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Worth : dans la garde-robe de la comtesse Greffulhe, par Delphine Gindre 

 

Photographie d’Otto, la comtesse Greffulhe dans une robe de bal

 

 

   Le Petit Palais célèbre, cet été, une dynastie de quatre générations de couturiers qui ont habillé les plus grandes figures de société du Second Empire jusqu’aux Années Folles, une famille qui marque un tournant majeur dans l’histoire de la mode de la fin du XIXème et du début du XXème siècle : l’invention de la haute couture. Worth, inventer la haute couture, une exposition à voir jusqu’à fin août au Petit Palais.

 

   Figure incontournable de la mode parisienne et européenne, Frederick Worth fonde, en 1858, une maison de couture à Paris qui devient le symbole du raffinement et de l’élégance parisienne. Celui qu’on qualifierait aisément d’inventeur de la haute couture habille toutes les plus hautes figures mondaines du Second Empire jusqu’à l’entre-deux-guerres, devenant ainsi une référence incontestée de la mode parisienne. La Princesse Metternich, l’Impératrice Eugénie, Franca Florio, Lady Curzon et l’iconique comtesse Greffulhe : toutes ont fait appel au grand couturier pour étayer leur garde-robe, symbole de leur rang social.

 

   Ici nous prenons le parti de nous pencher plus spécifiquement sur cette dernière figure, Marie Joséphine Anatole Louise Elisabeth de Riquet, comtesse de Caraman-Chimay, comtesse Greffulhe par son mariage, personnalité iconique du Tout-Paris de la Belle Époque. C’est cette femme mystérieuse, créative et distinguée, « ce grand oiseau doré prêt à s’envoler » qui sera l’inspiration principale de Marcel Proust pour créer le personnage de la duchesse de Guermantes dans À La Recherche du Temps Perdu. Certainement la femme française la plus adulée de son époque ! Une intellectuelle affirmée qui rassemble autour d’elle les têtes couronnées et les têtes pensantes de cette société.

 

 

Jean Béraud, Une soirée, 1878. Huile sur toile, 65 × 117 cm.
Musée d’Orsay, Paris, France. © RMN Grand Palais (Musée d’Orsay) / Photo Hervé Lewandowski.

La comtesse Greffulhe : portrait d’une icône de la Belle Époque

Une femme d’exception

   Le 11 juillet 1860 naît Élisabeth de Caraman-Chimay, future comtesse Greffulhe par son mariage avec le richissime Henry Greffulhe. Issue à la fois de la noblesse belge et de la noblesse française, la fille aînée de Joseph de Riquet Caraman prince de Chimay devient, par son élégance, sa grâce et son intelligence, le pivot d’une société d’intellectuels et d’amoureux des arts. Éblouissante par sa beauté et son raffinement, elle se distingue très tôt par un goût affirmé pour les arts et la culture, cultivé au sein d’un cercle familial où l’élégance et l’érudition sont des valeurs cardinales. Femme de réseaux autant que de style, elle fit de son salon un carrefour où se croisaient souverains, artistes, savants et hommes politiques, tissant des liens entre des mondes que tout semblait séparer.

Un pivot de la Belle Époque

   À la Belle Époque, la comtesse Greffulhe règne sur le Tout-Paris mondain. Son salon, véritable scène de prestige, attire écrivains, musiciens, peintres et scientifiques. Elle s’impose non seulement comme une mécène éclairée, soutenant des figures telles que Pierre et Marie Curie ou Serge Diaghilev, mais aussi comme une personnalité influente capable d’orienter les carrières et les tendances. Sa grâce, son esprit et sa capacité à « mettre en lumière » ceux qu’elle estime en font une muse vivante. En associant beauté, intelligence et sens relationnel, elle incarne à la perfection l’art de vivre et d’influencer à l’aube du XXᵉ siècle.

