Discours de remise du prix Céleste Albaret 202 à Catherine Cusset pour son livre Ma vie avec Marcel Proust aux éditions Gallimard, par Aude Terray, lauréate du prix en 2024, suivi du discours de remerciements de Catherine Cusset :
« Zut, Zut, Zut, Zut »,
Je ne résiste pas chère Catherine Cusset à l’envie de commencer avec cette formule toute proustienne,
« Zut, zut, zut, zut »
Voilà ce que je me suis dit en lisant votre Vie avec Marcel Proust !
Au début de votre livre, vous rappelez que cette trouvaille stylistique de Proust lui était venue pour exprimer son ravissement. Et vous vous demandez comment vous allez pouvoir exprimer, « articuler » dites-vous, votre « Zut, zut, zut, zut » devant Proust et son œuvre magistrale.
Je veux vous dire mon admiration devant le défi littéraire que vous avez su relever avec tant de brio. S’attaquer, à Proust, « ce phénomène », « ce monstre », « le plus grand des écrivains » comme vous l’appelez, était aussi osé que périlleux.
Votre Vie avec Marcel Proust est une réussite, pour une raison essentielle à mes yeux : vous l’avez écrit avec toute la sensibilité, la singularité et la sincérité de l’écrivain que vous êtes. Vous en avertissez d’ailleurs dès le début le lecteur : « Je n’ai aucune prétention à la vérité » et « Je veux seulement formuler l’impression que Proust a laissée en moi ». Je l’ai lu comme un livre vérité, un livre confession.
Et ce que vous nous confiez, c’est une histoire intime. Tout a commencé avec la rencontre fondamentale. La rencontre qui transforme, vous l’avez vécue avec l’intensité de vos 15 ans, plongée dans La Recherche que vous lisez comme une révélation sur soi-même et sur le monde. C’est le début d’un compagnonnage « d’intelligence » avec Proust, qui devient l’ami indispensable et infaillible, l’ami miroir, l’ami inspirant, l’ami d’une autre dimension qui selon vos propres mots, vous ouvre à « un espace de pensée et d’ironie où vous avez l’impression de vivre plus pleinement ». Cette relation féconde, singulière et renouvelée que vous nous dévoilez, qui nourrit et s’enchevêtre avec votre vie d’écrivain et d’humain est aussi passionnante à lire que touchante.
Votre livre, et c’est aussi tout son charme, est une invitation à l’adresse du lecteur. Vous l’invitez à vous suivre au plus près d’un Proust que vous nous montrez vivant, complexe, irrésistible connaisseur du genre humain. Vous avez le talent de nous le rendre proche. De susciter le désir. Et l’on se prend à espérer, qu’ils seront nombreux à vous lire et oser plonger dans l’océan proustien.
Je n’oublierai pas de rendre hommage à la fluidité de votre plume, à la clarté et à la finesse de votre analyse de l’art littéraire de Proust, et aussi à votre subtilité très proustienne, de la première à la dernière page de votre livre, tout est énoncé en nuance, jamais vous ne vous appropriez Proust, ni le récupérez d’une manière ou d’une autre.
Décidément je vous le dis : « Zut, Zut, Zut, Zut ! »
Je me garderai bien de me lancer dans un résumé forcément maladroit de votre livre, et je voudrais juste ce soir revenir sur trois points qui m’ont particulièrement séduite.
Vous le déclarez : « Proust est drôle » !
Vous avez tellement raison, et on ne le dira jamais assez.
Oui, on sourit, on s’esclaffe et on rit en le lisant et vous l’écrivez si bien Catherine Cusset. Vous évoquez quelques scènes irrésistibles : le liftier de l’hôtel Balbec, la marquise dame pipi, la bonne Françoise et son bœuf mode, le petit pain de seigle de la duchesse de Luxembourg, Madame Verdurin se régalant de son croissant en lisant les catastrophes du journal matinal, l’œil poché de Nissim Bernard, les certitudes de l’infatué Norpois.
Proust est caustique, ironique, mais soulignez-vous : « personne n’a plus de finesse pour l’écrire ». Et il sait nous faire rire autant aux dépens des autres que de nous-mêmes. Vous décortiquez quelques scènes pour illustrer son art magistral du comique subtil qui sait mêler dans une même situation la satire sociale, les ambivalences de l’humain, le trivial et la gravité.
