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Présentée jusqu’au 11 novembre au musée des Impressionnismes de Giverny

À découvrir le temps d’une escapade culturelle en Normandie, sur la route de l’Hôtel Littéraire Gustave Flaubert à Rouen

 

Illustration de l’article : “Dans le verger de L’Etang-la-Ville”, vers 1928

Peinture à la colle sur toile, 129 x 298 cm. Collection particulière, @ tous droits réservés, Photo Anne-Claude Barbier

 

 

“Le cap d’Antibes” vers 1926

Peinture à la colle, pastel et fusain sur papier monté sur toile, 86 x 124 cm

Collection particulière, @ tous droits réservés, photo Anne-Claude Barbier

 

Sous le nom évocateur de “Jardin privé, jardin rêvé”, le musée de Giverny, retrace à travers une vaste rétrospective, l’itinéraire artistique de Ker-Xavier Roussel (1867-1944), et répare ainsi l’injustice par laquelle ce peintre n’avait fait l’objet d’aucune exposition d’envergure depuis celle présentée en 1968, à l’Orangerie des Tuileries. Apparenté d’abord au mouvement nabi, celui qui fut l’ami intime de Bonnard et Vuillard, sut pourtant se frayer, au temps des avant-gardes, un chemin singulier, à la fois novateur et résolument tourné vers le passé, mais marqué d’un bout à l’autre par le désir de célébrer la nature.

 

Réaliste ou idéalisée, apaisée ou sauvage, la nature, dans sa perpétuelle beauté, se révèle toujours sous son pinceau comme une invitation au sacré, un retour au paradis originel, et plus encore, à l’Âge d’Or de l’Antiquité. Lieu d’une réconciliation, elle incarnera aussi dans l’œuvre de Roussel l’espace où se déploie sans entrave le plein élan vital, celui-là même qui commande à la libération des instincts et des pulsions érotiques, et qu’avait célébré peu de temps auparavant, à travers la figure de Dionysos, l’écrivain Friedrich Nietzsche (1844-1900). Son influence sur le peintre est explicitement évoquée dans le parcours de l’exposition.

 

Revisiter les mythes anciens à travers des paysages d’Île-de-France ou du midi, jouer des anachronismes en plaçant côte à côte nymphes lascives et êtres familiers, célébrer l’harmonie retrouvée et la danse cosmique sans cesse recommencée, telles furent à partir de 1898-1899 les principales préoccupations esthétiques de Roussel, tant à travers les grandes commandes publiques, que les formats plus modestes destinés aux particuliers. Souvent comparé à Poussin, Roussel s’inscrit ainsi dans la tradition classique des peintres d’histoire, mais la réinvente à travers une facture nouvelle, marquée par la rapidité de la touche, l’application à suggérer visages et contours sans souci des détails, à préférer la synthèse à l’anecdote, l’ellipse à la précision réaliste, à jouer d’effets néo-impressionnistes pour saisir chaque scène représentée dans sa vivante vibration et restituer le souffle du vent dans les feuillages, l’abandon des corps alanguis, la grâce légère des figures qui s’élancent.

 

 

Mystères bucoliques : des influences nabis à celle de Puvis de Chavannes

 

 

“Le Pêcheur”, vers 1890-1891

Huile sur toile, 22 x 15 cm

Collection particulière, @ tous droits réservés / photo Anne-Claude Barbier

 

D’abord formé à l’école des Beaux-Arts puis à l’Académie Julian, Ker-Xavier Roussel rejoint le groupe des Nabis, fondé fin 1888 autour de Paul Sérusier et de Maurice Denis. Pierre Bonnard et Edouard Vuillard, avec lesquels il partage alors un atelier rue Pigalle, sont aussi de l’aventure. Comme eux, Roussel fait immédiatement sien ce nouveau langage pictural, dont l’esthétique éminemment décorative, repose sur des aplats de couleur vives, sur de puissants contrastes suggérant seuls la profondeur, sur des cadrages inhabituels, donnant l’impression de saisir la scène sur le vif, dans l’éternité d’un instant toujours neuf. Considéré comme un chef-d’œuvre du genre, son “Pêcheur”, exécuté vers 1890-1891 fait presque ici figure de manifeste.

