Une visite de l’exposition “Boldini, Les plaisirs et les jours” au Petit Palais jusqu’au 24 juillet 2022

https://www.petitpalais.paris.fr/expositions/boldini

 

Si vous n’avez pas déjà parcouru cette magnifique exposition, il vous reste encore un peu de temps pour aller l’admirer au Petit Palais avec son titre proustien évocateur : “Boldini, Les plaisirs et les jours”.

L’artiste italien Giovanni Boldini (1842- 1931), portraitiste virtuose, fut l’une des gloires du Paris de la Belle Époque.

Le dossier de presse de l’exposition ajoute qu’il “est le peintre d’une période foisonnante. À l’instar de Marcel Proust en littérature, il se mêle à la société qu’il peint et livre ainsi un ample témoignage sur ses personnages, ses goûts, ses mœurs et ses plaisirs. »

Et poursuit ainsi : “En 1889, Boldini préside la section italienne de l’Exposition universelle de Paris et y participe avec une douzaine d’œuvres. Il cultive ensuite son succès en choisissant de peindre les personnages de premier plan de son époque. Sous son pinceau naît ainsi une extraordinaire galerie de portraits, qui permet d’admirer les protagonistes de la haute société parisienne, cosmopolite, frivole et décadente, celle-là même que décrit Marcel Proust dans Les Plaisirs et les Jours en 1896 et, plus tard, dans À la recherche du temps perdu.

Cette société se presse dans les soirées parisiennes ou à Versailles, lors de fêtes inspirées du règne de Louis XIV. S’y croisent des écrivains et des dandys comme le comte Robert de Montesquiou et le marquis Boni de Castellane, mais aussi de riches héritières et des aristocrates comme la comtesse Greffulhe, célèbre modèle de Proust pour son personnage de la duchesse de Guermantes. On y rencontre également des artistes, le compositeur Reynaldo Hahn, la danseuse Cléo de Mérode ou encore Madeleine Lemaire, illustratrice et salonnière. Grâce à ses qualités mondaines, Boldini se mêle à cette société fin de siècle, qui porte aux nues le culte de l’individu.

Selon l’esthétique de Proust, « c’est en descendant en profondeur dans une individualité » que l’on peut comprendre l’âme humaine. À l’instar de l’écrivain, c’est l’individu singulier, dont il cherche à saisir l’essence, qui intéresse Boldini dans ses portraits. Ainsi, si la plupart des noms de ses modèles sont oubliés aujourd’hui, ils évoquent ce « temps perdu » cher à Proust, ces « plaisirs » et ces « jours » d’une époque si singulière.”

 

Voici quelques livres et tableaux glanés au hasard de la visite.

Commençons par ce “Crieur de journaux parisien” qui n’est pas sans rappeler l’épisode des “Cris de Paris” de La Prisonnière :

 

Giovanni Boldini, Le Crieur de journaux parisiens”, vers 1880 (Naples, musée de Capodimonte)

“À la romaine, à la romaine !
On ne la vend pas, on la promène.

Pourtant Albertine me consentait le sacrifice de la romaine pourvu que je lui promisse de faire acheter, dans quelques jours, à la marchande qui crie : « J’ai de la belle asperge d’Argenteuil, j’ai de la belle asperge. » Une voix mystérieuse, et de qui l’on eût attendu des propositions plus étranges, insinuait : « Tonneaux, tonneaux. » On était obligé de rester sur la déception qu’il ne fût question que de tonneaux, car ce mot même était presque entièrement couvert par l’appel : « Vitri, vitri-er, carreaux cassés, voilà le vitrier, vitri-er », division grégorienne qui me rappela moins cependant la liturgie que ne fit l’appel du marchand de chiffons, reproduisant sans le savoir une de ces brusques interruptions de sonorité, au milieu d’une prière, qui sont assez fréquentes sur le rituel de l’Église : « Praeceptis salutaribus moniti et divina institutione formati audemus dicere », dit le prêtre en terminant vivement sur « dicere ». Sans irrévérence, comme le peuple pieux du moyen âge, sur le parvis même de l’église, jouait les farces et les soties, c’est à ce « dicere » que fait penser ce marchand de chiffons, quand, après avoir traîné sur les mots, il dit la dernière syllabe avec une brusquerie digne de l’accentuation réglée par le grand pape du viie siècle : « Chiffons, ferrailles à vendre » (tout cela psalmodié avec lenteur ainsi que ces deux syllabes qui suivent, alors que la dernière finit plus vivement que « dicere »), « peaux d’ la-pins. — La Valence, la belle Valence, la fraîche orange. » Les modestes poireaux eux-mêmes : « Voilà d’beaux poireaux », les oignons : « Huit sous mon oignon », déferlaient pour moi comme un écho des vagues où, libre, Albertine eût pu se perdre, et prenaient ainsi la douceur d’un « suave mari magno ». « Voilà des carottes à deux ronds la botte.”

