Prix Littéraire

 

 

DISCOURS POUR LA REMISE DU PRIX 2019 DE L’ACADEMIE DES LITTERATURES 1900-1950

à Alexis BUFFET et Maurizio SERRA,

le 28 septembre 2019 à l’Hôtel Littéraire Le Swann

 

 

Mesdames, Messieurs, Chers amis,

C’est avec un grand plaisir que nous vous recevons aujourd’hui pour la remise du prix 2019 de l’Académie des littératures 1900-1950. Une remise de prix qui, comme l’année dernière, se fait dans l’Hôtel Littéraire Le Swann grâce à Monsieur Jacques Letertre, auquel nous exprimons notre profonde gratitude.

Le comité de l’Académie a décerné, pour cette année, deux prix : l’un à Monsieur Alexis Buffet pour son essai Imaginaires de l’Amérique. Les écrivains français et les Etats-Unis dans l’entre-deux-guerres ; et l’autre à l’écrivain et diplomate Monsieur Maurizio Serra pour sa biographie D’Annunzio le Magnifique.

Ce sont des livres qui, même s’ils ont des contenus totalement différents, permettent de comprendre que la littérature peut être à la fois un lien déterminant dans le pays d’où elle vient, pour que celui-ci puisse prendre conscience de son identité, et, en même temps, un passeur entre divers pays issus d’une histoire, d’une civilisation et d’une culture qui n’ont pas toujours les mêmes ressemblances.

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Nous allons commencer par le livre d’Alexis Buffet.

Un ouvrage qui relève d’une thèse que celui-ci a rédigée sous la direction du Professeur Jean- Pierre Martin à l’Université Lumière Lyon 2, et qui, publié dans la collection RITM des Presses universitaires de Paris Nanterre — une collection dirigée par le Professeur Myriam Boucharenc, et dont le titre signifie Recherche Interdisciplinaires sur les Textes Modernes —, s’attache, comme son sous-titre l’indique, à expliquer les rapports unissant les écrivains français aux Etats-Unis, et plus particulièrement entre les années 1920 et 1930.

Dès le début du XXe siècle, bien sûr, certains écrivains français ont commencé à s’intéresser à l’Amérique – une Amérique qu’ils n’avaient jamais connue, mais qu’ils percevaient à travers des écrivains comme Ralph Waldo Emerson, Henry David Thoreau, Walt Whitman ou Herman Melville, issus du XIXe siècle, et qui étaient en quelque sorte les premiers pionniers d’une littérature réellement américaine.

Mais ces écrivains étaient assez peu connus en France, tout comme ceux relevant du monde contemporain, et ce n’est qu’après la Première Guerre mondiale que le milieu intellectuel français a pu vraiment s’allier aux Etats-Unis et à son milieu littéraire.

L’essai d’Alexis Buffet évoque plusieurs facteurs dans ce croisement.

Tout d’abord, le fait que les Etats-Unis, après leur engagement, en 1917, dans la guerre, apportèrent des éléments culturels totalement différents de ceux du Vieux Continent. Du côté de la musique, il y avait le ragtime et surtout le jazz. Du côté du cinéma, de nombreux films où l’on découvrait, par exemple, des westerns, des comédies musicales, mais aussi Chaplin, qui était souvent apprécié dans le milieu littéraire français — Hollywood étant en train de devenir le lieu majeur des entreprises de production cinématographique et où l’essentiel des projections réalisées dans les salles des cinémas européens venait, évidemment, des studios américains.

Ensuite, parce que plusieurs écrivains et artistes américains arrivèrent à Paris à partir du début des années 1920. Il y eut l’actrice Pearl White, qui s’installa à Paris en 1923. Mais aussi des écrivains comme Ernest Hemingway, John Dos Passos, Kay Boyle, Djuna Barnes, John Glassco, Scott Fitzgerald ou encore Gertrud Stein : des écrivains expatriés, faisant partie de ce que l’on appelait alors The Lost Generation, et qui se retrouvaient régulièrement soit dans la librairie Shakespeare and Company, créée par Sylvia Beach en 1919, soit dans celle d’Adrienne Monnier, nommée La Maison des amis — et où venaient également des écrivains français comme Valery Larbaud, André Gide, Paul Valéry et d’autres.

