HL – Vous publiez Proust et la société, aux Éditions Gallimard, deux ans après un recueil de textes intitulé Marcel Proust. Croquis d’une épopée qui rassemblait dix ans de critique proustienne et a été couronné du prix Céleste Albaret 2020. Que souhaitez-vous ajouter avec ce nouveau livre ?

JYT – J’avais abordé des sujets très divers dans Croquis d’une épopée – Baudelaire et Lionel Hauser, un prince monégasque et une mystérieuse voisine du boulevard Haussmann, des promenades et des découvertes -, alors qu’ici j’ai souhaité parler du monde social de Proust et de sa vision de la société. J’ai conçu mon plan en m’appuyant sur les relations sociales telles que Proust les connaissait ou les réinventait à sa manière : la sociologie, la géographie, la psychologie, l’histoire.

Dans mes ouvrages précédents, je m’étais soucié de biographie, de forme ou de psychanalyse, étudiant les circonstances, la musique, la peinture ou les jardins. Ici, c’est un sujet neuf que je n’avais encore jamais abordé de cette manière.

 

 

HL – Dites-vous en substance que Proust a écrit la Comédie humaine du XXe siècle comme Balzac a écrit la Comédie humaine du XIXe siècle ?

JYT – J’ai voulu montrer que les très grands romanciers écrivent toujours une Comédie humaine. Il y a Balzac bien sûr mais aussi Proust qui n’est pas seulement le romancier de l’individu, celui qui a créé cinq cents personnages, mais le romancier des classes sociales et des groupes sociaux. Ses personnages sont systématiquement intégrés à des clans, voire des tribus. C’est donc un peu la même chose à des époques différentes. Il est vrai que Balzac traite un problème particulier dans chacun de ses romans, comme les paysans ou la vie politique, ce qui rend son œuvre plus divisée. Elle est aussi beaucoup plus longue – elle doit faire le triple en longueur de celle de Proust. Balzac a une vue immense et il a traité davantage de problèmes sociaux que Proust qui préfère échafauder de grandes structures, applicables à d’autres groupes que ceux dont il parle.

 

HL – Vous vous attardez un chapitre sur les domestiques en tant que personnages littéraires puis en rêvant qu’ils auraient eux-mêmes pu narrer la Recherche :

« Eulalie et Françoise racontent leur Combray ; Françoise persécute la fille de cuisine ; le cocher Lorédan retracerait les errances de Swann, celui des Verdurin, des Cambremer la vie de leurs maîtres. Le personnel du Grand Hôtel de Balbec raconterait la vie au bord de la mer : le liftier, le maître d’hôtel ; les valets de l’hôtel louche de Jupien dans Le Temps retrouvé les orgies pendant la guerre et ceux du prince de Guermantes la matinée finale du roman ».

JYT – En s’intéressant aux domestiques, Proust ne fait que refléter la réalité sociale de son époque. Il y avait un million de domestiques en France en 1900 : c’est un groupe considérable. Même la petite bourgeoisie moyenne avait alors des employés de maison. La famille de Proust employa jusqu’à cinq personnes qui ont servi de modèles à l’écrivain. Il crée dans son roman les figures de Françoise et d’Eulalie. Une cuisinière à Paris prépare des plats délicieux pour le Marquis de Norpois et Françoise, dans un rôle très maternel, entoure le Narrateur jusqu’à la fin de l’œuvre, l’accompagnant de son savoureux langage et de ses interventions dans le récit. Il y a aussi Aimé au Grand Hôtel de Balbec qui se meut en agent de renseignement du Narrateur et part enquêter sur Albertine. Les domestiques jouent toutes sortes de rôles – ce n’est pas nouveau, le théâtre les utilisait déjà beaucoup, souvent comme confidents. Ils sont issus de milieux populaires et Proust peut noter à loisir leurs tours de phrase et le parler du terroir. Il ne connaît pas les milieux ouvriers et ne procède pas à des enquêtes. Il recueille ce qu’il a sous la main dans sa vie personnelle et les employés d’hôtels sont des sources importantes, comme Olivier Dabescat au Ritz.

 

HL – Dans la partie traitant de la géographie, vous évoquez les hôtels fréquentés par Proust, avec lesquels il entretient une relation faite à la fois de méfiance et de fascination.

JYT – Parmi les hôtels de Proust, il faut distinguer ceux dans lesquels il part en vacances et ceux qu’il fréquente à Paris. Ces grands hôtels du XXe siècle sont fascinants pour l’écrivain car c’est un véritable monde, une société en abrégé où aristocrates et bourgeois se retrouvent mêlés avec le personnel de l’établissement et les touristes étrangers. C’est un lieu idéal pour un observateur comme Proust, avec ses clivages sociaux et ses différentes manières de vivre. Pendant la guerre, Proust se rend au Ritz pour assister aux réactions des clients de l’hôtel.

