Stendhal, une œuvre romaine
par Hélène Montjean

C’est à Florence, en contemplant les fresques d’une petite chapelle latérale de l’église Santa Croce, qu’en septembre 1811, Stendhal ressentit ce choc esthétique désormais connu sous le nom de « syndrome de Stendhal ». Il avait pourtant déjà donné son cœur à Milan, la ville de toutes les premières fois, découverte comme jeune sous-lieutenant de dragons en 1800 ; il y reçut en même temps la révélation de l’Italie, de l’amour et de la musique.
L’écrivain n’aura de cesse d’y revenir, faisant du théâtre de la Scala le centre de son univers, ébloui par cette vie mondaine brillante et les sublimes opéras de Cimarosa, Mozart et Rossini. Lorsqu’il s’avisa de composer son épitaphe, il écrivit en italien : « Arrigo Beyle, Milanese. Visse, scrisse, amò », c’est-à-dire, « Henri Beyle, Milanais. Il vécut, il écrivait, il aima. »

Sa relation avec Rome est plus complexe. On sait qu’il la visita de nombreuses fois : quelques jours en 1811 ; cinq semaines en 1816-1817, deux mois en 1823-1824 et trois semaines en 1827. Une fois nommé au poste de consul de France à Civitavecchia, il passera les dix années suivantes à courir à Rome le plus souvent possible pour se consoler de l’ennui de sa province.
Deux œuvres de Stendhal portent son nom. Dans « Rome, Naples et Florence », il est surtout question de Milan et de Bologne. Avec ses « Promenades dans Rome », publiées en 1829, l’écrivain dévoile la place que la ville a progressivement conquise dans ses pensées, au fil de ses séjours et des articles écrits pour des revues anglaises ; on la trouve même désignée dans ses notes sous le palindrome d’Amor.
L’ouvrage, complexe et déroutant, est une sorte de guide touristique, celui-là même que Stendhal aurait aimé trouver à son arrivée à Rome. Ce livre tel qu’il le concevait n’existait pas encore ; il décida de l’écrire. L’écrivain se présente au lecteur comme son cicerone, tenant un journal au jour le jour et accompagné par un petit groupe d’amis composé d’aristocrates français ; pendant une vingtaine de mois, ils musardent à Rome au gré de leurs envies.

Or, tout est faux : le récit a été entièrement écrit à Paris et les amis de Stendhal campés dans le livre n’existent pas. Cela importe peu : l’ensemble est un chef-d’œuvre qui égale les plus belles pages de Chateaubriand et les Lettres d’Italie du Président de Brosses. Michel De Jaeghere ne voulut pas d’autre guide dans son superbe Automne romain (Les Belles Lettres, 2018).
De prime abord, ses « Promenades » semblent appartenir au genre du guide classique, avec ses conseils de visites et ses listes de monuments. Mais elles prennent aussi la forme d’un journal fictif, choix qui permet à l’écrivain de prendre mille libertés, distillant des anecdotes, opérant des retours en arrière et des digressions, avec ce ton libre qui fait tout son charme. Il parle d’art et d’histoire avec une érudition impressionnante ; s’intéresse au peuple romain, à ses passions et à ses spectacles. Il revient sans cesse à lui-même, en bon égotiste – un mot réinventé par ses soins pour désigner le fait de parler de soi, tout en étant absolument vrai.
Pour Stendhal, la vie est une chasse au bonheur, au cours de laquelle chacun essaie de trouver son « beau idéal ». Le touriste ne doit pas se soucier de l’opinion des autres ou se montrer soucieux de ne rien négliger ; il finirait par faire semblant de ressentir une émotion qu’il est loin d’éprouver.
L’essentiel est de n’admirer que ce qui vous a fait réellement plaisir, et de croire toujours que le voisin qui admire est payé pour vous tromper. Stendhal, Promenades dans Rome
Le touriste doit devenir lui-même un artiste, un « pèlerin de la beauté » (Michel Crouzet), choisissant chaque jour librement son itinéraire, en fonction de son humeur et des dispositions de son âme, parmi les innombrables richesses artistiques de cette ville-musée.
Il y a deux façons de voir Rome : on peut observer tout ce qu’il y a de curieux dans un quartier, et puis passer à un autre. Ou bien courir chaque matin après le genre de beauté auquel on se trouve sensible en se levant. C’est ce dernier parti que nous prendrons. Stendhal, Promenades dans Rome
Fasciné par la Rome antique, Stendhal livre de très belles pages sur le Colisée et, par une de ces géniales anecdotes dont il a le secret, y campe un Michel-Ange en recherche d’inspiration :
Lorsqu’il travaillait à cette église, Michel-Ange, déjà très vieux, fut trouvé un jour d’hiver, après la chute d’une grande quantité de neige, errant au milieu des ruines du Colysée. Il venait monter son âme au ton qu’il fallait pour pouvoir sentir les beautés et les défauts de son propre dessin de la coupole de Saint-Pierre. Tel est l’empire de la beauté sublime ; un théâtre donne des idées pour une église. Stendhal, Promenades dans Rome