Son humour-ironie est sans jugement, vous en relevez même la tendresse, il est, je vous cite « un bonheur d’intelligence », et agit comme un merveilleux antidépresseur dont personne ne devrait se priver, car il nous rend plus intelligent, plus subtil, plus aiguisé sur le monde et le genre humain.
Votre analyse de l’humour-ironie proustien m’a infiniment plu par sa finesse et sa pertinence, c’est à mes yeux une clef de lecture essentielle de l’œuvre de Proust.
Le second aspect de votre livre sur lequel je voudrais attirer l’attention ce soir et qui m’a particulièrement intéressée et touchée, concerne ce que vous nous dites de l’artiste et de son œuvre, de l’écrivain et de l’écriture, de ses fragilités et de ses espoirs. Ce sont peut-être là les pages les plus intimes sur votre relation avec Proust. On y perçoit toute votre sensibilité d’écrivain.
Proust dites-vous « le plus grand des écrivains » est aussi le plus rassurant des écrivains pour les écrivains…
Parce qu’il se plaint de « sa nullité intellectuelle », de sa paresse, de ses doutes. Et qu’il n’a réussi à se mettre à son chef d’œuvre qu’au mitan de sa vie.
Parce qu’« il a connu la douleur du rejet comme la majorité des auteurs ». A 41 ans, il doit se résigner à publier à compte d’auteur, à payer sa publicité, à se vendre.
Et pourtant rien ne le décourage, il s’accroche, défend son oeuvre, harcèle quasiment Gaston Gallimard, répond pied à pied aux premières critiques…L’écrivain du doute se fait double, il est aussi celui qui obtient le retournement, la reconnaissance après l’échec, jusqu’au Goncourt 1919 ! Quel exemple pour les écrivains !
Ce qui m’a touchée dans cette troisième partie intitulée « le grand roman de l’écriture », c’est que l’on perçoit toute l’acuité de votre sensibilité d’écrivain qui vous lie à Proust, et qui vous le rend si proche. Proust est le compagnon des bons et des mauvais jours de votre vie intérieure de création littéraire.
Vous nous dites les doutes et les affres de l’écrivain, cet étrange désir d’écrire qui est aussi impérieux que fragile, cet élan de l’intérieur toujours prêt à se briser. Vous racontez la vulnérabilité au moment de la publication.
Vous dites aussi les critiques qui blessent, Proust en a essuyé de nombreuses comme « livre d’un oisif », « trop de duchesses », mais peut-être pire encore les amabilités avec ces adjectifs sirupeux qui dénaturent son œuvre, comme « méticuleux, délicat, fin, exquis, charmant ».
Vous le savez Catherine Cusset, parce que comme tous les écrivains, vous avez subi la flèche des critiques, il ne s’agit pas là d’une simple affaire de vanité mais d’un sentiment bien plus profond, de déstabilisation, de solitude et d’incompréhension, celui que ressent Proust « en si profond désaccord avec les moins bêtes de ses contemporains ».
Proust enfin vous inspire les dix commandements de votre vie d’écrivain même si sa règle absolue consiste à ne se fier qu’à sa singularité, à trouver librement sa voie qui n’est qu’en soi, sa musique intérieure.
Enfin je voudrais souligner combien votre livre est optimiste.
Nous sommes de la même génération, et je vous rejoins lorsque vous écrivez que « les jeunes générations sont terriblement sérieuses », et que la subtilité de l’ironie de Proust est plus nécessaire que jamais ; elle leur ferait tellement de bien.
Vous qui l’avez lu à 15, 20 et 50 ans, vous nous rappelez que Proust se lit à tous les âges de la vie : c’est en le lisant qu’on en apprend tant sur nous et les autres, les humains d’hier et d’aujourd’hui, quelle que soit l’origine, la classe sociale, et le genre, ce terme si proustien et si en vogue aujourd’hui…Proust nous sort des manichéismes de notre époque.
Vous nous montrez aussi combien Proust est stimulant et moderne parce qu’il montre la voie du courage et de la liberté d’être soi-même, de la ténacité de croire en soi, de son aspiration à la vérité. Vous admirez celui qui je vous cite : « condamne par son ironie l’hypocrisie sociale, mais le désir jamais ».