   C’est à Laure Hillerin que l’on doit de redonner vie à cette personnalité hors norme dans La Comtesse Greffulhe, L’Ombre des Guermantes (Flammarion), qui a reçu le Premier Prix Céleste Albaret en 2015. L’ouvrage esquisse un portrait vivant de cette « ambassadrice des Grâces et des Muses auprès de toutes les puissances de la terre », et nous plonge dans l’effervescence de ses soirées à la rue d’Astorg. On y aperçoit Nicolas II converser avec Édouard VII, Reynaldo Hahn deviser avec l’abbé Mugnier, ou Clémenceau échanger avec de jeunes réformateurs. Même Léon Blum bénéficia de son appui, au point que certains murmurèrent qu’elle avait contribué à préparer l’Entente cordiale. Ainsi, derrière le faste des toilettes et la brillance des salons, se dessinait l’action discrète mais déterminante d’une femme qui maîtrisait l’art de conjuguer l’élégance et l’influence.

Ses relations littéraires

   Grâce à son flamboyant cousin, Robert de MontesquiouFezensac, la comtesse Greffulhe se lie d’amitié avec de nombreuses figures littéraires, Edmond de Goncourt, Stéphane Mallarmé, José-Maria de Heredia.

   Marcel Proust, fasciné, voit en elle une figure digne de ses héroïnes. Il écrit à Montesquiou en 1893 : « Elle est difficile à juger, sans doute parce que juger c’est comparer, et qu’aucun élément n’entre en elle qu’on ait pu voir chez aucune autre ni même nulle part ailleurs. Mais tout le mystère de sa beauté est dans l’éclat, dans l’énigme surtout de ses yeux. Je n’ai jamais vu une femme aussi belle. » Dans À la recherche du temps perdu, il donne à la duchesse de Guermantes son éclat, ses manières, jusqu’à ses traits d’esprit.

   La comtesse, consciente de cette admiration, entretenait avec Proust une relation subtile, faite de distance et de fascination réciproque. Elle fut pour l’écrivain à la fois modèle social, muse littéraire et miroir de ses propres obsessions sur le temps, la mémoire et la mondanité. Ainsi, au-delà de sa beauté, son influence se grava dans l’œuvre proustienne comme une empreinte indélébile.

Une garde-robe qui fait couler de l’encre

Une icône de la mode et de la haute couture

   Si ce personnage fascine autant ses contemporains c’est aussi par ses toilettes éblouissantes. La comtesse Greffulhe se met en scène auprès de ses contemporains notamment grâce à une garde-robe somptueuse qui est aujourd’hui conservée au Palais Galliera et qui a déjà fait l’objet en 2015 d’une exposition intitulée « La mode retrouvée » en référence à Marcel Proust.  Montesquiou la décrit comme une figure de proue qui préfère faire la mode plutôt que de la suivre : « On a longtemps, longuement discuté les habillements de la comtesse Greffulhe. On continuera. […] Elle se faisait chez les couturiers en renom tout ce qui était en vogue ; puis, quand elle devenait certaine que l’épuisement des nouveautés fâcheusement vantées était atteint, elle levait la séance, en jetant aux faiseurs, persuadés de son édification et convaincus de leur maîtrise, cette déconcertante conclusion : “Faites-moi tout ce que vous voudrez qui ne soit pas ça !” Il en résultait des combinaisons parfois un peu abracadabrantes ; mais d’autres, où sa fantaisie intervenait avec ingéniosité et avec goût, certains jours, avec magnificence

   Le Palais Galliera conserve une partie de cette garde-robe de près d’une centaine de piècesd’exception, dont les créations Worth sont certainement les plus originales et incarnent le mieux cette exclusivité recherchée par la comtesse.

   Plonger dans cette garde-robe c’est aussi un peu voyager au cœur des personnages proustiens, s’immerger dans le Paris littéraire de cette fin du XIXème siècle à travers d’incroyables tenues de jour, des robes de bal inoubliables, des manteaux d’opéra somptueux, des tea-gown …

 

De la garde-robe à la plume

Worth, Robe d’intérieur ou tea-gown, vers 1896-1897.
Soie façonnée à fond en satin vert et motifs en velours coupé bleu,
dentelle de coton mécanique, doublure en taffetas de soie changeant
vert et bleu.
Palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris.
© Stanislas Wolff.
Worth, Robe d’intérieur ou tea-gown, vers 1896-1897.
Soie façonnée à fond en satin vert et motifs en velours coupé bleu,
dentelle de coton mécanique, doublure en taffetas de soie changeant
vert et bleu.
Palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris.
CCØ Paris Musées / Palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris.

