Antoine LAURAIN, Les Caprices d’un astre, Flammarion

Grand Prix Jules Verne 2023.

 

 

Le 18 avril 2023, l’Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire attribuait son Grand prix Jules Verne, le 52e depuis sa création. Les Caprices d’un astre d’Antoine Laurain, paru chez Flammarion, était distingué. Mais le hasard a voulu que le même jour fut décerné à ce même roman le Prix Interallié. Pour la deuxième fois, Antoine Laurain se voyait récompensé doublement, comme en 2012, quand Le Chapeau de Mitterrand obtient le prix Landerneau découverte et le Prix Relay des voyageurs. La conjonction des astres est chez lui une habitude.

 

 

Droits d’auteur : Pascal Ito © Flammarion

 

   Le 6 juin 1761, Nantes,  à l’Hôtel de Briord, qui est la Maison des Jésuites depuis 1671, les bon pères guettent avec impatience le passage de Vénus sur le disque du soleil, dès 4 h du matin. Le Père Chardin qui dirige l’École d’Hydroraphie a mobilisé ce qui tient lieu de presse locale à l’époque et des observateurs férus de sciences, tous l’oeil fixé sur 6 lunettes de tailles différentes (elle vont de 2 pieds à 21 pieds), elles sont munies de réticules protecteurs, disposées sur deux endroits du jardin, séparés de 20 toises. Le temps est couvert quand le soleil se lève, lorsque l’horizon se découvre 7 minutes plus tard la planète a parcouru un tiers de son tajet sur le disque du soleil.L’observation se terminera à 8 h 30 et toutes les précisions seront données par le Père Chardin  dans les Annonces, affiches, nouvelles et avis divers sur la ville de Nantes, en date du 17 juin 1761. Peu de temps après elles seront reprises dans Les Mémoires de Trévoux (Juillet 1761, I, p. 1719-1725) qui avaient le don de faire bâiller, puis d’empoisonner le fameux jésuite Berthier de Voltaire. Chassés en 1762, les jésuites ne pourront procéder à Nantes à une nouvelle observation du transit de Vénus quelques années plus tard (en 1769).

 

 

 

 

   1853 : Henri Garcet, agrégé des sciences, professeur de mathématiques au Lycée Napoléon – l’actuel Lycée Henri IV – (il y prépare au concours de Polytechnique) fait paraître ses Leçons nouvelles de Cosmographie, à Paris, où il consacre plusieurs pages à la planète Vénus et à ses passages devant le disque du soleil. Il y évoque les phénomènes de 1761 et 1768, et surtout explique comment cette observation permet de calculer la distance de la terre au soleil. Or, Henri Garcet est le cousin germain de Verne, qui est parisien alors. Le futur écrivain achète ce livre qui lui sera très précieux au temps du cycle du Gun-Club qui débute en 1865 avec De la terre à la lune. Mais il le cite dans une longue note du chapitre 8 des Aventures de trois Russes et de trois Anglais, pour expliquer comme on procède pour obtenir des triangulations géodésiques.

 

   Verne s’est-il préoccupé des conjonctions qui eurent lieu le 8 décembre 1874, et le 6 décembre 1882 ? Mystère. En tout cas, il fut toujours passionné par l’astronomie comme en témoigne l’admiration qu’il voue à François Arago, fréquemment cité dans ses romans.

   Quoi qu’il en soit, les instruments d’optique occupent dans les Voyages extraordinaires une place éminente. Et nous sommes nombreux à regretter de ne pas pouvoir revoir le fabuleux Château des Carpathes réalisé par Jean- Christophe Averty (1976), qui avait si bien exploité cette fascination. Au reste, les deux célèbres caméos que nous possédons de Verne nous rappellent l’intérêt que l’écrivain leur portait, le premier est dans Vingt mille lieues sous les mers, et le second plus intéressant pour notre propos est dans l’Ile à hélice. Dans l’ensemble du cycle, l’usage des télescopes y est sinon fréquent, en tout cas évidemment promu à des péripéties notoires : Maston chute dans le tube du télescope de Long’s Peak, Thomas Black n’a pu observer l’éclipse qu’il attendait depuis si longtemps à cause de la dérive du glaçon dans le Pays des fourrures. Il existe donc déjà avec Verne un type d’astronomes malchanceux victimes des Caprices d’un astre.