Sans compter, bien sûr, le photographe Man Ray qui arriva en France en 1921 et fut très proche du mouvement dada et des surréalistes. Ou encore la femme de lettres Natalie Clifford Barney, qui réunissait régulièrement dans son Temple de l’Amitié, 20 rue Jacob, de nombreux écrivains américains, britanniques et français.

C’est alors que l’art et la littérature des Etats-Unis commencèrent à s’intégrer en France. A partir des années 1920, de nombreuses œuvres littéraires américaines furent traduites en français. On peut évoquer la première traduction de Civil Desobedience de Thoreau qui se fit en 1921 par Léon Balzagette, et celle de Walden en 1922 par Louis Fabulet ; mais aussi Moby Dick qui fut traduit en 1928 ; The Great Gatsby en 1926 ; ou encore le recueil de nouvelles Cinquante mille dollars d’Hemingway, dans les éditions Gallimard, en 1928.

Du coup, on commença à s’intéresser à la civilisation américaine, à sa technicité, à son capitalisme, à sa mixité, au puritanisme de sa société… Ce que montre très bien une enquête faite dans le journal Le Figaro, à travers plusieurs numéros qui furent publiés entre les mois de novembre et de décembre 1930, et dont voici la présentation :

 

Le Figaro, mercredi 19 novembre 1930 (1)

 

Parmi les personnalités qui ont répondu à ce questionnaire — quinze personnes en réalité —, il y avait le comte de Saint-Aulaire, historien et hommes de lettres, et qui avait été l’ambassadeur de France au Royaume-Uni, mais surtout des historiens, des critiques ou des écrivains, dont certains venaient de l’Académie Française (2). Et quand on lit leur réponse, on s’aperçoit combien la relation du milieu intellectuel français concernant les Etats-Unis fut assez complexe dans cette période.

(1) Le raid transatlantique est celui des aviateurs Costes et Bellonte qui quittèrent Le Bourget le 1er septembre 1930 et atterrirent à New York le 3 septembre.
(2) Dans Le Figaro du 19 novembre 1930 : Monsieur Baudrillard, recteur de l’Institut catholique, Marcel Prévost et J-H Rosny le Jeune ; dans celui du 23 novembre : Louis Bertand, Georges Lecomte, le Baron Ernest Sellières et Camille Mauclair ; dans celui du 26 novembre : Jacques-Emile Blanche et Henri Massis ; dans celui du 30 novembre 1930 : Georges Goyau, René Puaux, Lucien Dupech ; et dans celui du 3 décembre : comte de Saint- Aulaire, Gaston Rageot, Jean Cassou.

Une relation que révèle très clairement l’ouvrage d’Alexis Buffet, montrant que si l’Amérique a clairement envahi la France, et l’Europe en général, à partir des Années folles, il est certain que les liens entre les écrivains français et les Etats-Unis ont souvent été assez enchevêtrés et ambigus, s’évoluant tantôt dans une fascination pour celle-ci, tantôt dans une réservation un peu entremêlée, et tantôt dans un refus d’une société ayant des valeurs totalement différentes de celle de la France – certains écrivains français se percevant, parfois, plus proches de ceux de la Lost Generation ; qui, de la même façon, voyaient, également, une Amérique bouleversée par les mutations sociales et morales.

En fait, ce que permet de comprendre l’ouvrage d’Alexis Buffet, c’est que les Etats-Unis ont été un élément essentiel dans la culture de la France dans l’entre-deux-guerres — tout comme, d’ailleurs, la révolution russe —, mais que chaque écrivain a eu son idée et son imagination face à elle, parce que chaque écrivain, comme chaque artiste, même s’il se lie toujours à la situation de son époque, et à ses événements, reste toujours fidèle à sa propre liberté.

C’est donc avec un grand plaisir que l’Académie des littératures 1900-1950, son bureau et ses membres vous décernent, cher Alexis Buffet, son prix 2019.

