“Pour marquer le 100e anniversaire de la mort de Marcel Proust, le Bulletin d’informations proustiennes propose en 2022 un numéro double exceptionnel, réunissant une vingtaine d’articles. Quatre grands collectionneurs évoquent leur passion proustienne. Du côté des inédits, on découvre notamment une douzaine de dessins de Proust tracés dans sa correspondance avec Reynaldo Hahn, correspondance dont le biographe du musicien retrace l’histoire éditoriale mouvementée.”

 

Parution le 6 octobre 2022, souscription exclusive sur le site des amis de Proust :
https://boutique.amisdeproust.fr/fr/livres/175-souscription-au-bulletin-d-informations-proustiennes-n52.html

 


   Le Bulletin d’informations proustiennes (BIP), revue placée sous la direction de Nathalie Mauriac Dyer, fait le point chaque année sur le travail entrepris par l’équipe Proust de l’Institut des textes et manuscrits modernes (CNRS/ENS) dans les domaines de la genèse, de l’édition et de l’interprétation de l’œuvre de Marcel Proust. Depuis une quinzaine d’années, la revue présente régulièrement des inédits. La seconde partie du Bulletin d’informations proustiennes est consacrée aux Notes de lecture et à la chronique détaillée des Ventes, manifestations et publications proustiennes de l’année.


 

Voici dans son intégralité l’article écrit par Jacques Letertre et intitulé “Itinéraire d’une bibliothèque proustienne” :

 

   “Prénommer sa fille Oriane, baptiser son premier hôtel littéraire du nom de Swann puis, à partir de cet établissement inaugural proustien, transformer notre groupe en ce qu’il est convenu d’appeler une « entreprise à mission » sont autant d’aveux.

   La première fois que j’ai lu À la recherche du temps perdu, c’était en livre de poche, la vénérable Pléiade de Ferré et Clarac que possédait mon père me paraissant alors trop fragile pour supporter sans dommage mes enthousiasmes d’adolescent. Comme pour tant d’autres, ce fut une révélation, un de ces chocs dont on ne se remet jamais. Proust m’apparut comme le seul écrivain capable de raconter et de faire vivre des sentiments si divers et si confus qu’ils me paraissaient jusque-là indescriptibles ; la force de cette écriture qui restitue un foisonnement d’émotions, ces descriptions quasi chirurgicales des états d’âme du narrateur, la richesse des situations et des personnages, et l’humour, toujours présent, qui, côtoyant des moments de grande tension, fait passer le lecteur du rire à l’émotion… Proust le magicien a créé une œuvre qui paraît inépuisable, puisqu’à chaque relecture on y découvre des passages inconnus, suscitant des émotions nouvelles, lesquelles varient avec l’âge et, comme nombre de lecteurs, j’ai passionnément aimé vieillir avec le narrateur.

   La fascination pour cette œuvre, ces personnages et leur univers, ne m’a jamais quitté et, presque douze ans après cette découverte, j’ai acquis l’édition originale de Du côté de chez Swann parue en 1913. Bien que non relié, l’exemplaire était en parfait état, n’ayant sans doute jamais été lu. La  « faute à Grasset 1 » était bien là, comme les pages de publicité imposées par l’éditeur : l’aventure de la bibliophilie proustienne pouvait commencer.

 

 

Cette première acquisition eut un amusant prolongement quand, bien des années plus tard, je fis l’acquisition de l’un des deux cents exemplaires invendus de l’édition originale de Du côté de chez Swann, rachetés en 1917 par la NRF. L’anecdote est cocasse et le jeune éditeur déjà roué. En effet, la maison de la rue Madame imprima de nouvelles couvertures à son nom et, remplaçant la couverture originelle, transforma le premier volet de la Recherche, malencontreusement rejeté par André Gide quelque temps plus tôt, en pur produit Gallimard. Pour que le crime fût parfait, on retira les publicités et l’adresse de Grasset sur la page de titre fut recouverte d’un papillon à l’adresse de la NRF. Ainsi, alors que les seuls exemplaires de la seconde édition étaient censés avoir été rachetés par la NRF, cet exemplaire, par sa date et par la « faute à Grasset » visible par transparence, prouve qu’il n’en fut rien.

 

1. On appelle couramment « faute à Grasset » la faute d’impression sur le nom de Grasset qui figure sur les services de presse et les tout premiers exemplaires imprimés de Du côté de chez Swann : la barre typographique «|» s’est glissée entre le «E» et le «T» de «Grasset» en bas de la page de titre. Cette coquille fut corrigée très rapidement en cours de tirage.  (Ndlr.)

