“Sand & Flaubert, une certaine allégresse” – Entretien avec Thierry Clermont

 

   Écrivain et journaliste pour Le Figaro Littéraire, Thierry Clermont est membre du jury du prix Alexandre Vialatte et co-éditeur des Poèmes de minuit de Robert Desnos, publiés en 2022 aux Éditions Seghers, grâce aux manuscrits inédits découverts par Jacques Letertre, président de la Société des Hotels Littéraires.

   Ce “dandy des Lettres à l’âme intuitive” (Lucien d’Azay) publie un florilège de la correspondance entre George Sand et Gustave Flaubert.

 

 

 

 

 

HL – Quand avez-vous découvert les œuvres de Flaubert et de Sand ? Certains de leurs livres ont-ils été importants pour vous dans votre jeunesse et au cours de votre formation littéraire ?

 TC – Les deux ont été découverts au lycée. Madame Bovary m’avait à l’époque ennuyé, dans un premier temps. Mes affinités me portaient plutôt vers L’Éducation sentimentale et le personnage fascinant de Frédéric Moreau auquel je m’étais identifié. Puis un peu plus tard viendra la découverte émerveillée de Salammbô, puis de son superbe récit breton, Par les champs et par les grèves. Et enfin, de Bouvard et Pécuchet, qui reste mon préféré.

   Quant à George Sand, ma connaissance de son œuvre, comme celle des lycéens, se limitait à ses œuvres champêtres et « scolaires » : La Mare au diable, François le Champi. Je les avais lus sans grand enthousiasme. Il y a une douzaine d’années, j’ai acheté chez un bouquiniste un des volumes à couverture jaune de sa volumineuse correspondance publiée chez Classiques Garnier. Le tome XXIII, qui couvre les années 1872 à 1874. Et c’est là, que j’ai découvert ses échanges avec Flaubert, et la curieuse et sincère amitié qui les liait. Dans la foulée, j’ai lu les magnifiques Histoire de ma vie et Lettres d’un voyageur. 

 

 

 

HL – Comment vous est venue l’idée de travailler à ce nouveau livre ? Et comment l’indispensable choix des lettres parmi l’immense corpus connu pour cette correspondance Sand/Flaubert a-t-il été effectué ?

 

  TC – C’était il y a un peu plus d’un an. Au cours d’une discussion avec Lidia Breda, directrice de la collection « Petite Bibliothèque » chez Rivages, et pour laquelle j’avais déjà préfacé quelques ouvrages, dont un Chateaubriand et les Pensées de Joubert, nous cherchions une correspondance d’écrivains à rééditer. Après quelques suggestions écartées, je lui ai proposé les échanges épistolaires entre Sand et Flaubert, que j’avais découverts intégralement cinq ou six ans auparavant. Lidia Breda était circonspecte, bien qu’elle ait auparavant édité les lettres de Flaubert à Louise Colet. Mais j’ai finalement réussi à la convaincre. En revenant à la charge à plusieurs reprises. Ce livre, ce florilège, j’en rêvais, j’y tenais. Il a donc fallu faire un choix parmi les quelque 400 lettres disponibles, et les ramener à une centaine.

   Une sélection d’autant plus difficile qu’elles sont toutes intéressantes, à plus d’un titre. Ont donc été écartées celles qui relevaient plutôt de l’anecdote, où qui se faisaient l’écho de « potins » littéraires ou éditoriaux, ou de considérations politiques et sociales d’un autre temps, difficilement compréhensibles pour le lecteur d’aujourd’hui. Et puisque cette correspondance est placée sous le signe de l’amitié et de la sincérité, je me suis porté naturellement sur celles que j’ai jugées les plus touchantes, les plus complices, ou révélatrices de leur personnalité à l’envergure impressionnante.

 

Lettre de George Sand à Gustave Flaubert. Nohant, 21 décembre 1868.
Elle lui fait part de son grand regret de n’avoir pu l’inciter à venir les voir à Nohant et sa tendre gronderie révèle une fois de plus leurs conceptions opposées de l’art et la littérature. 