Anne Struve-Debeaux

 

 

DISCOURS POUR LA REMISE DU PRIX 2019 DE L’ACADEMIE DES LITTERATURES 1900-1950 A MAURIZIO SERRA

Venons-en, maintenant, au livre de l’écrivain et diplomate Maurizio Serra, D’Annunzio le Magnifique.

Il s’agit d’une biographie qui parut chez les éditions Grasset en 2018, et qui, à l’évidence, est un ouvrage essentiel pour comprendre cet homme de lettres italien, qui, dans notre époque, en tout cas en France, même si son nom est totalement connu, n’est pas forcément une figure que l’on appréhende véritablement — ni dans son existence ni dans son œuvre.

D’Annunzio, durant sa vie, fut, sans aucun doute, une personne dont la renommée fut éminente — en Italie, bien sûr, mais aussi dans d’autres pays, et plus particulièrement en France, où on le considérait souvent comme le plus grand écrivain italien contemporain : tout d’abord parce que ses premières œuvres furent rapidement traduites par Georges Hérelle (3) ; et ensuite parce que D’Annunzio s’installa dans notre pays durant cinq ans, entre mars 1910 et mai 1915, et qu’il se lia dans nos milieux mondain et littéraire. De nombreux écrivains, artistes et mécènes le rencontrèrent, comme Maurice Barrès, Ida Rubinstein, Jean Cocteau, Claude Debussy, Pierre Loti ou encore le comte Robert de Montesquiou ; mais aussi des politiciens comme Aristide Briand ou Léon Blum, ou des militaires comme le général Gallieni…

En fait, la France fut, en quelque sorte, pour D’Annunzio, comme une seconde patrie – en tout cas, durant un certain temps. Et comme le dit l’ouvrage de Maurizio Serra, si quelques écrivains français ne l’aimaient pas forcément — comme André Gide, par exemple —, il fut, pour d’autres une sorte d’inspiration et d’influence.

Il faut dire que D’Annunzio avait une personnalité très particulière — oscillant souvent dans des pôles assez divergents. Du côté de ses relations avec la société, il aimait s’intégrer dans le monde des élites à travers des fêtes, des salons, des réunions, être apprécié par les autres, les séduire, mais en même temps il pouvait aussi préférer la solitude à travers des lieux cachés ou isolés. Du côté des femmes — et il en a eu beaucoup ! —, il pouvait les aimer avec une grande ardeur puis, dès que l’ennui commençait à s’installer, ou qu’il avait trouvé une autre femme, il s’en éloignait, ne se souvenant pour ainsi plus de ce qui, il y a peu de temps, le consumait.

En fait, son caractère était en quelque sorte un peu double, avec des envies qui, parfois, étaient un peu incompatibles. Il pouvait s’adapter tantôt aux situations du monde où il vivait tantôt à son indépendance et à sa liberté, être grave et sérieux, voire parfois austère ou s’allier à son intuition ou à l’impulsion qui venait en lui. Etre mobile ou fixe, rapide ou lent, joyeux ou mélancolique.

Mais ce que l’on voit, malgré tout, dans l’existence de D’Annunzio, telle que l’ouvrage de Maurizio Serra la décrit, c’est que cet écrivain, finalement, a toujours été très proche de son époque, se liant toujours, en réalité, à celle-ci et à ses évènements.

(3) Tantôt dans des journaux, tantôt dans des revue, tantôt dans les éditions Calmann-Lévy

Dans le domaine de la technologie, il s’intéressa beaucoup aux innovations modernes. Il se passionna pour l’automobile, pour l’aviation, mais aussi pour le cinéma, où il s’engagea même, pendant quelque temps, dans une maison de production — et où, lui aussi, aimait Chaplin. Un Chaplin qu’il ne voyait d’ailleurs pas seulement dans des films, je crois, mais parfois dans des réunions d’amis, et qui, d’une certaine manière, lui ressemblait un peu : tous deux ayant une nature à la fois géniale, marginale, conquérante, intuitive, un certain mélange entre générosité et hostilité, et, en même temps, une véritable connexion avec les affaires publiques et politiques de leur temps.