Marcel Proust, La Prisonnière

 

Plus loin, on trouve un ouvrage qui fait référence au titre de l’exposition. En 1896, Proust publie son premier livre, Les Plaisirs et les Jours, illustré par des aquarelles de Madeleine Lemaire et agrémenté d’une préface d’Anatole France, accompagné de 4 pièces pour piano de son ami Reynaldo Hahn. Ces dernières avaient été publiées par le musicien la même année dans Portraits de peintres. Pièces pour piano d’après les poèmes de Marcel Proust, libres compositions au sujet des peintres Albert Cuyp, Paul Potter, Anton Van Dyck et Antoine Watteau.

L’Hôtel Littéraire Le Swann expose une précieuse édition originale des Plaisirs et des Jours, l’exemplaire n°2 d’une des 20 éditions sur Japon.

 

 

En 1898, Boldini peint le portrait de l’artiste américain Whistler et expose au Salon celui du comte Robert de Montesquiou, l’un des modèles de Proust pour le personnage de Palamède de Charlus.

Selon Jean Lorrain, le comte semble “hypnotisé dans l’adoration de sa canne.”

 

G. Boldini, Portrait du comte Robert de Montesquiou, 1897.
Paris, musée d’Orsay

 

On croise l’éphémère mari de Colette, celui-là même qui osa mettre son nom sur la mythique série des Claudine écrite par son épouse :

 

Portrait d’Henry Gauthier-Villars, dit Willy (1905). Collection particulière

 

En 1900 Boldini fait la connaissance de l’illustrateur Sem, fraîchement arrivé à Paris, avec lequel il se lie durablement d’amitié.

Voici une intéressante photographie d’époque des deux compères, accompagnés du peintre Paul-César Helleu. On voyait partout ensemble dans les rues de Paris, au café ou aux courses à Longchamp, ces trois observateurs irrévérencieux de la vie parisienne.

 

 

Photographie de Sem, Paul Helleu, Giovanni Boldini et Coco Chanel à Deauville en 1912

 

Non loin de l’agrandissement de cette photo d’époque, on trouve ce petit poème composé par l’ami Willy :

« Ils viennent à la queue leu leu

Boldini, Sem, Helleu

Tous trois contemplent l’infini

Helleu, Sem, Boldini,

Et l’un s’en va, l’autre idem,

Boldini, Helleu, Sem. »

Vers chantés par l’écrivain Henry Gauthier Villars, dit Willy

 

 

G. Boldini, Portrait de Georges Goursat, dit Sem, 1902
Paris, MAD – Musée des Arts décoratifs

 

« Boldini a été le vrai peintre de son époque ; il peignait les femmes à bout de nerfs, surmenées, de ce siècle épuisant. […] Ces visions fulgurantes en zigzag tels des éclairs de chaleur, tous ces frissons, ces trémoussements, ces crispations sont bien dans la note de ces temps de névrose. »

« Boldini par Sem », Le Figaro, 1931

 

 

G.Boldini, Portrait de la princesse Marthe-Lucile Bibesco, 1911
© Collection particulière

 

“Marcel Proust vint s’asseoir au bal en face de moi, sur une petite chaise dorée, livide et barbu, avec sa pelisse de fourrure, son visage de douleur et ses yeux qui voyaient la nuit. Il a essayé de me parler, j’ai tâché de ne pas l’entendre, je l’ai fui. Pouvait-il comprendre pourquoi je voulais m’éloigner de lui à toute force ? C’était parce qu’il réveillait en moi la peur de l’indicible. Il avait les clés du monde où je ne voulais pas le suivre ce soir-là, où il m’a entraînée depuis”.

