Jean-Yves Tadié, professeur émérite à l’université Paris-Sorbonne (Paris IV) et directeur des collections « Folio classique » et « Folio théâtre » chez Gallimard, est un éminent spécialiste et biographe de Marcel Proust auquel il a consacré de nombreux ouvrages ainsi que l’édition de La Recherche pour la Bibliothèque de la Pléiade.

Il est également l’auteur d’un ouvrage sur Jules Verne, l’une de ses passions de jeunesse et il a accepté d’en parler sur ce blogue en vue de la naissance d’un sixième Hôtel Littéraire en 2021 à Biarritz consacré à l’auteur des Voyages extraordinaires.

 

Jules Verne par Nadar en 1875 Crédits : Apic – Getty

 

Pourriez-vous évoquer vos premières rencontres avec les livres de Jules Verne ?

 

 À l’âge de dix ans, j’avais déjà épuisé l’ensemble des titres de la Bibliothèque rose, des Bécassine, tous les livres pour enfants qu’on pouvait lire à l’époque. J’ai alors abordé la Bibliothèque verte des éditions Hachette et je suis tombé sous le charme des romans de Jules Verne. J’ai dévoré l’ensemble de la série entre dix et treize ans, dont certains titres dans les volumes des éditions Hetzel avec leurs merveilleuses gravures.

Pour le centenaire de la mort de Jules Verne en 2005, j’ai relu tous ses livres avec le même plaisir afin d’écrire un essai intitulé « Regarde de tous tes yeux, regarde ! » aux éditions Gallimard, selon les mots du guerrier tartare chargé d’aveugler Michel Strogoff dans le roman du même nom.

J’ai également dévoré son Histoire générale des grands voyages et des grands voyageurs, publié aux éditions Hetzel en 1870. Il s’agit d’un vrai livre d’histoire avec des récits de voyage du Moyen-Âge à nos jours, bénéficiant des mêmes illustrateurs comme Edouard Riou ou Léon Bennett.

 

Verne édité par Hetzel (photo Pierre Brillard)

 

Quels étaient vos titres préférés ?

 Pour commencer, il y a eu bien sûr la trilogie du capitaine Nemo avec Les enfants du Capitaine Grant, Vingt Mille Lieues sous les mers et L’île mystérieuse. Puis Le Tour du monde en quatre-vingt jours qui est une parfaite synthèse du projet de Jules Verne avec le parcours rapide de tous ces pays qui seront revus en détail par la suite dans chaque roman. La Maison à vapeur se déroule en Inde, juste après la révolte des Cipayes et le héros en est un colonel anglais à la recherche de sa femme disparue, en compagnie d’un groupe de voyageurs et de ce fameux éléphant à vapeur capable de tirer deux wagons et formant un train d’un genre nouveau. Les aventures sont nombreuses et l’évocation de cette guerre civile indienne et de l’atroce répression qui suivit s’avère passionnante.

Le Rayon vert est un récit poétique que j’aime particulièrement. Mathias Sandorf, écrit en hommage au Comte de Monte-Cristo d’Alexandre Dumas auquel il est dédié, se révèle un très beau roman. Je citerai encore Le Testament d’un excentrique, l’histoire d’un millionnaire qui lègue sa fortune à qui triomphera d’un jeu de son invention : les Etats-Unis sont transformés en un vaste jeu de l’oie, ce qui en fait une sorte de roman de l’Oulipo à la Georges Perec. Il ne faut jamais oublier que Jules Verne possède un grand sens du jeu et du comique.

 

 

Je ne pourrai manquer d’ajouter Michel Strogoff, cet extraordinaire voyage dans une Russie en pleine invasion tartare. Pour l’anecdote, l’ambassadeur de Russie avait fait une démarche à Paris au moment de la sortie du livre pour demander qu’il ne soit pas publié, au motif qu’une telle révolte en Russie semblait chose impossible…

Le Château des Carpathes relate l’intrigante légende d’un fantôme à travers l’histoire d’un homme amoureux d’une grande cantatrice italienne qui meurt lors de son dernier concert, juste avant de se marier. On ne peut que penser à l’immense Maria Callas qui renonça elle aussi à chanter pour épouser un homme riche.

