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Entretien avec Olivier Aubertin, spécialiste de Paul Morand et auteur d’une nouvelle édition de ses récits de voyage dans la collection Bouquins : Bains de mer, bains de rêve et autres voyages.

 

 

 

Pourriez-vous nous raconter l’histoire éditoriale de ce deuxième tome des récits de voyage de Paul Morand?

La collection Bouquins avait déjà publié en 2001 un volume consacré aux voyages de Paul Morand, Hiver Caraïbe et autres voyages. Ce dernier demeurait cependant incomplet et il était possible d’ajouter à des textes majeurs manquants des textes inconnus du grand public, encore jamais rassemblés en volume. On peut dire que désormais l’essentiel des récits de voyages est réuni dans ces deux tomes, à l’exception de quelques textes singuliers comme Venises. Le grand public dispose ainsi de deux collections regroupant l’essentiel des œuvres de Paul Morand, avec d’un côté la Pléiade qui a réuni ses œuvres de fiction principales, nouvelles et romans, en trois volumes et de l’autre les deux volumes de la collection Bouquins.

J’avais déjà réalisé pour les éditions Nicolas Chaudun quatre livres de textes rarissimes sur ses voyages européens :  D’autres Venise (2010), Rhin et Danube (2011), Bains de soleil (2011) et So British ! (2012). Gabriel Jardin, l’ayant-droit de Paul Morand a suggéré que je sois le maître d’œuvre de ce nouveau volume. J’y ai ajouté des livres oubliés, des articles égarés et des textes publiés par des collections de bibliophiles, telle que Les Amis d’Olivier.

 

Ce volume contient de nombreux inédits que vous avez patiemment retrouvés et réunis, pouvez-vous nous en parler ?

Parmi les nombreux inédits, il y a un texte bolide de course-automobile qui était complètement oublié Circuits et autodromes. On trouve aussi un texte de 1927 découvert très récemment sur Venise : Venice, Venise, Venedig and Venezia qui était destiné à un journal américain Vanity Fair. Et beaucoup d’autres pages magnifiques, tel ce long récit sur le Danube écrit bien avant l’ouvrage de Claudio Magris, un récit oublié sur l’exposition coloniale de 1931, un guide de voyage en Grèce ainsi que de nombreux textes tirés de la Revue des voyages de Jean-Paul Caracalla.

 

Paul Morand fût-il ce qu’on appelle classiquement un écrivain voyageur et si oui à quelle espèce appartenait-il ? Morand est surtout connu pour ses nouvelles du début du siècle, qui sont pour la plupart situées hors de France dans des cadres exotiques, voire érotiques. Ça ne faisait pas de lui un écrivain-voyageur au sens strict. C’est à partir de 1926 que Morand décida d’associer à ses voyages diplomatiques des raids géographiques dans presque tous les continents, puisqu’il en visita quatre sur cinq en dix années seulement. Il renouait avec la tradition littéraire des écrivains diplomates – le président de Brosses, Custine, Stendhal, Chateaubriand, Gobineau, Levet ou Claudel mais il rompait avec la vision des écrivains-voyageurs de la fin du siècle et principalement Loti. Au début de ses voyages, sa filiation est proche des récits d’Alexandre Dumas et de Théophile Gautier, avec des notes rapides et colorées sur les lieux qu’il traverse. Peu à peu, on constate un intérêt grandissant pour les peuples visités et non plus pour l’ego du voyageur. Comme Segalen, il essaiera de dépasser l’exotisme traditionnel et ses effets faciles pour constater les ressorts du monde moderne avec sa brutalité et l’arrivée de la vitesse.

 

Invente-t-il ainsi un nouveau genre littéraire ?

Oui car, contrairement à ses prédécesseurs, il parle du choc de la modernité et c’est avec une optique nouvelle qu’il décrit les mondes qu’il parcourt. Je pense à New-York qui est un superbe poème au nouveau monde moderne, aussi important que celui décrit par Céline. Morand est capable d’allier la précision des renseignements qu’il donne à la poésie de ses impressions et à son érudition personnelle. Les couleurs jouent un rôle important et je pense que c’est lié en partie à l’éducation esthétique qu’il a reçue – celle de son père, peintre amateur et amis de peintres – et à son goût pour les contrastes et la vitesse. N’oublions pas que Morand poète écrivait dans les revues Dada et fréquentait les peintres cubistes de Montmartre ; c’est aussi en ce sens là, qu’il a jazzé la langue française – le mot est de Céline-, en jazzant aussi les couleurs et les contrastes.

 

« Au sommet du campanile j’embrassais Venise, aussi étalée que New-York est verticale, aussi saumonée que Londres s’offre en noir et or. L’ensemble est lavé d’averses, très aquarellé, avec des blancs rompus, des beiges morts, relevés par le cramoisi sombre des façades pareilles à la chair du thon. »

Paul Morand Venises, Gallimard 1971

 

Comment avez-vous organisé la présentation et le classement de ces pages de Morand sur le voyage, très variées par leurs destinations et par leur style ? Peut-on noter une évolution chez lui ?