Et enfin à l’heure du pessimisme ambiant, où l’on annonce la fin de la littérature avec l’avènement de l’intelligence artificielle, vous rappelez la leçon d’optimisme de Proust en son temps, alors que l’on croyait au début du siècle précédent, que le train et le cinéma allaient tuer la lecture, vous le citez déclarant que « le film cinématographique ne dégage pas l’essence des choses et le chemin de fer ne tuera pas la contemplation ».
On l’aura compris, votre livre est un livre de gratitude et il s’achève avec ces derniers mots que vous adressez à Proust et qui résonnent comme un serment, je vous cite : « Grâce à vous je me sentirai vivante et intelligente. Pleine de pensées et d’images. Je ne serai pas seule. Vous serez mon église. Je vous en remercie ».
Quant à moi, je finirai en vous disant merci au nom de ceux à qui vous donnerez envie de lire ou relire La Recherche. Je n’oublierai pas la confrérie des Proustiens qui saluent en vous l’écrivain qui a su si bien décrire la relation singulière, intime et subtile qui l’unit à Proust, leur « maître à penser », votre « maître à penser » et à vivre.
On ne le dira jamais assez : La littérature sauve de tout, et Proust encore davantage…
Aude Terray
Discours de remerciements de Catherine Cusset :
Pour commencer, je remercie les éditions Gallimard, cette maison dont Marcel Proust est en quelque sorte le grand-père : mon éditrice Sandrine Treiner, remarquable lectrice, mon attachée de presse Isabelle Saugier, qui a si bien défendu mon livre, Vanessa Nahon à la présence si calmante, et Karina Hocine qui a lancé la collection Ma vie avec… avec François Sureau.
On vous demande parfois ce que cela vous fait de recevoir un prix littéraire. Il y a tant de livres qui paraissent, il est si difficile d’attirer l’attention aujourd’hui sur un livre qui n’est pas simplement commercial, qu’il semble difficile de ne pas s’en réjouir. Mais le Prix Céleste Albaret vous donne quelque chose de plus : l’impression d’entrer dans une famille très particulière, d’être intronisée dans un cercle rare et secret.
Si vous avez lu mon essai, vous savez que l’expression de la gratitude n’est pas mon point fort. Je ne sais pas « proustifier. » J’espère que vous serez indulgents. Je suis on ne peut plus sincère quand je dis que ce Prix Céleste Albaret est un quadruple honneur et une quadruple joie.
Joie, d’abord, de recevoir un prix qui porte le nom de la seule personne qui aurait eu le droit d’écrire un livre avec le titre du mien, Ma vie avec Marcel Proust. En dehors de ses parents, Céleste Albaret est la seule qui ait vécu de nombreuses années en compagnie de Marcel Proust. Interrogée quarante ans après la mort de Proust par Georges Belmont, elle a réussi à ressusciter la personne de Proust, à le rendre vivant comme si nous le voyions à l’instant devant nous, couché dans son lit, en train de boire son café, à la fois en restituant ses paroles et en décrivant ses rites avec une précision extraordinaire, comme, par exemple, la préparation de son café :
« Il n’était pas question de se servir d’une autre espèce de café que du Corcellet. Et il fallait en plus aller le chercher là où on le torréfiait, dans une boutique du XVIIème arrondissement, rue de Lévis, pour être bien sûre qu’il soit frais. Ensuite il y avait le filtre, qui était aussi un filtre Corcellet, et il n’était pas non plus question d’en changer. On bourrait le filtre de café moulu très fin, très serré, et pour obtenir l’essence que voulait Monsieur Proust, l’eau devait passer lentement, longtemps, goutte à goutte, pendant qu’on maintenait le tout au bain-marie, naturellement. »
Quelle belle idée vous avez eue, Jacques Letertre et Philippe Aubier, de donner le nom de Céleste Albaret au Prix que vous avec créé et de perpétuer ainsi, dans un geste tout à fait proustien, son humble mémoire.