Au bal avec Marcel Proust, Princesse Bibesco

 

Venise fut la destination privilégiée de Boldini entre 1887 et 1913. Il participait régulièrement à la Biennale et les vues de la ville devinrent son sujet de prédilection, avec d’innombrables esquisses, dessins, aquarelles et tableaux.

 

 

Port de Venise vers 1895

Ces fumées des cheminées des navires qui se mêlent aux nuages ne sont pas sans évoquer certains paysages décrits par Proust dans la Recherche.

« J’avais plus de plaisir les soirs où un navire absorbé et fluidifié par l’horizon apparaissait tellement de la même couleur que lui, ainsi que dans une toile impressionniste, qu’il semblait aussi de la même matière, comme si on n’eût fait que découper sa coque et les cordages en lesquels elle s’était amincie et filigranée, dans le bleu vaporeux du ciel. »

Marcel proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs 

 

En janvier 1901, Boldini est consacré « peintre de la femme » par la revue Les Modes. Il sait mieux que personne choisir dans la garde-robe de ses modèles les créations prestigieuses qu’elles portent dans ses portraits ; des robes signées Worth, Laferrière, Poiret, Doucet ou encore Callot.

 

 

Les escarpins de la comtesse Greffulhe (Hellstern & Sons), 1900-1910 (Palais Galliera)

 

“Mme de Guermantes s’avança décidément vers la voiture et redit un dernier adieu à Swann. « Vous savez, nous reparlerons de cela, je ne crois pas un mot de ce que vous dites, mais il faut en parler ensemble. On vous aura bêtement effrayé, venez déjeuner, le jour que vous voudrez (pour Mme de Guermantes tout se résolvait toujours en déjeuners), vous me direz votre jour et votre heure », et relevant sa jupe rouge elle posa son pied sur le marchepied. Elle allait entrer en voiture, quand, voyant ce pied, le duc s’écria d’une voix terrible : « Oriane, qu’est-ce que vous alliez faire, malheureuse. Vous avez gardé vos souliers noirs ! Avec une toilette rouge ! Remontez vite mettre vos souliers rouges, ou bien, dit-il au valet de pied, dites tout de suite à la femme de chambre de Mme la duchesse de descendre des souliers rouges ».

Marcel Proust, Le côté de Guermantes

 

Le grand couturier Jacques Doucet est aussi à l’honneur avec ce Portrait de Mlle Lantelme, vêtue de l’une de ses robes :

 

 

Portrait de Mlle Lantelme, 1907. Galerie nationale d’art moderne et contemporain, Rome (Italie)

 

Si Giovanni Boldini n’appartient pas à la série de peintres mentionnés dans la Recherche, on trouve tout de même cette référence à sa version du mythe de Léda et du cygne (swan) :

 

 

 Leda et le cygne, 1884, par Giovanni Boldini. Ferrara, Museo Boldini (Art Museum)

 

Proust introduit cette scène dans Albertine disparue, qu’il évoque d’après cette toile de Boldini qui appartint à son ami Helleu, y mêlant un autre tableau de Gustave Moreau :

“Me souvenant de ce qu’Albertine était sur mon lit, je croyais voir sa cuisse recourbée, je la voyais, c’était un col de cygne, il cherchait la bouche de l’autre jeune fille. Alors je ne voyais même plus une cuisse, mais le col hardi d’un cygne, comme celui qui dans une étude frémissante cherche la bouche d’une Léda qu’on voit dans toute la palpitation spécifique du plaisir féminin, parce qu’il n’y a qu’un cygne et qu’elle semble plus seule, de même qu’on découvre au téléphone les inflexions d’une voix qu’on ne distingue pas tant qu’elle n’est pas dissociée d’un visage où l’on objective son expression. Dans cette étude, le plaisir, au lieu d’aller vers la face qui l’inspire et qui est absente, remplacée par un cygne inerte, se concentre dans celle qui le ressent.”

Marcel Proust, Albertine disparue

 

Passionnante visite qui laisse entrevoir un Boldini plus complexe qu’on ne le présente habituellement, tel que l’avait perçu le poète Guillaume Apollinaire :

“Les portraits de M. Boldini sont toujours aussi étourdissants. Peut-être l’étonnerait-on fort si l’on ajoutait que sa manière ne va pas sans analogies avec celle des peintres futuristes. »

L’Intransigeant, 24 avril 1913