La Société des Hôtels Littéraires vient d’acquérir, par l’entremise de son président et collectionneur, Jacques Letertre, une précieuse lettre de Gustave Flaubert adressée à Charles Baudelaire, écrite à Paris le 19 février 1859.

Elle sera prochainement exposée dans les vitrines de l’Hôtel Littéraire Gustave Flaubert à Rouen.

L’expert et libraire Benoît Forgeot a aimablement accepté de nous présenter ce manuscrit exceptionnel.

 

 

 

 

Précieuse lettre réunissant les deux réprouvés de 1857. 

 

Baudelaire fit tirer à Honfleur cinq ou six exemplaires de placards d’imprimerie intitulés : Le Voyage, poème, suivi de L’Albatros. On n’en connaît avec certitude aujourd’hui que trois exemplaires ; ceux offerts à Maxime Du Camp et à Auguste Poulet-Malassis et celui offert à Gustave Flaubert, retrouvé dans ses papiers à la Bibliothèque municipale de Rouen.

C’est à la suite de cet envoi que Flaubert adresse au poète cette lettre dans laquelle il exprime son enthousiasme.

 

Merci pour votre souvenir, mon cher Baudelaire. J’en ai été à la fois attendri et charmé.

Vos trois pièces m’ont fait énormément rêver. Je les relis de temps à autre. Elles restent sur ma table comme des choses de luxe qu’on aime à regarder. L’albatros me semble un vrai diamant. Quant aux deux autres morceaux, mon papier serait trop court si je me mettais à vous parler de tous les détails qui me ravissent.

Vous me demandez ce que je fais. Je suis attelé à Carthage. C’est un travail de deux ou trois ans pour le moins.

Bouilhet doit venir à Paris dans quelques jours pour son volume de vers qui est sous presse.

Le Théo ne donne pas de ses nouvelles.– La Présidente est toujours charmante, et tous les dimanches, chez elle, je rivalise de stupidité avec Henri Monnier. Voilà.

Les bourgeois craignent la guerre & les omnibus roulent sous ma fenêtre. Quoi de plus encore. Je ne sais rien.

Je vous serre les mains bien affectueusement

Gve Flaubert

 

 

Exacts contemporains – ils sont nés tous deux en 1821 et leur double bicentenaire est célébré ces jours-ci –, les deux écrivains majeurs du milieu du XIXe siècle, “responsables de l’évolution que connut le roman et de la révolution qui eut lieu en poésie” (Claude Pichois) s’étaient rencontrés chez Mme Sabatier, alias La Présidente, avant l’été de 1857.

Ils se soutinrent mutuellement cette année 1857 où ils furent poursuivis par le même procureur Pinard pour outrages aux bonnes mœurs – l’un pour Madame Bovary, l’autre pour Les Fleurs du mal – et ils s’estimèrent.

Baudelaire inscrivit ainsi en 1859, en tête de sa notice sur Théophile Gautier : “A Gustave Flaubert, admiration, amitié et dévouement.”

Sentiment confirmé dans une lettre à Mme Aupick, sa mère : “Ce Gustave Flaubert […] est un de mes bons amis. Dans les journaux nous sommes généralement insultés ensemble.”

 

L’Albatros, ce “diamant” qui a enchanté Flaubert, poème mélancolique, compare le poète à l’oiseau martyrisé par les marins. Une fois capturé,

Ce voyageur ailé, comme il est gauche et veule !

Lui, naguère si beau, qu’il est comique et laid !

 

Pour Baudelaire, le sort malheureux de l’albatros évoque celui du poète que la société maltraite :

Le Poète est semblable au prince des nuées
Qui hante la tempête et se rit de l’archer ;
Exilé sur le sol au milieu des huées,
Ses ailes de géant l’empêchent de marcher.

 

Désenchantement du monde et dégoût du bourgeois trouvèrent très logiquement un écho chez l’ermite de Croisset. Un “diamant” peut-être : un miroir, assurément.

 

Mais toute la lettre renvoie à Baudelaire, de manière directe ou indirecte, même sous couvert de nouvelles sans importance.

Certes, Flaubert est alors “attelé à Carthage” – c’est-à-dire à Salammbô, qui paraîtra trois ans plus tard (“Beaucoup trop de bric-à-brac, mais beaucoup de grandeurs, épiques, historiques, politiques, animales même” jugera Baudelaire), mais son camarade Bouilhet, lui, doit se rendre à Paris “pour son volume de vers qui est sous presse”, c’est-à-dire Festons et Astragales. Le recueil parut chez Achille Bourdilliat, libraire, imprimeur et éditeur, notamment, des futures premières livraisons de la Revue fantaisiste à laquelle Baudelaire collaborera à partir de mai 186.

Flaubert se dit sans nouvelles de Théophile Gautier – le “poète impeccable” auquel Baudelaire avait dédié Les Fleurs du mal et auquel, cette année 1859, il consacre un essai – puis il évoque Mme Sabatier, cette Présidente pour laquelle Baudelaire soupira presque en vain, mais à laquelle Les Fleurs du mal sont en grande partie dédiées.

Tel un portrait chinois, chaque livre ou chaque personnage évoqués par le romancier renvoient au poète – jusqu’au comédien, écrivain et caricaturiste Henri Monnier dont Baudelaire jugeait le talent froid, mais l’invention de Mr Prudhomme “monstrueusement vraie”.

On ne connaît que neuf lettres de Gustave Flaubert adressées à Baudelaire et cinq du poète au romancier, écrites entre le 13 juillet 1857 et 3 février 1862.

 

Benoît Forgeot

 

LIBRAIRIE BENOIT FORGEOT

4 rue de l’Odéon – 75006 Paris
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