J’allais oublier de citer Le secret de Wilhelm Storitz, l’histoire d’un savant qui pouvait rendre les hommes invisibles en leur faisant absorber le contenu d’une fiole. Ce méchant homme en fit boire par vengeance à la fiancée du héros ; il s’ensuivit un duel entre les deux hommes puis la mort de Wilhelm Storitz, et personne ne savait plus désormais comment inverser le processus. Le roman se termine sur cette histoire d’amour incroyable d’un homme avec une femme invisible. Ce livre est un hommage à Edgar Poe auquel Jules Verne vouait une grande admiration. Tous deux aimaient le fantastique mais ils étaient aussi des scientistes, qui souhaitaient donner une explication rationnelle aux choses. On retrouve chez eux le goût du merveilleux et de la belle histoire. Ils sont tiraillés entre ces deux pôles, comme beaucoup de grands esprits du XIXe siècle. Et n’oublions pas que Jules Verne est aussi un romantique, comme Victor Hugo et Balzac.

 

 

 

Que répondriez-vous à ceux qui prétendent que Jules Verne est exclusivement un auteur pour la jeunesse ?

Jules Verne souffrait beaucoup d’être réduit à cette condition. Hetzel était un grand éditeur pour enfant et lui imposait une sorte de carcan, en lui interdisant d’écrire des scènes d’amour par exemple. Le rêve de Jules Verne était d’entrer à l’Académie française mais cela s’est avéré impossible pour lui. Aujourd’hui pourtant, on trouve de nombreux spécialistes pour étudier son œuvre à l’université. Lui se serait sans doute voulu un écrivain pour adultes ; ses explications scientifiques sont parfois difficiles à lire pour les enfants.

Les cartonnages d’Hetzel sont chers et très recherchés par les collectionneurs. J’ai le bonheur de posséder toute la collection mais il ne s’agit pas forcément des éditions originales : j’ai une préférence pour les dos « au phare » qui sont les plus jolis à regarder et de surcroit hautement symboliques : le phare éclaire le monde, illumine face au néant. D’ailleurs, les éditions originales ne sont pas forcément les plus chères et le catalogue Hetzel des ouvrages de Jules Verne est extrêmement complexe. Il existe des ouvrages entiers de bibliographie qui détaillent ces cartonnages.

Jules Verne a beaucoup tâtonné pour trouver sa voie et il a d’abord commencé à écrire pour le théâtre. Il faisait des pièces comiques et il occupait le poste de secrétaire au théâtre du Châtelet. Il a par la suite monté beaucoup de spectacles et les pièces tirées de ses romans ont eu un énorme succès, comme Cinq semaines en ballon et Le Tour du monde en quatre-vingt jours. À l’époque, on aimait les mises en scène avec du grand spectacle et les impressionnants changements de décor avec des machines.

Jules Verne a même écrit quelques vers, tout comme Balzac à ses débuts, et des pièces de théâtre. Dumas est aussi l’une de ses grandes admirations et il a également trouvé sa voie à un âge avancé. Le XIXe siècle est une époque fascinante en ceci que des grands esprits conçoivent d’immenses projets synthétiques : Balzac veut écrire sa Comédie humaine, Dumas le roman de l’histoire de France, Victor Hugo l’histoire du monde en vers – sa Légende des siècles, et Jules Verne la géographie du monde en écrivant un roman par pays. Il se constituait des dossiers par continents et par pays, avec des coupures de presse et une importante documentation. Son projet était d’écrire un roman de la planète mais il est mort avant d’avoir terminé.

Il ne semble pas s’être beaucoup préoccupé de la France, sauf avec Le chemin de France qui n’est pas un livre très réussi, sans doute parce que c’était un roman historique, genre dans lequel il en s’est pas senti à l’aise. Il a lui même beaucoup voyagé sur ses trois yachts successifs, vers l’Europe du Nord et l’Amérique mais il n’a jamais été jusqu’en Afrique.

 

 

 

Peut-on dire que Jules Verne est un auteur dépassé aujourd’hui ?