 

 

“La Terrasse”, vers 1892

Huile sur toile, 36 x 75 cm

Paris, musée d’Orsay, RF 19921

@ RMN – Grand-Palais (musée d’Orsay) / Hervé Lewandowski

 

Pourtant, Roussel sait garder son indépendance et demeurant ouvert à d’autres influences, semble parfois établir une distance avec ses propres compositions nabies, à travers les sujets qu’il choisit de traiter. Ainsi dans “Femme et fillette” (huile sur toile, vers 1892, collection particulière), ou encore  “L’éducation du chien” (1893, lithographie en quatre couleurs), prédominent les notions d’admonestation et de retrait, sous le regard presque moqueur du peintre. Sensible au symbolisme de Puvis de Chavannes, admirateur des primitifs italiens, Roussel peuple alors nombreuses de ses toiles de femmes mystérieuses, évoquant les âges de la vie, et rappelant,  dans des paysages apaisés, l’esthétique ancienne des sacra conversazione. Dédaignant les sujets contemporains de la vie quotidienne, ne s’intéressant pas plus au représentations urbaines, Roussel se tourne résolument vers la nature et l’idéal, ainsi dans “La Terrasse” (1893, huile sur toile, musée d’Orsay), exécutée dans le cadre d’un concours pour décorer la mairie de Bagnolet. Le jeune peintre y participe sans être retenu, mais réalisera quelques semaines plus tard en même temps que Bonnard et Vuillard des décors pour le Théâtre de l’Œuvre.

 

Le motif récurrent de la danse et l’influence d’Isadora Duncan

 

“Eurydice mordue par un serpent”, vers 1913

Huile sur toile, 113 x 161 cm,

Collection particulière, @ tous droits réservés, photos Patrice schmidit

 

De cette période nabie, Roussel conservera d’ailleurs le goût des grandes entreprises décoratives et restera longtemps célèbre par la suite pour ses réalisations monumentales dans de prestigieux bâtiments publics : ainsi le rideau du Théâtre des Champs-Elysées en 1912 et la décoration exécutée en 1937 pour le Théâtre de Chaillot. Tandis que Vuillard et Bonnard se verront respectivement confier la représentation de la comédie et de la pastorale, c’est à Roussel que reviendra celle de la danse. Cette commande n’est pas le fruit du hasard, mais vient couronner le cheminement esthétique du peintre, fasciné par cette discipline, et sa représentation en peinture comme indice d’un retour possible à l’Âge d’Or. Datée de 1900, une photographie de Roussel par Vuillard le fait ainsi apparaître dansant nu dans son atelier, un genou fléchi et des cymbales à la main, devant un bas-relief antique.

 

Attentif aux Ballets Russes, et à la gestuelle innovante de Nijinsky, Roussel est surtout influencé par les recherches de la danseuse américaine Isadora Duncan (1877-1927), qu’il rencontre à Paris avant la guerre, et avec laquelle il partage la même fascination pour la culture antique. Son tableau “Eurydice mordue par un serpent” (vers 1913, huile sur toile) semble en effet faire écho aux travaux de la chorégraphe sur la tragédie grecque. Il rappelle à son tour la capacité du chœur à traduire la totalité cosmique, le rythme éternel de la vie et de la mort, par-delà la dimension anecdotique des seules destinées individuelles. Sans qu’on y prenne véritablement garde, celle dont rien ne peut laisser deviner la blessure mortelle, s’écarte ainsi subrepticement du groupe harmonieux de danseuses, qui poursuivent impassibles la ronde indifférente des jours.

 

Tout brûle dans l’heure fauve

 

“L’après-midi d’un faune, vers 1930”

Peinture à la colle sur toile, 200 x 320 cm

Beauvais, MUSO, musée de l’Oise, 825

@ RMN – Grand Palais, Adrien Didierjean 

 

Dès 1910, Apollinaire remarque ses œuvres au Salon des Indépendants et rapporte peu après dans l’Intransigeant : “Roussel et Bonnard, peintres tendres et spirituels qui séduisent M. Octave Mirbeau sans doute pour la même raison qui fait se promener gardes municipaux avec de toutes petites femmes bien mignonnes.” Le plus souvent cependant, la critique reste à son égard tiède ou indifférente, et parallèlement aux commandes publiques qu’il reçoit, c’est auprès de riches particuliers que Roussel parvient à se faire un nom.

 

Considérée comme l’une des pièces maîtresses de l’exposition, “L’après-midi d’un faune” était ainsi destinée à décorer au cap Ferrat la maison du célèbre baryton Jean Perrier. Celui-ci avait été en 1902 le premier interprète de Pelléas, dans “Pelléas et Mélisande” de Claude Debussy, auteur aussi de “Prélude à l’après-midi d’un faune”, inspiré  du poème de Stéphane Mallarmé. Dans l’interprétation picturale qu’en donne ici Roussel, prédominent aux “bords siciliens d’un calme marécage” l’exaltation du désir et l’élan vitaliste qui lui étaient si chers, car “inerte, tout brûle dans l’heure fauve”. À travers le voyeurisme, et l’affolement des sens qu’il suggère, la référence au poème est manifeste, et ce sont alors les vers de Mallarmé qui prennent chair sous nos yeux, par le truchement du tableau :

“Mon œil, trouant le joncs, dardait chaque encolure

Immortelle, qui noie en l’onde sa brûlure

Avec un cri de rage au ciel de la forêt.”

 

Solveig Conrad-Boucher

 

 

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