« Aimée » de Jacques Rivière

 

À l’occasion du centenaire de sa mort, Jacques Rivière fait son entrée dans la collection « Bouquins », avec un ouvrage qui pour la première fois met en lumière son œuvre à la fois d’écrivain, de critique de peinture et de musique et d’essayiste.

 

 

 

Réunis à l’Hôtel Littéraire Le Swann le 13 février dernier par le président de la société des Amis de Marcel Proust, Jérôme Bastianelli, étaient présents ce soir-là : Robert Kopp, éditeur du livre, Jean Yves Tadié, qui l’a préfacé, le professeur Jürgen Ritte et Olivier Bellamy, critique musical.

 

Tous ont insisté sur l’importance fondamentale du rôle de Jacques Rivière comme critique musical, littéraire et artistique. En tant que secrétaire de la rédaction puis comme directeur, il a fait de la NRF le phare littéraire de ce début de XXème siècle. Mort à 38 ans, il aura laissé des milliers de pages consacrées aux formes les plus diverses de la culture.

 

Si tous ont mis l’accent sur la richesse de sa brève existence, son unique roman « Aimée » (l’autre, « Geneviève », n’a jamais été achevé) paraît avoir été considéré comme un peu secondaire par l’ensemble des intervenants.

 

 

 

Et pourtant quel extraordinaire roman de formation, même s’il souffre d’une injuste comparaison avec Le Grand Meaulnes et des persiflages, souvent scabreux, d’André Gide sur ce tableau d’une passion violente et platonique.
Ce roman empreint de sincérité et de sentiment de la culpabilité ne se comprend vraiment que si l’on prend en considération l’influence de Marcel Proust et, comme souvent dans un premier roman, son aspect autobiographique.

 

Si Rivière n’a pas été le découvreur de Proust – il le lit en janvier 1914 -, c’est lui qui a permis son retour à la NRF après les épisodes initiaux du refus. C’est lui qui a suivi pas à pas l’avancement de l’édition et de la parution des tomes suivant « Du côté de chez Swann » et ce même s’il meurt avant la sortie des derniers tomes et en particulier du « Temps retrouvé ». Pour le premier numéro de la NRF dirigé par Rivière le 1/6/19, Proust fait paraître un extrait des Jeunes Filles. 

 

Au-delà même de la dédicace : « À Marcel Proust, grand peintre de l’amour », c’est tout le livre de Rivière qui est influencé par la « Recherche ».
Le 2 février 1921, Rivière transmet à Proust le manuscrit en lui précisant : « Votre arrêt sera pour moi définitif ».
La réponse de Proust est très rapide et très « proustique » :

 

« Hélas je vais vous donner le conseil que vous me dites que vous ne désirez pas, je vais vous conseiller de publier votre livre. J’ai une crise d’une telle violence qu’il m’est difficile de vous écrire ce que j’y trouve d’admirable… Je n’avais pas de réputation littéraire à perdre quand j’ai publié chez Grasset. Vous en avez une très grande. On ne s’attend pas à un roman.. »

 

Et Proust de lui suggérer diverses coupures. Sans la connaissance intime de l’œuvre et du projet proustien, jamais Rivière n’aurait écrit « Aimée ». Chaque chapitre de ce roman transparent parle de la passion, violente et vraisemblablement inassouvie, de l’auteur pour la femme de son ami et éditeur Gaston Gallimard.
Elle s’appelle Yvonne, comme l’héroïne du Grand Meaulnes. C’est Gaston Gallimard qui la lui a présentée en lui demandant s’il devait ou non l’épouser. C’est au cours de l’été 1913 que Rivière revient d’un séjour à Benerville épris d’Yvonne Gallimard. Cet homme timide se décide à envoyer une lettre enflammée.

 

Suspendue par la guerre et par son emprisonnement, leur passion redémarre à l’automne 1918. Entre-temps l’épouse de Rivière avait découvert l’ébauche d’ « Aimée » dans une enveloppe blanche avec la mention : « À brûler sans lire si je ne reviens pas » qui ne laisse aucun doute sur la passion éprouvée par Rivière.

 

Loin de nier, Rivière ira jusqu’à écrire à son épouse le 7 octobre 1918 : « Je traverse de nouveau une crise sentimentale … la question Yvonne doit être resubie par moi…j’ai senti qu’elle m’avait attendu… ».

Le roman sera finalement publié à la NRF. Gaston Gallimard fera semblant de ne pas se reconnaître, ni aucun des personnages de ce roman à clés trop évidentes.

 

À partir de la parution du livre, Rivière se lancera dans deux aventures – cette fois non platoniques -, qui servirent de base au brouillon de « Florence ». Mais il manquera toujours ce mélange de timidité, de parole donnée, de foi religieuse et de sentiments brûlants qui rendent « Aimée » unique.

 

Tout est dit dans l’ incipit :

Dès mon enfance, les femmes furent pour moi un objet de véritable adoration. Avant même que je fusse capable de les désirer, leur regard, leur démarche, les tendres lignes de leur corps me donnaient un trouble informe et délicieux, où je m’abîmais tout entier et passionnément. Je ne me sentais pas du tout précipité vers elles. Au contraire, elles m’apparaissaient comme sacrées, comme interdites.

JL