En ce moment on lit...

 

 

 

 

« Cette année qui vient, je la regarde en chien de fusil. Ce sera elle ou moi. »

Le ton est rapidement donné dans ce second tome du Journal de Matthieu Galey, qui court de 1974 à sa mort prématurée en 1986. Il s’y montre plus que jamais un observateur intéressé par le spectacle de la vie culturelle de son époque et de ses contemporains. Mais il se sait condamné par la sclérose latérale amyotrophique qui le ronge, une maladie qu’il affronte avec un grand courage et un certain détachement.

 

Jean-Louis Curtis avait le premier souligné le caractère proustien de l’entreprise de Mathieu Galey, dont le Journal lui apparaît comme « un morceau de temps retrouvé ».

Galey croque les personnalités qu’il croise en faisant référence à des personnages de Proust ; ainsi à propos d’Erik Orsenna, il évoque « son rire silencieux, la bouche ouverte, enjoué comme celui de Madame Verdurin » ou définit Madame Gallimard, comme « mi-Verdurin, mi mère-poule ».

 

Une anecdote à propos de Patrick Modiano lui permet de nous livrer une réflexion poétique sur le rapport entre le romancier et ses personnages : « Modiano, paraît-il est devenu le cavalier servant de Mme X. Étonnant et merveilleux, comme si Proust se mettait en ménage avec Oriane de Guermantes. Mais un romancier peut-il « vivre » avec un de ses personnages ? Le choc du réel doit tuer l’imaginaire. Ou pire : se confondre avec lui, comme le peintre de la légende chinoise (reprise par Yourcenar) qui entre dans son tableau et disparaît en barque à l’horizon. »

 

En 1984, il court au cinéma regarder le film Un amour de Swann qu’il éreinte aussitôt en quelques lignes : « Sidéré de comparer cette aimable misère avec les louanges que j’en ai lues. Personne, absolument personne, ne correspond aux créatures de Proust, sauf Swann, peut-être. Encore ressemble-t-il davantage à Navarre, dont il a les attitudes accablées, le désespoir à fleur de moustache. Quant à Delon, pas mauvais dans son rôle, ce n’est pas Charlus qu’il interprète mais Montesquiou, le modèle : méfaits de l’exégèse. Proust en aurait eu trois crises d’asthme. Sans doute serait-il mort avant, du reste, assassiné par la vulgarité d’Oriane et de Basin, les rondeurs appétissantes de Marie-Christine Barrault en Mme Verdurin, sortie de je ne sais quel Maupassant, et l’ahurissante apparence d’Odette, si peu botticellienne dans sa perversité pour magazines polissons. »

 

Quand il apprend sa maladie et sa mort prochaine, la coïncidence de son état avec celui de Swann le frappe d’autant plus que son père lit alors la Recherche dont il savoure la veine comique « tout en déplorant que Proust ne l’exploite pas suffisamment. Mais une Recherche drôle, traitée en farce, aurait-elle impressionné les pisse-froid que nous sommes ? Cela dit, Proust, quand il lisait une page de lui, pouffait de rire à chaque fois. A mesure qu’il avance dans sa lecture, [mon père] en fait le récit à ma mère, comme une aventure qu’il vivrait au jour le jour. Comment reconnaître la grande littérature : on peut aussi en tirer un feuilleton.

De fil en Oriane, nous en venons à parler de Swann et de la scène où il dit qu’il sera mort dans six mois. « Oui, remarque mon père, ça ne se fait pas ! » Je me le tiendrai pour dit. Pour interdit. »

Entre ces moments terribles où il évoque ses souffrances et le silence qu’il choisit de garder pour épargner ses proches, Matthieu Galey s’attarde à raconter d’amusantes anecdotes : « Cocasserie. Le nouveau chroniqueur gastronomique de l’Express est tombé malade au bout d’un mois : hépatite virale. Au régime, tournant de l’œil devant la moindre sauce, dans le coma au premier verre, le voilà contraint de déguster par papilles interposées, décrivant comme il peut ce qu’un autre goûte, tandis qu’il se nourrit de carottes et de patates à l’eau. Marcel Aymé en aurait tiré une nouvelle. »

Il chronique les moments importants qui ponctuent la vie littéraire et artistique de son temps et ne manque pas de flèches acérées destinées aux différents prix littéraires et à leurs choix parfois curieux. Il nous redonne ainsi la liste impressionnante des « oubliés » du prix décerné par l’Académie Goncourt : « Il est vrai que les premiers jurés, choisis par Edmond de Goncourt, n’étaient pas des génies, et leur honnêteté n’a pas donné de meilleurs résultats. Eux et leurs successeurs immédiats ont raté en vingt ans (et non ignoré, car ils eurent des voix éparses) Apollinaire, Giraudoux, Fournier, Larbaud, Charles-Louis Philippe, Suarès, Colette, Benda, Mac Orlan, Chardonne, Montherlant, Jouve, Jouhandeau. »

 

Côté lecture, il se délecte du Journal de l’abbé Mugnier qui « fréquente les modèles de la Recherche au naturel » et se trouve des points communs avec « son double en soutane » quand celui-ci déclare « J’ai vécu de la vie des autres plus que de la mienne propre. Je suis né parasite… ».

La maladie progresse inexorablement, lui causant de grandes souffrances physiques et un désespoir lucide qu’il raconte avec pudeur et simplicité. Lors d’un dîner chez la duchesse de La Rochefoucauld, chez laquelle il n’avait pas mis les pieds depuis une vingtaine d’années, il a l’impression de vivre son « temps retrouvé » en retrouvant les « vieux copains » si changés.

 

Au cours de sa rencontre avec Peter Handke en 1983, celui-ci lui confiait aimer Flaubert parmi tous les écrivains français : « Il me plairait de traduire « Par les champs et par les grèves », un texte inconnu des Allemands… Je vois bien comment il écrit, Flaubert, ses phrases, ses paragraphes. On a tout le temps envie de lui crier : « Monsieur Flaubert, faites une bêtise ! » Ah ! c’était l’époque où l’on croyait que l’écrivain c’était un monsieur derrière une table… J’y croyais aussi. »

Matthieu Galey n’a pas non plus été « l’écrivain derrière une table » mais un auteur de talent qui a su renouveler le genre du Journal en lui donnant une dimension intemporelle et nous rendre sa lecture si précieuse.

Hélène Montjean