  Dans ce registre, il faut encore compter les maisons de passe, un thème littéraire récurent du XIXe siècle avec Zola et Maupassant. On le trouve dans Du côté de chez Swann puis avec les descriptions des maisons pour femmes et des maisons pour hommes, jusqu’aux scènes du Temps retrouvé avec Jupien et Charlus.

  Proust s’intéresse aussi à la solitude de la chambre inconnue. C’est un thème sociologique important qu’on rencontre dans les Jeunes filles et Le côté de Guermantes, mais aussi dans Du côté de chez Swann avec l’angoisse du héros dans sa chambre les premiers soirs et la scène du baiser qui est le grand thème de Combray. La chambre est inquiétante puis rassurante et il ne voudra finalement pas la quitter.

 

HL – Vous consacrez un long chapitre à Paris, avec entre autres une analyse sur ce passage des cris de Paris devenu un véritable morceau classique et une réflexion sur le Paris du Temps retrouvé qui, « grâce à la matinée de la princesse de Guermantes », « récapitule tout, les villes, les campagnes, la mer, l’Orient et l’Occident, Venise : « Ô métamorphose mystique / des espaces fondus en un ! », pourrait-on dire en déformant Baudelaire ».

JYT – Proust est éminemment parisien et son Paris est celui des beaux quartiers. Celui du 8e arrondissement autour de saint Augustin, qui était à l’époque très vivant et peuplé, et le Paris de l’aristocratie, ce Faubourg Saint-Germain immatériel, qui se déplace. On quitte ainsi le 7e arrondissement pour le 16e et le 8e qui en sont des pastiches. C’est le Paris des promenades au Bois de Boulogne, le Paris qui ne travaille pas et cède au rituel des promenades en calèches qui seront peu à peu chassées par l’automobile après la guerre.

  Il existe aussi un Paris misérable, comme dans ce passage frappant de la cour de l’hôtel de Guermantes où Proust évoque « Toute une moitié de l’humanité [qui] pleurait ». Il y a quelques mentions de rues dans l’est parisien mais pas beaucoup. L’ensemble est très concentré, Proust ne cherchant pas à donner une vision globale de Paris avec tous ses quartiers. Ainsi, Auteuil est fusionné pour moitié avec Illiers pour former Combray.

  Le morceau central du roman est ce passage des cris de Paris où les vendeurs ambulants semblent tous se rassembler sous les fenêtres du Narrateur. C’est un morceau littéraire qui remonte au Moyen-Âge. Au XVIe siècle, on connaît l’œuvre musicale de Clément Janequin et au XVIIIe, le Tableau de Paris de Sébastien Mercier. Proust envoyait le concierge de l’immeuble chez qui il habitait noter les cris qu’il entendait dans les rues. On a d’ailleurs récemment retrouvé les manuscrits de ces notes dans les archives de Bernard de Fallois. Il y en avait beaucoup plus que ceux que Proust a choisi de publier. Il ne retient que huit « cris » mais c’est sa description qui donne cette impression d’encyclopédie. Il ne se borne pas à les noter mais il leur donne un sens artistique et musical ou bien psychologique, comme ce moment où l’évocation de l’arrivée prochaine des maquereaux fait frémir le Narrateur.

 

 

  Quant au Paris du Temps retrouvé, il ne faut pas oublier que pendant la guerre, c’est la première fois dans l’histoire qu’une ville subit un bombardement aérien. Proust est sensible aux nouveautés et à cette impression de fin du monde. Cela devient le Jugement dernier de ses personnages, au même titre que la matinée dans l’hôtel de Guermantes.

 

HL – Vous évoquez longuement les églises et l’un des rares actes militant de Proust qui prit leur défense dans un article. On connaît sa passion pour Ruskin et les cathédrales, dont l’architecture structure son œuvre.  

 JYT – Oui, c’est un thème capital. Certes, Proust n’est pas croyant malgré son baptême et son éducation chrétienne mais l’église récapitule pour lui tous les milieux sociaux. Il partage avec Michelet cette idée d’un peuple qui n’est pas dressé contre les élites, qui englobe toutes les couches sociales et qu’on lit sur les vitraux et les sculptures extérieures. Une synthèse du peuple qu’on retrouve dans Saint-André-des-Champs, une église imaginaire de campagne, inspirée d’après les grandes cathédrales qu’il adorait, en lisant Ruskin et en traduisant la Bible d’Amiens. Elle est une cathédrale miniature avec le thème du Français de Saint-André-des-Champs, qui est aussi bien Saint-Loup que Françoise, Théodore ou le garçon de ferme.