 

 

Guillaume Le Gentil de la Galaisière appartient à cette catégorie, il entreprend un long périple pour gagner Pondichéry avec pour mission d’observer le transit de Vénus de juin 1761. Pourquoi atteindre un port aussi éloigné ? mais pour obtenir les différences d’angles qui permettent de trianguler la parallaxe du soleil, à partir de deux points d’observation. Il n’atteint pas son but, et son observation au bord de la Sylphide est un échec. Il erre dans l’Océan indien pendant les huit sans qui séparent les deux transits. Il est certes à Pondichéry en 1869, parfaitement en place. Mais la malchance couvre l’horizon d’une brume persistante le temps nécessaire à la prise des mesures. Nouvelle déconvenue. Aussi sa modestie et son absence de résultat ne lui ont sans doute pas permis de figurer dans les dix premières pages du Tome II de la Découverte de la Terre, Les Grands navigateurs du XVIIIe siècle, intitulées « Astronomes et Cartographes ».

   Le récit du voyage maritime de Le Gentil ne manque pas de charmes, que ce soit l’original paru au XVIIIe siècle, mais surtout celui que nous devons à notre lauréat. Il cumule en effet les allusions que le vernien saisit au vol comme les marins du Berryer qui prennent les poissons volants. Relevons le serpent de mer de Jean-Marie Cabidoulin, le calamar de Vingt mille lieues sous les mers, l’encre marine dont se servent Nemo et Aronnax. Verne aurait certainement aimé l’épisode du tricorne enlevé par le vent et soulevé par l’évent d’un cachalot, lui qui n’a pas osé faire jouer à Aronnax le rôle d’Arion qui est celui, malgré lui, de Le Gentil dans un épisode fort pittoresque. Comme celui de la rencontre des tortues centenaires qui auraient pu voir plusieurs passages de Vénus devant l’astre solaire. Nous sommes alors à l’Île Maurice, – l’Isle de France -, où devaient séjourner Baudelaire, et surtout débarquer le 26 avril 1878, un pilotin du nom de Michel Verne, fils turbulent de sa célébrité de père, en route vers les Indes. Plus tard il mettra la main à un roman de son père La Chasse au météore, paru en 1908, mais largement écrit en 1901. Dans ce récit les télescopes comme dans l’Étoile mystérieuse repèrent un météore qui explosera en arrivant sur terre. Dans les Caprices d’un astre, un éclat d’un aérolithe imprime sa marque au télescope de Le Gentil.

 

 

 

Celle-ci authentifie sa traversée des siècles, et imprime une permanence aussi solide que la régularité du système solaire. Il n’est pas seulement un « objet ancien qui semblait tout droit sorti d’un roman de Jules Verne » (p.65). Il est  aussi comme la vie, un produit du hasard. Destiné cependant à servir la précision, il est confronté à des paradoxes. Sa  mise en place est fragile, et altère la perfection de son usage, au moment où elles aurait été utile, destiné à être braqué vers l’espace infini, c’est à dire, vers le passé, il finit par explorer des espaces, contemporains, à portée de vue, et devient, peu s’en faut, un outil de voyeur entre les mains de personnages inspirés de Hitchcock, ou de Brian de Palma (Body Double). À la recherche d’une Vénus difficile à capter.

   L’apparition de celle-ci en la personne d’Alice relève d’un hasard qui est attaché à l’instrument, puisque lui aussi est découvert sans qu’on s’y attende. Le symbole qui lui est attaché est clair, il est associé aux accidents ponctuels qui marquent le temps, mais il est toujours  présent pour confirmer les conjonctions du temps et de l’espace.

   Remarquables sont les enchaînements qui assurent le montage alterné sur lequel repose la composition du livre. Le romancier n’a pas été auteur de scénarios en vain. Les fondus qu’il obtient relèvent de la poésie : boit-on du whisky dans la cabine du capitaine de la Sylphide ? Le chapitre suivant commence par évoquer Xavier devant un bloody mary, un exemple parmi tant, le plus fluide étant sans doute l’identification de l’objet par un antiquaire suivi de son utilisation trois siècles plus tôt par Le Gentil.

   Comme si la vie continuait. Au reste, la taxidermie dont fait profession Alice (allusion à Ambrose Chapel ?) donne une chance à des espèces disparues de se perpétrer, le poisson volant de sa fille, le zèbre de Luigi, et bien entendu le dodo dont Le Gentil a vu les derniers spécimens traversent les siècles malgré tout et s’insèrent dans le texte comme des repères à la symbolique de l’intemporel.

   Il faudrait également évoquer tout l’humour déployé à l’égard des objets, que Georges Perec aurait admiré. Fussent-ils les plus modernes, le smartphone de Xavier permet d’entendre la voix d’Alice avant qu’il la découvre dans sa lunette, et les écrans de portable sont devenus pour le romancier les télescopes qui permettent de franchir l’espace instantanément.

   Nul doute que ce livre soit traduit en de nombreuses langues, comme le fut en 2014 la Femme au carnet rouge, qui rejoignit la bibliothèque d’une duchesse, Camilla Parker Bowles, mais cette fois ce livre reposera sur les rayons d’une reine consort.

 

Christian ROBIN

vice chancelier de l’Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire

Président du Grand Prix Jules Verne