 À l’exception du voyage sur la lune raconté dans De la terre à la lune et Autour de la lune, pour le reste, la documentation géographique est sûre. Il raconte les mœurs et les sociétés telles qu’il les voyait. Il écrit un voyage d’aventures avec ses obstacles, ses dangers, ses enlèvements, et il imagine toujours un certain type de héros positif, le plus souvent britannique. Il trouvait que le type parfait du voyageur était anglais. On peut préciser qu’il avait quelque mérite car les relations entre la France et l’Angleterre n’étaient pas bonnes à cette époque qui se situait avant l’Entente cordiale, mais Jules Verne s’est toujours montré très anglophile.

Ses héros montrent un courage à toute épreuve mais ils sont souvent ombrageux et solitaires, comme le capitane Nemo ou le capitaine Hatteras. On trouve aussi les héros négatifs comme le grand criminel Robur le conquérant qui aspire à l’empire mondial.  Ou encore le type du bon savant et même le savant fou, par exemple Wilhelm Storitz.

Ainsi, ce n’est pas très gênant de rencontrer des choses dépassées dans ses livres, il ne fait que rendre compte de l’état de la science à son époque, ce dont il se tenait parfaitement au courant. Et la science se dépasse elle même, contrairement à la littérature.

 

Justement, quelle place Jules Verne occupe-t-il dans la littérature ?

 Il soignait beaucoup son style et travaillait assidûment sur ses épreuves. Il ciselait ses phrases mais pas comme on pourrait le croire, pour chercher des effets poétiques brillants ; il cherchait avant tout la simplicité et le naturel. Il est l’auteur de très belles formules comme celle qu’on trouve dans Michel Strogoff : « Regarde de tous tes yeux, regarde ! ».

Il n’a pas un style neutre non plus, son écriture est simple, efficace et rapide. Il garde de ses années passées au théâtre un grand sens du dialogue et du comique, comme le personnage du valet Passepartout dans le Tour du monde en quatre-vingt jours. Il rend aussi ce comique à travers les nationalités, par exemple l’Allemand qui peut se révéler un peu lourd mais malheureusement aussi l’Africain car on trouve chez lui les traces d’un colonialisme dépassé, surtout dans son premier roman Cinq semaines en ballon.

En revanche en Australie, il est le premier à réprouver le massacre des Aborigènes alors que personne ne le mentionnait à l’époque. Et il prend souvent la défense des opprimés dans ses livres, comme les victimes de l’Empire autrichien, de l’Empire turc, du Tsar et jusqu’en Amérique Latine.

 

 

 

Quelle est la place des femmes dans son œuvre ?

 Les femmes sont surtout un objet d’amour mais elles jouent parfois un très grand rôle comme Mistress Branican.  La femme se trouve parfois l’objet même de la quête ou bien elle est absente, telle un fantôme ou bien invisible. Elle peut accompagner le voyageur comme Nadia dans Michel Strogoff. Jules Verne n’est pas du tout quelqu’un de misogyne. Les scènes d’amour sont limitées car son éditeur Hetzel n’en voulait pas. Mais cela ne gêne pas notre auteur outre mesure car il n’est pas très sentimental. Il a mené joyeuse vie lorsqu’il s’occupait de théâtre et il s’est marié tard, pour s’installer à Amiens tout en conservant des maîtresses à Paris. Je crois que Jules Verne vit surtout en rêve et que ses rêves sont dans ses livres.

On trouve de très belles figures féminines dans Jules Verne comme la mère de Michel Strogoff et sa jeune compagne Nadia, ou encore l’indienne Mrs Aouda dans Le Tour du monde en quatre-vingt jours que Phileas Fogg épousera au retour. Le capitaine Nemo demeure inconsolable du massacre de sa femme et de ses enfants dont il conserve les portraits dans sa cabine.