   L’œuvre de Proust est bâtie comme une cathédrale. Elle est à la fois une structure et un développement continu, à l’exemple de Notre-Dame de Paris, construite sur plusieurs siècles et passée d’une cathédrale romane au pur style gothique flamboyant. Proust est conscient que la structure de son roman a changé au fil du temps mais qu’il reste sacré et un. Il a une religion laïque de l’art et la cathédrale est le symbole de son œuvre, comme un temps chronologique qui juxtapose des styles différents – poétique, tragique, pittoresque -, unifié dans les phrases de Proust et des moments très différents de ton sur des sujets.

  Il a un sens sacré et religieux très important. En 1904, il écrit un article sur la mort des cathédrales pour protester contre l’idée de désaffecter les églises et les cathédrales qu’il voit comme un scandale. Pour lui, sans culte on ne peut pas croire et ces espaces perdraient tout leur sens. La lecture de la recherche du temps perdu est aussi perçue comme une cérémonie sacrée.

 

HL – Pourriez-vous évoquer les aspects de l’argent et de la finance et le rôle central de Lionel Hauser, son cousin et conseiller financier qui le sauve de la ruine ?

JYT – J’ai écrit deux chapitres un peu plus biographiques sur les rapports de Proust avec l’argent et la bourse. Proust était riche, non pas d’une fortune énorme mais il avait largement de quoi vivre et il était très joueur. Il jouait au Casino à Cabourg et à la bourse à Paris, de façon très sérieuse mais en se renseignant auprès de trop de gens. Il trouvait les noms des titres boursiers pittoresques, amusants ou poétiques, et ses achats se terminaient le plus souvent par des désastres. Il achetait ses actions à terme, ce qui signifie qu’on doit en régler le solde en cas de perte et il a perdu ainsi les deux tiers de sa fortune avant la guerre. Heureusement, il n’avait pas souscrit ces emprunts russes qui ont ruiné la bourgeoisie française et il réussit à vendre ses titres de mines russes à temps. Lionel Hauser était le financier de la famille pour la banque Rothschild et, catastrophé par la situation de Proust, il eut le talent de liquider à perte et d’investir dans des valeurs sûres en proposant de lui verser une rente.

  Mais Proust ne peut pas s’empêcher de lui mentir et il trouve le moyen d’acheter en sous-main ailleurs ; il connaît alors un creux terrible et il dépense beaucoup d’argent. Il joue aussi, espérant gagner pour répondre aux demandes pressantes d’Alfred Agostinelli et du jeune homme suivant, Henri Rochat, ancien serveur du Ritz devenu son secrétaire. Grâce au financier Horace Finaly, un ami d’enfance, il lui trouvera une situation au Brésil, le plus loin possible pour qu’il ne revienne pas.

  Nous allons bientôt publier aux Éditions Gallimard, grâce à Jacques Letertre, la correspondance de Proust avec Finaly. Il fut une figure importante de son époque, influent au moment du Cartel des Gauches en 1924 puis conseiller de Léon Blum sous le Front populaire. C’est sa villa de Trouville, les Frémonts, qui servit de modèle à Proust pour décrire la villa des Verdurin, la Raspelière.

 

 

Marcel Proust (1871-1922), À l’ombre des jeunes filles en fleurs, Paris, éditions de la  Nouvelle Revue française, 1920. 

 

HL – Proust insiste sur les Figures de la modernité, et serait même, comme Baudelaire, un « Peintre de la vie moderne », soucieux des artistes précurseurs, des automobiles et de l’aviation.  

JYT – Proust n’est pas un homme du passé, il est soucieux de toutes les formes de la vie moderne, pas seulement pour les décrire mais en leur donnant un rôle romanesque. Il a vécu le passage de l’éclairage au pétrole puis au gaz et à l’électricité, qui sont des révolutions extraordinaires quand on les vit ! Il intègre l’avion dans son roman comme cette scène où il aperçoit un point avec Albertine dans le ciel, et il est ensuite bouleversé par la mort d’Agostinelli et le bombardement de Paris.

  L’automobile joue aussi un grand rôle avec la découverte des paysages grâce à la vitesse. Proust prend souvent la voiture pour faire des excursions autour de Cabourg. À Paris, il allait volontiers en taxi qui avait progressivement remplacé les fiacres.

  Il est un « Peintre de la vie moderne », comme Baudelaire qui lui a sans doute appris à voir cela. Proust parle volontiers de la modernité des artistes novateurs et il n’évoque jamais les conservateurs, sauf Bergotte à la fin de sa vie. Il aime le peintre Elstir et le musicien Vinteuil, qui sont des créateurs originaux, novateurs pour l’éternité. Tout comme lui finalement.

  En conclusion, je crois que Proust construit de longues phrases car ses propos englobent beaucoup d’éléments de la réalité et peuvent cacher de multiples sens. La phrase proustienne énonce un élément apparence, une réalité au-delà de laquelle il s’efforce d’aller. Il aimait cette formule : « Je sens un allons plus loin ». Et en effet, ses personnages sont aussi nombreux que tous les niveaux de sens du monde qu’il voulait décrire.

 

Propos recueillis par Hélène Montjean