 

 

L’exposition présente notamment quatre somptueuses créations Worth qui ont contribué à dessiner ce mythe de la comtesse Greffulhe :

la fameuse robe aux lys : une robe en velours de soie noir incrustée de satin de soie duchesse et cousue de broderie de perles, paillettes, strass et fils métalliques, dans laquelle la comtesse Greffulhe se fait photographier par Paul Nadar en 1896.
la Tea-gown verte et noire, icône de l’exposition, robe d’intérieur en soie façonnée et taffetas de soie.
une cape dite cape russe en velours de soie violet brodé de fils métalliques, galons, dentelle et tulle, offerte par le tsar Nicolas II et transformée avec brio par la maison Worth à la demande de la comtesse
une robe de cérémonie dite « robe byzantine », portée par la comtesse au mariage de sa fille.

Nadar, La comtesse Greffulhe, 1886.
Procédé photomécanique, 29 × 16,8 cm.
Palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris.
CCØ Paris Musées / Palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris
Nadar, La comtesse Greffulhe, 1886.
Procédé photomécanique, 29 × 16,8 cm.
Palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris.
CCØ Paris Musées / Palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris
Worth, Robe du soir dite « Robe aux lys », vers 1896.
Velours de soie noir, incrustations de satin de soie duchesse blanc ivoire en forme
de branche de lys bordées d’un cordonnet de fils d’argent doré. Broderies de perles,
paillettes, strass et fils métalliques d’argent doré.
Palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris.
CCØ Paris Musées / Palais Galliera, musée de la Mode de la Ville de Paris.

   Replonger dans certains passages de Proust, à la lumière de ses somptueuses créations, devient encore plus savoureux ! Les descriptions proustiennes si étoffées semblent rendre de manière particulièrement fidèle la richesse de ces toilettes d’époque, et notamment celles de Mme de Guermantes, incarnation du mythe de la Comtesse Greffulhe :

« Au lieu des merveilleux et doux plumages qui de la tête de la princesse descendaient jusqu’à son cou, au lieu de sa résille de coquillages et de perles, la duchesse n’avait dans les cheveux qu’une simple aigrette qui, dominant son nez busqué et ses yeux à fleur de tête, avait l’air de l’aigrette d’un oiseau. Son cou et ses épaules sortaient d’un flot neigeux de mousseline sur lequel venait battre un éventail en plumes de cygne, mais ensuite la robe, dont le corsage avait pour seul ornement d’innombrables paillettes soit de métal, en baguettes et en grains, soit de brillants, moulait son corps avec une précision toute britannique. » 

   Ne peut-on pas imaginer que cette « précision toute britannique » suggère, pour l’esprit averti des contemporains de Proust, le savoir-faire inégalé de la griffe Worth ?

   Le personnage d’Oriane de Guermantes, son magnétisme et la fascination qu’il exerce sur le narrateur réside en effet souvent dans l’élégance inégalable de ses tenues que Proust dépeint avec précision. Comment ne pas faire le parallèle entre la richesse des matières, la finesse ciselée des motifs et l’originalité des coupes de la garde-robe de la Duchesse de Guermantes et les incroyables pièces de haute-couture Worth destinée à la comtesse Greffulhequi nous sont présentées au Petit Palais ?

   À travers les créations somptueuses de la dynastie Worth, l’exposition du Petit Palais redonne notamment chair à l’élégance souveraine de la comtesse Greffulhe. Drapée dans ses robes spectaculaires, véritables architectures de soie et de velours, Élisabeth de Caraman-Chimay ne se contenta pas d’être une figure de la haute couture : elle fit de sa silhouette un manifeste esthétique, au service d’une image savamment orchestrée. Muse de Proust, immortalisée dans le personnage de la duchesse de Guermantes, elle sut inspirer écrivains, peintres et photographes de la Belle Époque.

   Mais le mythe littéraire finit par éclipser la femme réelle, dont les fastes vestimentaires étaient indissociables de son art de se mettre en scène. En réunissant aujourd’hui ses toilettes et ses portraits, le Petit Palais ne se contente pas d’exposer des œuvres : il restitue à cette égérie l’éclat qui fut le sien, prolongeant la fascination qu’elle exerça jusqu’à sa disparition, le 21 août 1952, à l’âge de quatre-vingt-douze ans.

 

Delphine Gindre, coordinatrice marketing pour la Société des Hôtels Littéraires