Le 6 novembre 1830, au moment de quitter Paris pour Trieste, Stendhal se décide à une des plus grandes initiatives de sa vie : sa seule et unique lettre de demande en mariage.

Pour ce faire, il écrit au commendatore Daniele Berlinghieri, diplomate toscan, pour lui demander officiellement la main de sa « nièce » Giulia Rinieri. Daniel Berlinghieri, chevalier de l’Ordre de Malte, était en fait l’ancien sigisbée de la mère de Giulia. À la mort de celle-ci, il a pris en charge l’éducation des enfants et finira par adopter Giulia (deux ans après la demande de Stendhal).

 

Giulia Rinieri de’ Rocchi (1801-1881)

 

Comme souvent dans les affaires de sigisbée, la nature exacte des relations entre le diplomate et la mère de Julia reste incertaine. Fréquents au XVIIIème en Italie, les sigisbées étaient les chevaliers servants de dames de la bonne aristocratie déjà mariées par ailleurs. Leur rôle consistait à les accompagner aux soirées, à l’opéra, voire à des dîners en l’absence du mari.

Comme le rappelle notre ami Morgan Thomas, Levi-Strauss a même constaté l’existence de nombreux sigisbées dans les cultures amérindiennes.

Stendhal en parlera d’abord dans les « Promenades dans Rome » mais surtout dans la Chartreuse où il dit que « la jeune fille prenait un cavalier servant : quelques fois le nom du sigisbée choisi par la famille du mari occupait une place honorable dans le contrat de mariage. »

En 1826, Berlinghieri s’installe à Paris comme ministre résident de Toscane à la Cour de France : Giulia l’accompagne déjà. C’est en 1827 qu’elle fera la connaissance d’Henri Beyle lequel fixe le début de leur relation au 3 février 1827. Ils ont 18 ans d’écart. Elle est sans illusion sur l’objet de son amour, elle lui dit qu’elle le trouve « vieux et laid » mais qu’elle l’aime. Elle est belle, elle est noble ; lui est roturier sans fortune ni grande renommée littéraire. Il a lui-même le plus grand mal à croire à ce qu’il pense n’être qu’un caprice et multipliera dans un premier temps les obstacles aux ardeurs de la ravissante siennoise.

Après bien des rebondissements, des fausses ruptures, des voyages voire des tromperies, Henri Beyle se décide à la veille de son départ pour Trieste, fort de son nouveau statut de consul, à faire sa demande.

 

 

 

Lettre de Stendhal à Daniele Berlinghieri, 6 novembre 1830 © Société des Hôtels Littéraires. Stéphane Briolant

 

Cette lettre, qui fait partie de la collection de la Société des Hôtels littéraires, révèle un aspect peu connu de la personnalité de Stendhal. Rarement il n’a pratiqué à ce point l’autoflagellation. Rien dans le portrait qu’il fait de lui n’est valorisant ; il est prêt à tous les compromis, à tous les abandons : « C’est peut peut-être une grande témérité à moi, pauvre et vieux… ».

Pour ne pas la séparer de son tuteur, il s’engage à lui permettre de séjourner la moitié de l’année auprès de celui-ci et l’autre moitié à Trieste. Il promet de signer le contrat sans le lire, il abandonne tout aux enfants à naître. L’image qu’il donne de lui est celle d’un faible qui ne semble pas croire lui-même à ses chances de succès

Sa seule exigence est que le mariage ait lieu le 1er mai 1831, à Varese, au bord du lac Majeur (ce qui est géographiquement très approximatif).

La réponse ne tarde pas. Dès le lendemain l’« oncle » montre qu’il n’a aucune confiance dans la stabilité du régime de Louis-Philippe et ce faisant dans la situation de Stendhal. Le refus est poli mais ferme.

La relation avec Giulia durera encore quelques années, tempérée de nombreuses interruptions. Elle lui écrit de nombreuses lettres qu’elle signe Sophie. Ils se revoient en Italie au moment où Stendhal est en poste à Civitavecchia.

Elle finit par contracter un mariage plus conforme à ses origines et à son âge en épousant son cousin Giulio Martini le 24 juin 1833, dont elle aura deux fils Annina et Daniele. Elle suivra son mari, lui aussi diplomate, à Paris où elle reverra Stendhal en 1837. Mais c’est à Florence qu’aura lieu leur dernière rencontre. Ils continueront néanmoins à correspondre jusqu’à la mort de Stendhal en 1842.

 

Jacques Letertre

 

Transcription de la lettre : 

 

À M. DANIELE BERLINGHIERI Paris, 6 novembre 1830.

Monsieur,

C’est peut-être une grande témérité, à moi, pauvre et vieux, de vous avouer que je regarderais le bonheur de ma vie comme assuré si je pouvais obtenir la main de Mlle votre nièce. J’ai eu besoin d’être rassuré par elle. Mlle votre nièce m’a dit que votre amitié pour elle et votre bonté étaient si grandes, que, même en n’acceptant pas ma proposition, vous ne vous en moqueriez pas trop.

Ma fortune à peu près unique est ma place ; j’ai quarante-sept ans : je suis trop pauvre pour m’occuper de la fortune de Mademoiselle. Quand je serais riche, je ne m’en occuperais pas davantage. Je regarde comme un miracle d’avoir pu être aimé à quarante-sept ans.

Mademoiselle votre nièce ne voudrait pas pour tout au monde, Monsieur, être séparée de vous. Elle passerait six mois à Trieste avec moi et six mois avec vous. Je donne ma parole d’honneur de la ramener à Genève après les six premiers mois et de venir l’y rechercher six mois plus tard. Je signerai le contrat de mariage sans le lire ; si Mademoiselle a quelque chose, on pourrait le donner aux enfants qu’elle pourrait avoir. Par ce moyen, le mari serait hors de cause. Le mariage pourrait se faire à Varèse, près le Lac Majeur, le 1er mai 1831. Monsieur, j’ai parlé en honnête homme à un honnête homme. Je me séparerai six mois chaque année d’une personne qui voudrait passer sa vie auprès de vous.

Je suis avec le plus profond respect

H. BEYLE.