Joie, aussi, en recevant ce onzième Prix Céleste Albaret, de faire partie d’un groupe d’auteurs aussi dignes que Laure Hillerin, Evelyne Bloch-Dano, Thierry Laget, Jean-Yves Tadié, Mathilde Brézet et Aude Terray, entre autres, pour des livres aussi diversifiés, dont certains sont des biographies, d’autres des bandes dessinées, des essais historiques… Le mien sera le premier essai de critique personnelle, subjective. Je suis particulièrement heureuse de recevoir le prix des mains d’Aude Terray dont le livre sur la Princesse Bibesco m’a passionnée et m’a beaucoup appris sur les familles Brancovan et Bibescu si présentes dans l’oeuvre et la vie de Proust. Je sens un lien intime avec votre livre, Aude, car mon mari est roumain, et j’ai consacré un roman, Un brillant avenir, à une Roumanie plus tardive et bien différente de celle que vous décrivez, la Roumanie communiste de Ceausescu. En lisant votre livre, en découvrant la Roumanie francophile et littéraire au tournant du XXème siècle, j’ai eu l’impression de quelque chose de très cohérent qui renforçait mon lien avec Proust en passant par la Roumanie. Je vous remercie.
Joie, enfin, honneur inespéré, inattendu, d’être adoubée par un jury aussi exigeant et comportant des Proustiens si éminents : Jürgen Ritte, traducteur, essayiste et membre de la Marcel Proust Gesellschaft ; Michel Erman, grand spécialiste de Proust, dont je devine la générosité ; Laure Hillerin, biographe de la comtesse Greffulhe et de Céleste Albaret ; Anne Heilbronn, pour qui les manuscrits de Proust n’ont pas de secret ; Jacques Letertre, qui a réussi la prouesse de transformer ses goûts littéraires en hôtels ; Jean-Yves Tadié et Antoine Compagnon, enfin, dont, croyez-moi, je craignais la lecture.
Qu’allaient penser ces deux grands Proustiens d’un livre « gonflé », comme ont dit certains critiques, où j’osais parler de moi quand il s’agissait de Proust pour me comparer avec lui et avec ses personnages et pour écrire mes impressions que personne ne m’avait demandées ? J’avais peur de mon narcissisme, peur de paraître ridicule à ces grands lecteurs, même indécente. Pouvais-je écrire un livre qui s’adressait à la fois aux non-Proustiens et aux Proustiens ? Jean-Yves Tadié et Antoine Compagnon m’ont répondu oui. Ils ont quelques points de désaccord, certes, mais avec une extraordinaire générosité, ils ont accepté et aimé ma lecture sans faire valoir leurs droits de spécialistes, par exemple sur cette question si sensible de l’antisémitisme, quand j’ai choisi d’exprimer ma réaction brute, mon choc en lisant la comparaison faite par Proust entre l’élégant nez français de Saint-Loup aux narines ressemblant à des ailes de papillon, et le gros nez juif de Bloch, ou de Swann à la fin de sa vie. Tadié m’a écrit : « Il y a bien longtemps que je suis heurté par les pages sur la famille Bloch. (…) Votre parallèle entre Saint-Loup et Bloch est accablant. » Quant à Antoine Compagnon, il m’a écrit pour maintenir que l’antisémitisme dans La recherche était un anachronisme. Mais il m’a fait l’honneur de corriger une des conclusions de mon livre, où je parlais de ma passion pour la cohérence, pour le sens, en écrivant cette bien belle phrase : « Le défi est de réussir un récit qui rende l’incohérence de la vie. Je dirais que c’est cela que Proust a réussi. La roman moderne, le roman de Proust, assume l’incohérence. »
Joie, pour finir, de recevoir ce prix en ce lieu, l’Hôtel Littéraire Le Swann. J’avoue l’avoir découvert récemment, puisque le Paris de Proust n’est pas le mien et que je ne connais pas du tout le XVIIème arrondissement. Je m’y suis arrêtée il y a quelques mois, pour le visiter, alors que je rentrais à vélo d’une rencontre dans une librairie à Clichy. J’ai été stupéfaite de voir, dans ce lieu aussi élégant, toutes ces vitrines contenant ces livres et ces manuscrits et je dois avouer, Jacques Letertre, que j’ai été fière, en cet instant, d’appartenir à un pays donnant encore une telle place à la littérature. Je n’imaginais pas un instant que mon propre livre y ferait son entrée par la grande porte. Merci.