 

HL – Dans ce célèbre dialogue entre les deux écrivains, il est autant question d’amitié que de littérature ; comment définiriez-vous cette relation à distance, faite de tendresse, d’estime mutuelle et de franchise, qui commence peu après la publication de Salammbô (1862) et se poursuit jusqu’à la mort de Sand en 1876 ?

TC- Quelle étrange relation, que celle-là, puisque tout sur le papier les opposait : conception de la littérature, regard sur la vie politique, style, vie sociale, âge (elle est de 17 ans son aînée)… Et puis, une manière d’alchimie s’est opérée entre ces deux monstres sacrés, solide, sincère, détonante. Chacun intrigant l’autre, cherchant au début leurs marques, avec prudence. Prudence et distance vite oubliées. Cette amitié profonde, on pourrait la qualifier de fraternelle, de complice, et surtout de libre, de décomplexée. En un mot : de flamboyante, car tout y brille, pétille, crépite.

 

 

HL – On parle beaucoup des divergences entre les deux écrivains – leurs idées sur la politique, l’art, la littérature ; leur vision de l’homme -, mais peu de ce qui les rapproche concrètement : une vie dédiée à la littérature, retirée à la campagne (Croisset/Nohant) mais pourvue de fréquents passages à Paris, de nombreux amis communs et un intérêt certain pour le théâtre ; leur amour du Beau et du Vrai, la passion qu’ils mettent en toutes choses et cette grande générosité qui les rend si proches et si attachants. Qu’en pensez-vous ?

TC – Je crois que ces deux-là, en se tendant au gré de leurs lettres, des miroirs fidèles et non déformés, d’une part s’admiraient et se complétaient. Vous avez raison, plus de chose les rapprochaient que ne les éloignaient.  On peut penser qu’ils en ont même été surpris. Tout cela était dépassé par ce fort sentiment fraternel, qu’on appelle l’amitié, l’amitié libre, généreuse et pleine, détachée des contraintes et des pièges de l’amour-passion ou de l’amour filial, sans pacte ni serment. Oui certainement, leur goût commun pour le théâtre et la vie à la campagne les a rapprochés. Sand l’avait visité plusieurs fois à Croisset, et Flaubert le solitaire, l’homme-plume, aimait à la visiter à Nohant, où elle vivait en famille.

 

HL – Quel regard portent-ils l’un sur l’autre et que s’apportent-ils mutuellement ?

TC – Des regards de confiance, de complicité, complicité teintée d’humour, de fantaisie et de dérision aussi. L’un comme l’autre se « lâchent » de temps à autre, sans arrière-pensée. Et certaines missives sont proches du défouloir. 

Ce qui fait également la force et la singularité de cette relation, c’est qu’ils n’attendent rien de l’autre, sinon une certaine écoute, voire quelques conseils. À ce titre, George Sand ne s’en prive pas, quitte à sermonner ici ou là celui qu’elle appelait « mon Cruchard adoré » ou le « troubadour enragé ». Et parfois même de le consoler. N’oublions pas que grâce à ces précieux et impérieux conseils, Flaubert a écrit un chef-d’œuvre de simplicité et de limpidité, sous son influence : Un cœur simple, après avoir été ému par la lecture de Marianne, un des tout derniers romans de Georges Sand.

 

 

 

HL – Considèrent-ils tous deux ces lettres comme une œuvre littéraire, capable de compléter, voire de couronner la leur ? Et nous, pouvons-nous la considérer comme telle ?

TC – Je le pense. Je suis même persuadé qu’ils savaient très bien que la postérité s’occuperaient d’eux également à travers leurs lettres, qui d’ailleurs ont été publiées très tôt après leur mort. Du moins en partie. Leur lecture permet dans le même temps de dévoiler des pans méconnus ou négligés de leurs personnalités, de leurs pensées. Et en les découvrant, le lecteur ne peut qu’éprouver une sympathie naturelle, voire de l’empathie, pour l’un comme pour l’autre. 

C’est bel et bien là un des chefs-d’œuvre de la littérature épistolaire, parfaitement équilibré, où deux cœurs sont mis à nu, avec une certaine pudeur – noble, comme on en voit peu. 

 

Thierry Clermont

 

Propos recueillis par Hélène Montjean