Rencontre avec le collectionneur Pedro Corrêa do Lago, qui vient de publier Marcel proust, une vie de lettres et d’images aux éditions Gallimard.

 

 

   Illustré par environ quatre cent cinquante documents, en grande majorité inédits, cet ouvrage présente l’un des plus importants fonds privés de lettres et de photos autour de Marcel Proust, constitué avec enthousiasme depuis plus de quarante ans par le collectionneur brésilien Pedro Corrêa do Lago, aujourd’hui désireux de partager ses trésors avec le plus grand nombre.

   Cette nouvelle approche de l’univers proustien et ce parcours, à la fois surprenant et passionnant, permettent de retracer les grands moments de la vie de l’écrivain et d’évoquer des lieux où il a vécu. Ils dépeignent également les personnages les plus fascinants de son oeuvre, grâce à de nombreux documents sur les membres de son entourage qui ont pu les inspirer.

 

 

HL – Vous venez de publier un catalogue détaillé de votre collection réunie autour de Proust : Marcel Proust, une vie de lettres et d’images aux éditions Gallimard, agrémenté d’une préface de Jean-Yves Tadié qui présente la collection comme un art à part entière. Êtes-vous d’accord avec cette vision qui fait du collectionneur un artiste ?

PCL – Dans le catalogue de la collection Alfred Dupont, André Maurois avait lui aussi proposé en 1967 qu’une collection étendue et systématique pourrait devenir elle-même une sorte d’œuvre d’art et pas seulement une simple accumulation. Je pense que Jean-Yves Tadié, toujours bienveillant à mon égard, a pu voir une certaine qualité du choix du collectionneur, qui est surtout dicté autant par les occasions manquées que par celles dont il en profite. Disons qu’une collection peut être une forme d’art mineur, due en grande partie au hasard et un peu au scalpel du collectionneur.

 

HL – On apprend dans votre avant-propos que vous avez entrepris de collectionner depuis une cinquantaine d’années les lettres autographes, manuscrits, photographies, livres, dessins et documents “d’artistes, écrivains, savants, musiciens, acteurs, cinéastes et personnages historiques”, “des quelques cinq mille personnalités qui me semblent avoir joué le plus grand rôle dans tous ces domaines, pour constituer ainsi une sorte de panorama de la culture d’Occident au cours des cinq dernières siècles.”

Vous vous dites sans illusions sur la réussite de ce projet, “vaine construction de cette tour de Babel”, mais ce livre, tout comme celui édité par Taschen à la suite de votre exposition La magie du manuscrit, à la Morgan Library de New York en 2018, ne sont-ils pas là pour vous démentir ?

PCL– Votre question est très généreuse mais La magie du manuscrit, tout comme ce livre sur Proust, sont la pointe de l’iceberg et il y aurait encore beaucoup de glace à ajouter au-dessous pour arriver à une Tour de Babel à l’envers… Je crois que le collectionneur doit presque obligatoirement se proposer un objectif inaccessible pour qu’il puisse justement s’amuser à l’atteindre. Je suis encore assez loin du but ; hier, j’ai même raté un document de Calvin aux enchères, car il a été préempté. Il reste encore quelques noms importants qui m’échappent, et c’est cela qui rend cette quête si excitante, car elle ne prendra jamais fin.

 

 

 

HL – Proust serait votre “collection dans la collection”. Vous avez choisi de la présenter dans ce livre par chapitres chronologiques et thématiques, afin de “mettre en lumière les principales étapes de la trajectoire de Proust et de sa création”, sans faire appel à aucune pièce hors de votre collection ni à des reproductions. Le résultat est admirable, mais voilà un défi qui a dû vous demander beaucoup de travail et de souplesse ?

PCL – Oui, peut-être, mais si le résultat plaît aux lecteurs, cela me fait très plaisir ! J’ai eu parfois recours à des pièces complémentaires, qui n’étaient pas exactement le vif du sujet, mais que je pensais pourraient tout de même intéresser le lecteur. Comme j’ai ce livre en tête depuis assez longtemps, j’ai eu le temps de trouver des choses, et l’année dernière, pour le livre, j’ai acheté quelques pièces dont j’avais besoin comme ces cartes postales d’époque, qui sont assez facilement disponibles et se révèlent très utiles pour l’iconographie proustienne. À mon avis, elles sont même précieuses, car très souvent c’est la seule image dont on dispose pour représenter un endroit important de la vie de Proust.

 

 

Marcel Proust, carte postale autographe signée, adressée à Mme Catusse.
Abbaye de Maraîche sur Evian et la Dent d’Oche.

 

HL -Quels sont les documents les plus marquants de votre collection proustienne, en termes d’importance mais aussi ceux qui vous ont procuré le plus de joie ?