Car outre le domaine relevant de la technologie, il est évident que le domaine politique fut aussi l’une des passions les plus primordiales de D’Annunzio — celui-ci étant à la fois un écrivain et un homme engagé ; un peu comme Chateaubriand, ou Lamartine, ou Victor Hugo ou Barrès, quoique, d’une manière totalement différente, parce que, même s’il n’hésitait pas à évoquer ses idées à travers des textes issus de son écriture, ou à être un représentant des causes qu’il soutenait, il pouvait aussi s’affronter militairement pour celles-ci — ce qui, dans le milieu littéraire, est évidemment assez rare. D’où son enrôlement en tant qu’aviateur dans l’action de l’armée italienne, durant la Première Guerre mondiale, pour la propagande aérienne ; ou son implication dans la conquête de Fiume en tant que commandant entre 1919 et 1920.

Mais si l’ouvrage de Maurizio Serra permet de comprendre très clairement l’existence de D’Annunzio à travers son tempérament et tout ce qu’il a vécu, il décrit aussi d’autres choses.

C’est ainsi que l’on y voit les sociabilités des milieux littéraire et artistique de cette période, avec leur cosmopolitisme et les influences interculturelles qui s’y trouvaient. Ou encore la situation historique de l’Italie entre la Belle Epoque et l’entre-deux-guerres — avec le Risorgimento, l’irrédentisme, l’implication de ce pays dans la Triple Entente, et enfin l’arrivée du régime fasciste après la prise de pouvoir de Mussolini — un régime dont d’Annunzio s’est peu à peu écarté, plaidant régulièrement pour que l’Italie ne s’associe ni à Hitler et ni au nazisme.

Et puis, bien sûr — et cela est évidemment essentiel — l’ensemble de l’œuvre de D’Annunzio.

Une œuvre qui s’est toujours intégrée dans l’existence de celui-ci, s’imprégnant dans sa subjectivité et dans tout ce qu’il a connu — à travers ses relations amoureuses, ses intérêts pour le monde moderne, son engagement pour l’Italie, ou sa passion pour la nature — car D’Annunzio a toujours aimé la nature, avec son ciel, son soleil, sa mer, ses fleuves et sa verdure…

Le Livre secret édité en 1935, qui est une autobiographie, en est un exemple. Mais, en réalité, tous les textes rédigés par D’Annunzio se sont toujours accordés à sa vie. Tous sont des évocations de son expérience personnelle, qu’il livre au lecteur, montrant toujours un morceau de son existence. Ce qui fait que même si ces ouvrages relèvent tantôt de la poésie, tantôt du roman, tantôt d’une pièce de théâtre ou d’autre chose, tous peuvent être considérés, d’une certaine façon, comme issus d’une autobiographie.

Une autobiographie qui, en même temps, s’encadre aussi dans un homme qui, en même temps, est un esthète, et qui, tout en évoquant son existence à la fois privée et publique, se détache également de celle-ci pour s’allier à un autre monde — un monde s’harmonisant à travers un langage tantôt ardent, tantôt mélancolique, tantôt trouble, mais la plupart du temps toujours brillant et sublime, et qui, finalement, s’engrange dans l’ensemble de la conscience des hommes.

Et c’est pourquoi, même si D’Annunzio a parfois eu une existence un peu étrange, voire extravagante, il faut d’abord le voir aussi comme un véritable artiste — un artiste qui s’est toujours lié à son imagination et à sa sensibilité, et qui, à coup sûr, fut un très grand écrivain.

Cher Maurizio Serra, l’Académie des littératures 1900-1950 est très honorée et heureuse de vous attribuer ce prix pour votre ouvrage D’Annunzio le Magnifique — un essai qui nous a permis de beaucoup mieux appréhender ce poète, cet homme politique et ce guerrier , et de comprendre aussi que cet écrivain, même s’il a souvent été mis dans l’oubli, doit, à l’évidence, renaître.

Anne Struve-Debeaux