La basilique Saint-Pierre tient une place toute particulière dans les « Promenades » de Stendhal. Là aussi, il conseille de prendre garde au vertige des sensations :
Si l’étranger qui entre dans Saint-Pierre entreprend de tout voir, il prend un mal à la tête fou, et bientôt la satiété et la douleur rendent incapable de tout plaisir. Ne vous laissez aller que quelques instants à l’admiration qu’inspire un monument si grand, si beau, si bien tenu, en un mot la plus belle église de la plus belle religion du monde. Stendhal, Promenades dans Rome
Il éprouve une grande admiration pour les majestueuses proportions de la basilique dont il détaille à l’envi les dimensions et invite son lecteur à la contemplation. Un soir, il faillit se laisser enfermer dans Saint-Pierre pour mieux goûter ses beautés nocturnes.
En levant les yeux, quand on est près de l’autel, on aperçoit la grande coupole, et l’être le plus plat peut se faire une idée du génie de Michel- Ange. Pour peu qu’on possède le feu sacré, on est étourdi d’admiration. Je conseille au voyageur de s’asseoir sur un banc de bois et d’appuyer sa tête sur le dossier ; là il pourra se reposer et contempler à loisir le vide immense qui plane au-dessus de sa tête. Stendhal, Promenades dans Rome

L’intérieur l’intéresse ensuite assez peu, et il passe avec quelque mépris devant les statues du Bernin, son mausolée d’Urbain VIII et le célèbre baldaquin – considérant comme sacrilège tout ce bronze ôté au Panthéon. Il s’étend longuement sur deux tombeaux sculptés par Antonio Canova, l’un conçu pour le pape Clément XIII et l’autre pour Jacques III Stuart. Stendhal admirait beaucoup le sculpteur, dont il visita l’atelier romain dès son premier séjour, et qu’il n’hésite pas à placer au niveau de Michel-Ange et de Raphaël. On ne partage pas forcément sa tendresse pour ces formes pures du néoclassicisme mais peut-être aimait-il cette façon de faire revivre l’antique.
Passionné par les jeux d’intrigues et les arcanes du monde politique – il faut lire son dernier roman inachevé, Lucien Leuwen -, Stendhal eut le génie de garnir ses Promenades dans Rome de deux récits circonstanciés d’une des plus grandes spécificités de la ville : les conclaves.
Il relate celui de 1823, qui vit l’exaltation de Léon XII, et celui de 1829, où fut élu son successeur, Pie VIII. Inutile d’ajouter qu’il n’était présent à aucun des deux puisqu’il se trouvait à Paris ; ses pillages dans les journaux de l’époque en font pourtant un superbe reportage à chaud. Son biographe Philippe Berthier souligne l’excitation de Stendhal devant ce spectacle unique au monde, enfin capable de réveiller cette ville somnolente.

Stendhal raconte avec verve ses visites dans les salons romains. On sait qu’il fréquentait les bals et les soirées donnés au palais Colonna, ancienne ambassade de France, et ceux de la Villa Médicis, dont il estimait particulièrement le directeur Horace Vernet – avant qu’il ne soit remplacé par Ingres, dont il ne goûtait pas la peinture. On le voit dîner avec Alexandre Dumas fils, se promener avec Prosper Mérimée et tomber amoureux de la belle Comtesse Cini. Avec son ami, le peintre Abraham Constantin, il rédige les « Idées italiennes sur quelques tableaux célèbres ». Il aime villégiaturer dans la campagne romaine, d’Albano à Tivoli, de Grottaferrata à Castelgandolfo.
Rien n’égale à ses yeux le panorama contemplé depuis le Janicule, qu’il estime être le plus beau balcon de la ville. C’est-là qu’il met en scène, de façon spectaculaire, son entrée en autobiographie dans la Vie de Henri Brulard, avec ce « morceau de bravoure qui tient du cinémascope, un magnifique vol d’oiseau à travers l’espace-temps. » (Philippe Berthier) :
Je me trouvais ce matin, 16 octobre 1832, à San-Pietro, in Montorio, sur le mont Janicule, à Rome. Il faisait un soleil magnifique ; un léger vent de sirocco à peine sensible faisait flotter quelques petits nuages blancs au-dessus du mont Albano ; une chaleur délicieuse régnait dans l’air, j’étais heureux de vivre… Au-dessous du mur contre lequel je m’appuie, sont les grands orangers du verger des Capucins, puis le Tibre et le prieuré de Malte, et un peu après, sur la droite, le tombeau de Cecilia Metella, Saint-Paul et la pyramide de Cestius. En face de moi, je vois Sainte-Marie-Majeure et les longues lignes du palais de Monte-Cavallo. Toute la Rome ancienne et moderne, depuis l’ancienne voie Appienne avec les ruines de ses tombeaux et de ses aqueducs jusqu’au magnifique jardin du Pincio bâti par les Français, se déploie à la vue. Ce lieu est unique au monde, me disais-je en rêvant… Stendhal, Vie de Henri Brulard

On l’aura compris : si Milan possède le cœur de Stendhal, Rome est, quant à elle, fondamentale dans son œuvre. En fouillant dans la bibliothèque du palais Caetani, l’écrivain découvrit une série de manuscrits italiens de la Renaissance, dont il fit ses délicieuses Historiettes romaines connues sous le nom de Chroniques italiennes : ce sera Les Cenci, La Duchesse de Palliano, L’Abbesse de Castro, San Francesco a Ripa… L’un de ces feuillets providentiels, L’Origine de la grandeur de la famille Farnèse, servira de point de départ à La Chartreuse de Parme.

Certes, l’écrivain mit du temps avant de célébrer la primauté de Rome. C’est peut-être qu’en lui, le libéral et le républicain, l’athée, le voltairien et l’anticlérical ne pouvaient admettre que la cité pontificale, soumise au despotisme temporel et spirituel des papes, au régime moral des prêtres, avait si bien sublimé l’Urbs antique et su tirer parti de ses ruines pour créer la Ville éternelle. Mais personne, sans doute, n’a mieux compris que son charme envoûtant tenait à cette symbiose et que la religion chrétienne, avec ses somptueux monuments et les fastes de sa liturgie, était la nouvelle religion du beau et la digne héritière de la Rome antique.
Hélène Montjean