   Après le Swann de 1913, l’étape suivante fut, très logiquement, la quête d’un des exemplaires réimposés de la Recherche. Ces exemplaires numérotés (au nombre de 108 à 130) ont été imprimés dans un format spécial, dit in-quarto tellière, plus grand que celui des exemplaires ordinaires, et tirés sur un papier de choix, un vergé Lafuma Navarre. Surcroît de raffinement, certains sont nominatifs, c’est-à-dire que le nom du souscripteur est imprimé sous la justification. À l’exemple de bien des amateurs en herbe, j’ai d’abord tenté de les réunir un à un : cette chasse (vaine) m’avait déjà pris plusieurs années quand j’eus l’occasion d’acquérir, en une fois, la collection complète des treize volumes.

   Non seulement l’exemplaire appartenait à la série des réimposés, mais il avait été imprimé pour Maurice Heine, qui les avait lus au fur et à mesure de leur sortie. La personnalité de ce premier lecteur réunissait, à mes yeux, toutes les séductions : non seulement Maurice Heine était un prodigieux érudit aux goûts très éclectiques, mais, homme politique engagé, il avait été l’un des créateurs du PCF au congrès de Tours et, surtout, écrivain lui-même, il fut le premier «découvreur» du marquis de Sade. Ses travaux sur l’auteur de Justine ont fait date. Enfin, ajoutant au plaisir de cette acquisition, j’observais que le collaborateur de la NRF avait obtenu pour chacun de ses volumes le numéro 89, en référence à la Révolution française qu’il vénérait. La bibliothèque prenait forme…

 

   Mal aimé parmi les livres de Marcel Proust, Les Plaisirs et les Jours, publiés en 1896 par Calmann Lévy, méritent mieux que leur réputation et une manière de dédain des amateurs. Dédain injuste, mais ancien : en effet, la rareté relative du recueil aujourd’hui ne doit pas faire oublier qu’au moment où Proust reçut le prix Goncourt, soit vingt-trois ans après sa parution, un quart seulement des exemplaires avaient été vendus dont beaucoup furent achetés par Proust lui-même !

   Le tirage dit « de tête » des Plaisirs et les Jours est limité à vingt exemplaires sur papier du Japon, agrémentés d’une aquarelle originale de Madeleine Lemaire : de cette poignée d’exemplaires, j’ai eu la chance de trouver le numéro 2.

   Car, je l’avoue, j’ai le goût – certains disent la manie – de ces tirages de tête des éditions originales et je me désole de constater que, désormais, de nombreux éditeurs rechignent à maintenir cette tradition. Afin de vaincre leurs réticences, nous avons été amenés à précommander un tirage numéroté sur grand papier, réservé à la Société des Hôtels littéraires, des trois dernières éditions originales de l’œuvre de Marcel Proust : Le Mystérieux Correspondant aux éditions de Fallois en 2019, Souvenirs de lecture de la mère de Proust en 2020, également chez Fallois, et Les Soixante-quinze Feuillets chez Gallimard en 2021. J’ajoute que, afin de maintenir une autre tradition qui m’est chère, celle de la reliure, le numéro 1 de chacun de ces trois livres a été confié à un relieur de talent soit, respectivement, à Nobuko Kyiomiha, Nathalie Berjon et Alain Koren.

   Ayant réuni l’ensemble des livres de Marcel Proust dans de belles éditions et sur grand papier, mes recherches se sont alors naturellement orientées vers les correspondances et documents permettant d’éclairer divers aspects de l’œuvre, de sa genèse, de sa postérité, ou des épisodes méconnus de la vie du romancier, d’où une quête nouvelle pour les lettres et les envois.

   La première lettre que j’ai acquise date de 1917 : adressée à la princesse Soutzo, future Mme Paul Morand, elle dévoile le goût de Proust pour les triangles amoureux. L’empressement qu’il manifeste auprès de sa correspondante est redoutable – je découvrirai plus tard qu’il procédera de même avec Jeanne Pouquet – et il est rendu plus délicieux encore par l’emploi du subjonctif : «Je voudrais bien que Morand fût là… »

   La seconde lettre date d’avril 1913 et s’adresse à son ami Jean-Louis Vaudoyer, celui-là même qui l’accompagnera en mai 1921 au musée du Jeu de Paume pour une ultime visite au « petit pan de mur jaune » de Vermeer et où il eut un malaise. Dans cette longue lettre, Proust décrit avec précision les multiples corrections qu’il impose à l’imprimeur : « Il ne reste pas une ligne sur 20 du texte définitif, constate- t-il : C’est rayé, corrigé dans toutes les parties blanches que je peux trouver, et je colle des papiers en haut, en bas, à droite, à gauche, etc. » On ne saurait mieux décrire les incessantes et multiples modifications qu’apporta Proust aux nombreuses épreuves d’imprimerie. Les fameux « placards » intégrés dans l’édition de luxe d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs témoignent de cette réécriture acharnée.

