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Bernard de Fallois, Sept conférences sur Marcel Proust. Editions de Fallois, 2019

 

Bernard de Fallois

 

« Proust est un écrivain merveilleux à lire, mais peut-être plus merveilleux encore à relire. Comme Balzac il nous introduit dans un monde peuplé de personnages qui vont devenir nos amis, et dont nous voudrions savoir, de volume en volume, ce qu’ils deviennent. Mais comme Montaigne, il nous propose aussi un nombre incalculable de réflexions sur tous les aspects de la société humaine, des caractères, des passions, des réflexions que nous ne pouvons pas lire sans les rapporter à notre propre vie, ou nous-même, et chaque nouvelle lecture ouvre la voie à de nouvelles réactions. » Bernard de Fallois

 

On ne se lasse pas non plus de lire Bernard de Fallois, fascinant critique littéraire de Marcel Proust. Après son Introduction à la Recherche du temps perdu, petit chef-d’œuvre d’intelligence et de clarté, les éditions de Fallois viennent de publier un second tome, ou plus exactement Sept conférences sur Marcel Proust.

Ces « causeries », comme Fallois aime les appeler, abordent quelques thèmes choisis avec soin pour expliquer l’œuvre de Proust de façon pédagogique et le rendre accessible au grand public : « La vie de Proust est-elle si intéressante que cela ? », « Comment Proust a-t-il composé son roman ? », « Les personnages de Proust ont-ils vieilli ? », « Proust est-il le véritable auteur de La Comédie humaine ? », « Proust pour ou contre l’amour ? », « L’œuvre d’art peut-elle vaincre la mort ? ».

 

Bernard de Fallois a l’immense mérite d’avoir mis fin au mythe d’un Proust oisif et mondain qui aurait radicalement changé de vie à 35 ans pour commencer à écrire son œuvre. Légende invraisemblable pour le jeune étudiant de l’époque qui, après sa rencontre avec la nièce de l’auteur Suzy Mante Proust, découvrit dans son grenier l’imposant manuscrit alors inconnu de Jean Santeuil. Et de nous démontrer comment Les Plaisirs et les Jours, puis Jean Santeuil et enfin ses traductions de Ruskin avaient été pour Proust trois périodes préparatoires indispensables avant la rédaction de son grand’œuvre, chacune pour des raisons propres qu’il développe brillamment. « Proust n’était pas un dilettante brusquement touché par la grâce, il était un écrivain dont la vocation avait été plus précoce que tous les autres, qui ne s’était jamais détourné de son chemin, et qui depuis l’âge de 14 ans avait commencé à écrire ce qu’il sentait devoir être son œuvre. ».

 

D’autres éléments vinrent changer de façon définitive la composition du roman. Par exemple, la soirée musicale du 11 avril 1907 chez la Princesse de Polignac donna à Proust l’idée du Bal de têtes qui sera la grande scène finale du Temps retrouvé ; la lecture d’un fait divers le conforte dans son projet de peindre l’homosexualité qui sera l’une des plus grandes nouveautés de son roman ; la publication de pastiches dans les journaux lui révèle sa capacité fabuleuse d’imitation et l’occasion d’introduire le comique dans son œuvre.

 

Fallois s’attarde longuement sur les personnages de Proust, afin d’en éclairer les apports radicalement nouveaux. D’abord l’impact du temps sur des héros comme Oriane, Charlus, Swann ou Odette qui changent tout au long du roman et savent nous surprendre par un nouveau trait de caractère à chacune de leurs apparitions. Et comment l’écrivain sut leur donner la parole pour les rendre incroyablement vivants et nous faire rire, ce qui fait de lui, comme Fallois le souligne avec un brin de provocation, « le véritable auteur de La Comédie humaine ». Car si Balzac a créé des héros de roman au destin singulier, qui représentent une véritable petite société, Proust a dégagé des lois universelles sur l’homme avec seulement une trentaine de personnages.

« Les personnages de Proust se contentent de vivre, de passer des soirées, de courir après leurs amours, de souffrir de la jalousie.

Des personnages de Balzac, nous nous demandons : qu’est-ce qu’ils font ?

Et de ceux de Proust : qu’est-ce qu’ils sont ? »

 

Bernard de Fallois nous livre la vision de Proust sur l’amour en citant cette phrase superbe : « Laissons les jolies femmes aux hommes sans imagination. » Proust dresse dans la Recherche un véritable traité du mal d’aimer, qu’il décrit scientifiquement comme une maladie qu’on contracte et dont on guérit. Il s’intéresse à tous les cas de figures possibles, comme l’emblématique passion de Swann pour Odette dont l’amour commença par l’habitude, grandit avec l’anxiété, subsista par la jalousie et s’acheva dans l’oubli qui est guérison.

 

Après ses six causeries, Fallois propose un rapprochement éclairant entre « Proust et Chateaubriand », deux écrivains modernes dont les œuvres, « comme deux monuments, impressionnants par leurs dimensions, représentant l’un et l’autre une ambition littéraire totale, et, parce que leurs auteurs sont nés à cent ans de distance, on a l’impression que l’une ouvre et l’autre ferme cette avenue triomphale des Lettres, bordée de romans, de poètes, de dramaturges, qu’a été le XIXe siècle. »

 

On y apprend aussi que Proust s’inspira de Chateaubriand pour le splendide appel des morts déclamé par Charlus lors de la matinée de la Princesse de Guermantes : « Hannibal de Bréauté, mort !  Antoine de Mouchy, mort ! Charles Swann, mort !  Adalbert de Montmorency, mort !  Basin de Talleyrand, mort ! Sosthène de Doudeauville, mort ! »  Et chaque fois, ce mot « mort » semblait tomber sur ces défunts comme une pelletée de terre plus lourde, lancée par un fossoyeur qui tenait à les river plus profondément à la terre. »

 

Dans un dernier article qui trouve sa place à la fin du volume, Lecteurs de Proust, Fallois trouve une formule décisive : « Stendhal écrit pour être aimé, Balzac pour être cru, Proust pour être compris. » Et il ajoute pour ce dernier : « Peu d’œuvres font autant de place au lecteur ». Il nous montre comment Proust a pu se défendre à l’avance contre certaines critiques qu’il prévoyait, – c’est tout l’avantage d’une publication échelonnée sur une dizaine d’années.  Aux inquiétudes sur le vieillissement de son style, Fallois répond que Proust nous éblouit encore par son art de la métaphore ; « le lien que cette figure établit entre deux fragments de réalité correspond au lien secret qui a uni les deux sensations du souvenir involontaire. »

 

Fallois nous présente différentes lectures possibles de la Recherche et conclut que « Proust est un écrivain qui se relit, beaucoup plus peut-être qu’un écrivain qui se lit », afin de mieux savourer « ces milliers, je dirais presque ces dizaines de milliers de petites impressions, de petits morceaux, de pages qui, chacune en elle-même a son intérêt propre ». Proust les a patiemment montées ensemble, comme les fils d’une tapisserie, pour nous donner la plus éblouissante des cathédrales littéraires.

Bernard de Fallois se fit alors son « prophète étonné », selon la formule de Vialatte évoquant son œuvre de traducteur de Kafka, pour nous expliquer le roman de Proust de la plus brillante des manières, celle d’un grand écrivain.

 

Hélène Montjean