PCL – C’est évidemment l’achat de ma première lettre de Proust, celle où Grasset arrive à vaincre Gide pour le garder, achetée à New York en 1978 à l’âge de 20 ans. Pendant une semaine, j’ai fébrilement écumé les bibliothèques publiques à la recherche de références – le volume Kolb de la correspondance en 1914 n’était pas encore publié – et j’ai pu quand même, grâce à Léon Pierre-Quint et d’autres auteurs, me rendre compte que ma lettre était sûrement inédite, et se trouvait être un chaînon manquant dans cette correspondance très connue. Peut-être parce qu’elle était passée rapidement dans une collection américaine puis restée aux Etats-Unis sans qu’on ne soupçonne son existence.

 

 

 

HL – Ce qui surprend aussi le lecteur, c’est l’habileté avec laquelle vous insérez dans cette collection des éléments qui pourraient sembler extérieurs, mais suscitent beaucoup d’émotion pour l’amateur de Proust, tel le manuscrit du poème de Sully Prudhomme, “Ici-bas tous les lilas meurent…”, cette lettre déchirante de Pierre Louÿs à José-Maria de Heredia qui vient d’apprendre les fiançailles de Marie avec Henri de Régnier, des planches de Sem et Caran d’Ache sur les attelages de l’avenue du Bois, etc.

PCL – Oui, ces choses qui pourraient paraître un peu hors sujet ont quand même un grand pouvoir d’évocation, et me permettent de placer par exemple cette question de « Proust amateur d’autographes”, qui m’est particulièrement chère, étant moi-même collectionneur d’autographes. Proust n’avait en aucune façon l’âme d’un collectionneur, mais il connaissait les autographes et leur valeur pour les amateurs. Il a essayé d’acheter une lettre de Mozart – qu’il n’a pas obtenue – pour l’offrir à Reynaldo Hahn dont c’était l’idole. Luc Fraisse a réuni toute une documentation autour du désir de Proust d’offrir un poème autographe de Sully Prudhomme à Gaston Calmette, ce qui m’offrait aussi l’occasion de parler du poème « Ici-bas tous les lilas meurent ».

Et effectivement, comme Proust a beaucoup fréquenté les Heredia, cette histoire de Marie avec Henri de Régnier et Pierre Louÿs, lui était certainement familière ; comme c’était assez poignant, j’ai pensé que ça valait la peine d’insérer ces documents dans le livre, tout comme ces planches de Sem et de Caran d’Ache sur l’avenue du Bois, car il fallait évoquer cette atmosphère de l’époque. Sem est un chroniqueur extraordinaire, même si c’est très étonnant qu’il n’ait jamais croqué Proust qu’il a dû croiser des dizaines de fois dans les salons ou les lieux publics.

 

 

 

Sem au bois, 1908 – planche

 

 

HL – Vous proposez aussi des pistes de réflexion sur des thèmes inconnus ou négligés, comme “Proust photographe ?” avec des instantanés de sa famille qui pourraient avoir été pris par lui ou encore ses dessins inédits de cathédrales en guise de pastiche de l’entreprise de Monet. Est-ce là l’une des missions essentielles du collectionneur, de dénicher des documents inédits et de dévoiler de nouvelles thématiques ?

PCL – Oui, je pense que le collectionneur est un collaborateur permanent, un travailleur auxiliaire pour le chercheur. Il est chercheur lui-même dans une certaine mesure et il trouve parfois des pistes qui peuvent échapper au plus chevronné des chercheurs professionnels, n’ayant pas toujours accès à ces documents originaux. Ce peut être juste un détail, quelque chose qu’on ne remarque pas à première vue et qui finit par être précieux pour dater ou pour identifier certaines situations. Le collectionneur se révèle parfois en mesure de trouver d’infimes élements qui peuvent bouleverser certaines idées reçues..

 

HL – En cette année 2022 où nous commémorons les cent ans de la mort de Proust, votre collection proustienne a fait l’objet de prêts importants pour les trois grandes expositions parisiennes organisées au musée Carnavalet, au Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme (MAHJ) et à la BNF, sans oublier les quelques photographies prêtées pour l’exposition “Proust et ses amis du 8e” à la Mairie du 8e arrondissement, organisée par la Société des Amis de Proust et les Hôtels Littéraires. Le partage fait-il partie de la vocation d’un collectionneur ?

PCL – Oui, je pense que le partage devrait faire partie de la vocation d’un collectionneur et même de ses devoirs, avec celui de préserver le mieux possible ces trésors qui sont provisoirement entre ses mains pour les transmettre à de nouvelles générations. Tant que ces documents lui appartiennent, le collectionneur doit s’efforcer de les rendre les plus accessibles et connus possibles, afin que d’autres puissent en profiter.

Je voudrais avoir la possibilité matérielle d’ouvrir mes archives à un plus grand nombre de chercheurs car il y a parfois des informations importantes qui ont été oubliés ou qui n’ont jamais été enregistrés parce que les documents n’ont pas été lus ou transcrits entièrement.

C’est là où réside vraiment le rôle du collectionneur, bien au-delà du plaisir qu’il se procure à lui-même.

 

 

Propos recueillis par Hélène Montjean