Entretien avec Mathilde Brézet, lauréate du prix Céleste Albaret 2022 pour son livre Le grand monde de Proust. Dictionnaire des personnages d’À la recherche du temps perdu, paru aux éditions Grasset.

 

 

 

HL – Racontez-nous votre première lecture de la Recherche et votre découverte de l’univers proustien

MB – Ça a commencé par un échec. Deux fois, j’ai essayé de lire Combray, et deux fois il m’est tombé des mains – aujourd’hui, c’est mon tome préféré. C’est en prenant l’œuvre par Un amour de Swann que j’ai suis entrée dedans. Je le dois aux conseils d’un lecteur averti qui m’a indiqué de commencer par ce chapitre, et qui m’a raconté l’œuvre dans ses grandes lignes. Je suis depuis assez persuadée que toute œuvre difficile gagne à être précédée par son propre résumé : le meilleur lecteur peut avoir besoin d’un horizon de lecture.

 

 

HL – Quelle a été l’origine de votre livre, “Le grand monde de Proust” ? Peut-on l’attribuer aux portraits des personnages que vous aviez croqué pour le Figaro Hors Série consacré à Marcel Proust en 2013, accompagnés des dessins de Stéphane Heuet, celui-là même qui vous remit le prix Céleste Albaret cette année ?

MB – En 2013, Michel de Jaeghere, le rédacteur en chef du Figaro Hors-série, m’a commandé une série de portraits de personnages de La Recherche pour un numéro sur Proust. J’ai retraversé le roman à toute allure et je me suis beaucoup amusée. Ces portraits étaient illustrés par les dessins de Stéphane Heuet, avec qui je devais collaborer à nouveau autour de Pagnol, sans jamais le rencontrer. C’est seulement en 2021 que nous nous sommes vus pour la première fois, à l’hôtel littéraire le Swann. Après cet article, Michel de Jaeghere m’a encouragé à transformer l’essai et à en faire un livre, je suis allée proposer le projet à Grasset, maison proustienne s’il en est. Jean-Paul Enthoven l’a accepté.

 

 

 

HL – Comment l’avez-vous conçu ? Vous évoquez dans votre avant-propos le modèle de « Balzac et son monde » de Félicien Marceau sur La Comédie humaine ; votre livre appartient-il au genre des « Dictionnaires amoureux », dans lequel on flâne au gré de ses envies, tout en faisant un brillant exercice de style ?

MB – Félicien Marceau était certainement un modèle : Balzac et son monde est un ouvrage de critique que je trouve fabuleux, autant par son caractère complet que pour le plaisir que donne au lecteur le style dans lequel il est rédigé. Dans cette veine, José Cabanis aurait pu être un autre modèle. Mais à l’orée de ce projet, il y avait aussi l’envie d’explorer ce que la critique amateur ou universitaire avait pu amasser comme connaissances sur le sujet. Je suis loin d’avoir fait le tour du sujet, mais c’est un voyage qui m’a emmené très loin.

 

 

 

HL – «  Comme une ville qui, pendant que le train suit sa voie contournée, nous apparaît tantôt à notre droite, tantôt à notre gauche, les divers aspects qu’un même personnage aura pris aux yeux d’un autre – au point qu’il aura été comme des personnages successifs et différents, donneront – mais pas cela seulement – la sensation du temps écoulé. Tels personnages se révéleront plus tard différents de ce qu’ils sont dans le volume actuel, différents de ce qu’on les croira, ainsi qu’il arrive bien souvent dans la vie, du reste. » Marcel Proust 

Selon vous, la clé des personnages de Proust n’est pas à chercher dans les noms de leurs prestigieux modèles issus de l’entourage de l’écrivain mais plutôt d’incarner la « Psychologie dans le temps » ?

MB – Disons que si la matière de ses personnages lui vient souvent de son entourage, la forme romanesque très particulière dans laquelle ils se déploient lui vient d’une de ses idées fixes : l’idée qu’on ne connait pas vraiment les gens qu’on connait, qu’ils finissent toujours par nous surprendre. La « psychologie dans le temps », c’est la transposition de ce phénomène dans l’ordre du roman. Elle se manifeste en général par la surprise : Legrandin, Saint-Loup, ou Bloch par exemple, évoluent dans des directions complètement inattendues au fil des tomes.

 

 

 

HL – Comment avez-vous choisi de traiter les personnages qui appartiennent à la fois au roman de Proust et à l’Histoire, telles Céleste Albaret et la princesse Mathilde ?

MB – Ces deux figures appartiennent à l’Histoire de manière différente : Céleste Albaret y est entrée grâce au roman de Marcel Proust, et la princesse Mathilde y appartenait déjà pleinement lorsque jeune homme il a commencé à fréquenter son salon littéraire. Mais curieusement, dans la manière très différente qu’il a de transposer leur existence bien réelle (de manière fantaisiste et personnelle pour Céleste Albaret, avec une relative fidélité envers son expérience en ce qui concerne la princesse Mathilde) ce qui a commandé je crois le passage de ces deux figures dans le roman, c’est l’affection qu’il éprouvait pour elles. C’est la trace de cette affection dans le roman qui m’intéresse.

 

HL – Pourriez-vous revenir sur les figures de Blanche Leroi et de Mme de Villeparisis, qui représentent deux façons de recevoir à Paris et dont la postérité n’a retenu qu’un nom, car seule « l’écriture sauve de l’oubli » pour Proust ?

MB – Mme de Villeparisis se consume de jalousie pour Blanche Leroi. Cette bourgeoise a un salon beaucoup plus brillant que le sien : si la marquise reçoit des ministres, des historiens, des auteurs, et quelques grands noms issus de sa famille, les véritables gloires mondaines, les gens à la mode vont chez Blanche Leroi, chez qui Mme de Villeparisis est elle-même rarement invitée. Et pourtant, le narrateur insiste sur le fait que lorsque la postérité voudra se donner une idée de l’élégance de ce temps, c’est vers le salon de Mme de Villeparisis qu’elle se tournera et vers l’image qu’elle en a laissé dans ses mémoires. Par le pouvoir de la littérature, les soirées intellectuelles et un peu ennuyeuses que donne la marquise apparaîtront comme le comble de l’élégance.

 

 

 

HL – Outre votre participation l’année prochaine aux délibérations du jury du prix Céleste Albaret pour choisir votre propre successeur, avez-vous de nouveaux projets littéraires ?

MB – Dans des genres différents, je travaille en ce moment à un recueil de poésie, et sur un roman. Côté Proust, je voudrais aller voir du côté du cinéma… à voir si cela se fera !

 

 

Propos recueillis par Hélène Montjean