   La troisième acquisition importante fut un recueil de vingt lettres adressées par Proust à Gaston Arman de Caillavet et à son épouse Jeanne Pouquet (l’un des modèles de Gilberte), regroupées pour leur fille Simone, la future épouse d’André Maurois et le modèle de Mlle de Saint-Loup. C’est par fascination pour cette dernière, dont je possédais une photo prise en 1922 la montrant vêtue d’une robe de Lelong, que j’ai acquis cet ensemble. Toutes les lettres de Proust antérieures aux fiançailles de Gaston et de Jeanne ont été détruites par cette dernière. Seules demeurent les lettres écrites de 1907 à 1917. Souvent émouvantes, celles-ci racontent, elles aussi, le goût du triangle amoureux ; Proust évoque à plusieurs reprises l’« amour sans espoir» qu’il éprouve pour Jeanne, sentiment qu’il reporte ensuite sur sa progéniture, « car me voici amoureux de votre fille ». Mais il lui dévoile aussi ses projets de publication et rapporte ses indignations, comme il évoque ses amitiés… Après la mort de Gaston de Caillavet, Proust lui confiera son « deuil inconsolable ».

   Il y eut, enfin, une lettre à Louis d’Albufera du 27 mars 1908. Proust y donne des avis boursiers montrant combien il était ignorant en matière financière : «Notre pauvre Rio Tinto n’est guère brillant j’ai bien envie de le bazarder quand il sera revenu au cours où je l’ai acheté», confesse-t-il. (On sait combien de tels raisonnements sont souvent à l’origine de grandes ruines.) Il ajoute, montrant une manière de «phobie administrative» : «J’ai presque envie d’acheter de ces manchons Hella de Rochette! Mais c’est trop embêtant d’écrire pour donner des ordres de bourse» … Puis il demande à rencontrer le jeune télégraphiste pour, justifie-t-il, «le voir dans l’exercice de ses fonctions. …Peut être le tien ne l’est plus…mais peut-être a-t-il des amis. »

   Au plaisir de la traque s’ajoute le bonheur sans mélange de se pencher sur ces lettres d’une écriture ample et soignée, parfois difficile à déchiffrer, recouvrant d’ordinaire l’ensemble de la feuille, alternant des textes horizontaux et verticaux au point qu’il faille souvent les tourner en tous sens pour les lire de bout en bout.

   Un jour, cependant, la possession de lettres déjà publiées ne suffit plus : tel un chasseur de trésors, l’amateur se prend à rêver d’écrits inédits, de lettres qui infirmeraient ce que l’on tenait pour acquis ou qui contiendraient un secret propre à satisfaire la joie égoïste du collectionneur. À ce stade, la maladie bibliophilique est incurable et l’addiction définitive.

   La première de ces pépites est une lettre adressée par Proust en 1920 à Jean Bordas, en appui de sa demande de la Légion d’honneur qui devait être transmise par la mairie de Paris. Soucieux de s’y présenter sous son meilleur jour, l’écrivain énumère l’ensemble de ses adresses parisiennes, fait valoir ses amitiés prestigieuses (Guiche, Réjane, Barrès, Flers, Léon Daudet, Léon Blum), de même que les états de service de son père et de son frère ; il indique ses diplômes et le fait qu’il a été «engagé conditionnel au 76e à Orléans en 1889». Il ajoute enfin qu’il n’a jamais ni directement ni indirectement participé à des bénéfices de guerre et précise qu’il a obtenu «au mois de décembre dernier le prix Goncourt». Sa signature est suivie de la liste complète de ses prénoms : « Valentin, Louis, Georges, Eugène, Marcel. »

   L’étape suivante fut l’acquisition de l’un des cinquante exemplaires sur papier bible d’À l’ombre des jeunes filles en fleurs. Cette édition de grand luxe, tirée sur un papier très fin et réimposée au format in-quarto avec d’amples marges, sous portfolio décoré au pochoir, fut à l’époque un échec commercial, en dépit de la campagne de promotion orchestrée par Proust lui-même. La particularité de cette édition tenait à l’insertion, dans chaque exemplaire, de deux « placards » ou « planches », c’est-à-dire de feuilles de grand format sur lesquelles Mlle Rallet, la dactylographe de la NRF qui était provisoirement au service de Marcel Proust, avait collé les pages annotées des épreuves et les ajouts autographes inscrits sur des feuillets épars. Chaque placard forme un tableautin de dentelle de papier, une marqueterie, où se mêlent les innombrables ajouts et repentirs de l’écrivain. Ces feuilles me faisaient rêver depuis de nombreuses années.