Il fallait choisir une approche chronologique ou thématique ; or Morand se décrit lui-même comme un « amant de la grand’route » mais aussi comme un nageur, « né sous le signe des Poissons » ou comme un globe-trotteur moderne. Les parties s’annonçaient d’elles-mêmes et les titres coulaient de source pour décrire Toute la terre de Morand : Le monde est une pomme, Le monde est une route, Le monde est un bain de mer. Et puis il fallait relier les textes de la vieille Europe avec ceux des mondes nouveaux. L’orient a fasciné Morand depuis ses goûts littéraires pour les Mille et Une Nuits et les Nouvelles asiatiques de Gobineau jusqu’à son mariage avec Hélène Soutzo, une princesse gréco-roumaine.

Grâce à la vision d’ensemble de ces récits de voyage, on peut réaliser le basculement entre le Morand jeune homme et le Morand d‘âge mûr. Le changement de vision est perceptible entre ses premiers voyages où l’action et la vision prédominent, aux autres textes de souvenirs dans lesquels la poésie et l’histoire se mêlent à la mélancolie. Je pense là à Bains de mer, bains de rêve, le Danube, Paris, ou les Images de Manhattan.

 

Un titre estival de Paul Morand regroupe l’ensemble, Bains de mer, bains de rêve. On connaît peut-être moins la partie maritime et nautique de ses livres, par rapport à la place de l’automobile ou de la technique, vous paraît-elle essentielle ?

Il y a le Morand nageur qui se dit Poisson et aime rivaliser avec Giraudoux dans les bassins des piscines de Munich au cours de sa pleine jeunesse. Il y a aussi le Morand Homo velox motorisé, qui pilote sa vedette La Chouette de Villefranche-sur-Mer vers tous les ports de la Méditerranée. Morand est un écrivain qui a mis en scène très rapidement le goût des bains de mer. Je pense aux rencontres de Lewis et Irène (1924) et à Paysages méditerranéens, qui est un récit de découverte de la Méditerranée, et bien entendu le goût pour les vagues océanes, principalement de l’Atlantique, racontées aussi bien à New-York que sur les côtes normandes, bretonnes et du Pilat. Morand revient dans cet ouvrage sur ses baignades déjà ébauchées dans ses poèmes des années folles, Vingt-cinq poèmes sans oiseaux, cette fois avec un œil plus mélancolique pour relater ses ébats nautiques. C’est d’ailleurs un peu le même ton nostalgique que celui de Venises.

 

Quelles furent les principaux ports d’attache de Morand et correspondent-ils à ses plus belles pages littéraires ?

Les textes de Morand sur New-York (1930), Londres (1933) et Bucarest (1935) sont dans la filiation des récits de villes d’Emile Zola dont il aimait Lourdes, Rome et Paris. Mais il en a fait un genre littéraire en soi, plus moderne, avec une approche historique – verticale – et géographique – horizontale-, faite de l’expérience du narrateur. On peut retrouver dans les textes de Daniel Rondeau la même inspiration narratrice.  Il y a aussi des lieux secrets qui sont probablement plus importants pour Morand, comme Séville qu’il relatera dans Le Flagellant, Tanger d’où il écrira des nombreux textes et chroniques, et probablement Paris, qui nous fait regretter l’absence d’un grand texte sur cette ville. A ce sujet, les pages sur Paris incorporées dans ce volume sont une excellente ébauche.

 

Vous citez un joli mot de Marcel Proust sur Morand : « Cet homme doux comme un enfant de chœur, raffiné comme un Stendhal et un Mosca. […] Comment peuvent être contemporain en lui Mosca et Fabrice ? » Cette remarque vous semble-t-elle fondée ?

C’est justement le vrai problème de Marcel : il était fasciné par la duplicité de Morand. Je veux dire par là que Morand était pour lui à la fois Fabrice et Mosca. Dans sa correspondance, il y a cette lettre où Marcel Proust souligne la complexité de Morand : « Vous êtes beaucoup plus complexe que le faune. Marbre de Phidias [il compare les photographies de Morand à des marbres], jeune successeur de Mosca, à l’occasion, enfant de Marie » (8 mars 1918). Dans une lettre à la princesse Soutzo, Proust écrit à propos de Morand : « Cet homme doux comme un enfant de chœur, raffiné à la fois comme un Stendhal et un Mosca et en même temps âpre et implacable comme un Rastignac qui serait terroriste ». Proust était probablement séduit par cette conjonction des contraires qu’il entrevoyait chez Morand : une sécheresse accouplée à la bonté et à la noblesse d’âme. D’ailleurs, il disait espérer que « Morand ne finirait pas en chartreux, même à Parme. » (29 mars 1919).

 

Dédicace de Marcel Proust à Paul Morand dans Du côté de Guermantes, volume 4.

© Bibliothèque de l’Automobile Club de France

 

 

Un dernier mot pour nous présenter ce dessin inédit de Paul Morand représentant Marcel Proust sur son lit de mort ?

Il a été découvert récemment et publié par la Revue de la Bibliothèque Nationale. C’est un dessin au pied levé, un croquis fait à la plume puis envoyé dans une lettre de Morand à Hélène le jour même de la mort de Proust. Son trouble devait être important puisque Morand s’est trompé sur le mois, Proust étant mort le 18 novembre 1922.

Nous avons désormais que nous avons quatre portraits de Proust sur son lit de mort : la pointe sèche de Paul-César Helleu, le dessin d’André Dunoyer de Segonzac et la photographie de Man Ray. Il faudra compter aussi avec ce dessin de Morand, accompagné d’une lettre pleine d’émotion de l’un de ses amis les plus fidèles.

 

 

Propos recueillis par Hélène Montjean

Image d’accueil : Aquarelle de Paul Morand réalisée par Jean Aubertin