Dans Le Rayon vert, le héros est un jeune couple très attachant, Miss Campbell et Olivier Sinclair. Dans la plupart des romans du XIXe siècle, les aventurières sont des jeunes femmes faites pour l’amour mais Jules Verne se sent incapable d’écrire ce genre de choses. Dans sa correspondance, il déclare : « Je suis très maladroit à exprimer des sentiments d’amour ». Et dans Les enfants du capitaine Grant, que « les mots du cœur ne [lui] viennent pas ». Ailleurs dans L’île à l’hélice, il ajoute : « La philosophie enseigne que l’unique moyen d’être heureux en mariage, c’est de n’être point marié. »

Dans Le Tour du monde en quatre-vingt jours, un homme monte à la dernière seconde à bord du train en partance : « Lorsque le Mormon eut repris haleine, Passepartout se hasarda à lui demander poliment combien il avait de femmes, à lui tout seul – et à la façon dont il venait de décamper, il lui en supposait une vingtaine au moins.
« Une, monsieur ! répondit le Mormon en levant les bras au ciel, une, et c’était assez ! »

Jules Verne en profite sans doute pour régler ses comptes avec son épouse. Ses plus grands héros sont des célibataires endurcis et même Mrs Branican est veuve. Mais la fin du Rayon vert est très romantique, lorsque le jeune couple échange un baiser au moment où ils allaient enfin apercevoir le rayon car en réalité ils l’avaient vu dans leurs propres yeux.

 

 

 

Il n’est pas si fréquent de vous entendre parler d’autres sujets que Proust, peut-on lui trouver des points communs avec Jules Verne ou leurs deux mondes sont-ils irréconciliables ?

 Ils ont bien sûr des points communs et le plus important est sans aucun doute l’esprit de synthèse. Jules Verne avait l’ambition considérable de faire un roman de la planète et Proust souhaitait écrire un roman de la planète intérieure. L’un explore les espaces inconnus tandis que l’autre cherche le temps perdu. Ils ont tous deux cette même ambition synthétique. Les voyages sont beaucoup plus faciles à effectuer aujourd’hui alors qu’un roman doit tout exprimer, tout dire, tout montrer. Marcel Proust et Jules Verne ont chacun un projet unique au service d’une grande idée. L’un fait le roman du temps et l’autre le roman de l’espace.

Proust connaissait bien les livres de Jules Verne et il avait vu au théâtre Le Tour du monde en quatre-vingt jours. D’ailleurs, il devait certainement se trouver des points communs avec le personnage de Nemo dans Vingt Mille Lieues sous les mers, et notamment le thème du confinement.

Ils ont aussi des différences essentielles : Proust n’est jamais didactique, contrairement à Jules Verne, et surtout il est l’homme d’un seul roman, certes de 3000 pages. Alors que Jules Verne a fort peu de personnages récurrents même s’il s’intéresse à cela dans sa trilogie mais il n’abuse pas de ce procédé : ses romans sont bien des romans séparés.

Si Proust aime à dégager des lois générales, comme Jules Verne, car il hérite de l’esprit scientiste du XIXe siècle, il a surtout le goût de l’image propre alors qu’elle en est absente chez Jules Verne qui ne cherche absolument pas de sens poétique.

Tous deux ont le goût du comique, de la scène drôle et du trait d’esprit et un amour commun du théâtre. Jules Verne excelle dans ses dialogues, tout comme Proust évidemment.

 

 

Faut-il encore lire Jules Verne ?

 De grands écrivains, comme Julien Gracq, n’ont pas caché leur admiration pour Jules Verne. Mais il n’a jamais été inscrit au programme de l’université et se trouve totalement exclu des concours, à l’instar d’écrivains tels que Maurice Leblanc et Gaston Leroux. J’aimerais rappeler que l’imagination est une qualité, car il faut avoir le talent de déployer un monde imaginaire. Si l’on pouvait mesurer la quantité d’imagination, Jules Verne serait sans conteste l’un de nos premiers écrivains.

Gaston Bachelard disait que l’on s’épuisait à montrer comment la littérature ressemblait au monde réel mais jamais comme elle ressemblait au monde imaginaire. N’oublions jamais nos premières lectures d’adolescents. On pourrait les comparer à la voix de haute-contre perpétuée par Philippe Jaroussky dans l’opéra baroque, une voix d’enfant qu’on maintient le plus tard possible. Il ne faudrait jamais éteindre l’imagination chez les enfants.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Propos recueillis par Hélène Montjean