   Ceux que j’eus la joie d’acquérir, insérés dans l’exemplaire no XVIII, numérotés 30 et 31, marquent des évolutions essentielles dans la Recherche, puisque l’on y trouve, entre autres, des changements de noms : Fleurus devient Charlus, Montargis devient Saint-Loup et on passe de Bricquebec à Balbec. Ils reposent sur le texte envoyé par Proust en octobre 1917. Le placard no 30 évoque les relations tumultueuses de Saint-Loup et de sa maîtresse, rapporte des allusions salaces de Bloch sur le narrateur et Mme Swann – «Tu n’as pas dû t’embêter avec elle» – et parle du royalisme de Françoise. Le placard 31 porte sur Saint-Loup et Charlus avec de nombreuses variantes par rapport au texte définitif.

   Ces deux pièces m’ont paru si importantes pour appréhender les évolutions de l’œuvre que j’ai souhaité les rendre accessibles à tous à travers l’édition de fac-similés et en prêtant les originaux à des expositions.

   De même, pour faciliter le travail des chercheurs ou satisfaire la curiosité des amateurs, j’ai constitué plusieurs fonds composés de photographies, de lettres et de notes sur des personnages clés pour la compréhension de la Recherche, tels que Laure Hayman, Céleste Albaret ou Lionel Hauser. C’est dans ces archives que Laure Hillerin a puisé une partie des éléments de sa remarquable biographie de Céleste Albaret. Quant aux photographies, elles ont fait l’objet de prêts au musée du Temps retrouvé à Cabourg, au musée Carnavalet ou à la librairie Fontaine Haussmann.

   Dernière acquisition, propre à satisfaire l’appétit du chasseur de trésors évoqué plus haut, un ensemble de seize lettres de Marcel Proust et de huit lettres de son frère Robert, toutes adressées entre la fin de l’année 1920 et le printemps 1922 à Horace Finaly, directeur général de la Banque de Paris et des Pays-Bas et ancien condisciple de l’écrivain à Condorcet. Jusqu’alors inconnues, ces lettres apportent un éclairage nouveau sur les dernières années de la vie de Proust : on y apprend notamment comment Henri Rochat fut le modèle de la Prisonnière et l’une des sources d’Albertine, comment il fut expédié, à la demande de Proust et par Finaly lui-même, à Recife au Brésil dans une succursale de la banque. On y découvre le voyage en Angleterre de Proust et Finaly, leurs vacances à Ostende, le rôle du banquier ami comme conseiller boursier, voire comme conseil juridique, ou encore le merveilleux sens proustien de l’autodérision qui pousse l’écrivain à forger le néologisme « proustique » pour qualifier ses raisonnements emberlificotés – le tout dans une ambiance baignée d’affection et d’estime réciproque entre les deux anciens condisciples. On y découvre enfin une Céleste Albaret plus autoritaire et moins soumise que l’image si patiemment façonnée par elle-même durant les cinquante années qui séparèrent la mort de Marcel de la sienne.

   Deux photographies de Condorcet y ont été jointes, montrant un jeune Proust rêveur et un Finaly les mains dans les poches, l’air déjà déterminé.

   Cette évolution de ma collection a correspondu à la transformation de notre groupe hôtelier en « entreprise à mission », avec comme objectif de faire vivre et de promouvoir des œuvres littéraires. Désormais, l’essentiel de nos manuscrits sont accessibles aux chercheurs, quand ils ne seront pas prêtés à des expositions.

   Enfin, convaincu en cela par le très persuasif avocat qu’a su être Jean-Yves Tadié, les documents inédits auront vocation non plus à rester dans le secret de ma bibliothèque, mais à être publiés. Ainsi, les lettres de Proust à Horace Finaly paraîtront dans un proche avenir chez Gallimard, comme ont été publiés il y a peu des inédits de Robert Desnos – les «lettres à Denise» et les «vingt poèmes de 1936». Le bonheur de la découverte de cent vingt poèmes inédits de Robert Desnos m’a en effet amené, deux ans plus tard, à éditer vingt d’entre eux, le reste étant à paraître en 2023.

   Ainsi, en quelques années, la vocation de ma bibliothèque a changé : abandonnant le collectionneur solitaire que j’étais, je souhaite désormais partager le bonheur de mes découvertes. Tout comme le fonds Proust né avec mon premier hôtel littéraire, Le Swann, chacune des sections de ma bibliothèque, consacrée à Gustave Flaubert, Marcel Aymé, Alexandre Vialatte, Arthur Rimbaud ou Jules Verne, sera désormais ouverte à tous.

Jacques Letertre