Nous republions un intéressant article de Christian Robin, initialement paru dans les Cahiers du Centre d’études verniennes et du Musée Jules Verne, avec l’aimable autorisation de son auteur.

 

SONY DSC

 

Agrégé de grammaire, docteur d’État (Sorbonne, 1981), Christian Robin a été professeur de littérature française moderne et contemporaine à l’Université de Nantes. Auteur de plusieurs articles et ouvrages (dont Un monde connu et inconnu : Jules Verne (1978) il a dispensé de nombreuses conférences en France et à l’étranger et participé à plusieurs émissions radiophoniques ou télévisuelles. Organisateur des premiers colloques universitaires consacrés à Jules Verne (1975), puis à Pierre-Jules Hetzel (1986), il a eu la responsabilité des Cahiers du Musée et du Centre d’études Jules Verne. La Ville de Nantes lui a confié l’édition des manuscrits inédits de l’auteur des Voyages extraordinaires, parus aux Éditions du Cherche-Midi et dont certains volumes ont été traduits en plusieurs langues. En 2004, il a codirigé la Décade de Cerisy-La-Salle : « Jules Verne : cent ans après ». De 1993 à 2000, il a été directeur du Centre d’études du français langue étrangère de l’Université de Nantes. Il a été invité à plusieurs reprises par l’University of the South (Tennessee, USA) et l’Université de Kobé-Kaisei (1996). Depuis 2002, il est président de la Société ligérienne d’art et de littérature. Il participe aux travaux du conseil scientifique des Lyriades. Il est également membre de l’Académie des Sciences, Lettres et Arts d’Angers.

 

 

PROUST : LECTEUR DE VERNE 

En novembre ou décembre 1899, puis en septembre 1901, Proust se rend à Amiens pour visiter la cathédrale. Ses notes prises, il ne saisit pas lune de ces deux occasions pour imiter Raymond Roussel. Il ne songe pas à «serrer la main qui avait écrit tant d‘œuvres immortelles» (1). Celui qui avait été simultanément initié à lart gothique et aux romans daventures par les volumes quéditait Hetzel, vient en Picardie pour satisfaire la première de ces passions et non pour renouer avec des souvenirs dhistoires lues autrefois

Cathédrale Notre-Dame d’Amiens

Pour les étrennes de 1883, Marcel et Robert Proust reçoivent deux tomes des Voyages involontaires de Lucien Biart, dont ils déclarent connaître les deux premières parties (2). Les Voyages de découvertes de Mlle Lili et de son cousin Lucien, illustrés par Froelich sur un texte de Stahl, sont également à compter au nombre de ces cadeaux mémorables qui, pour lauteur dA lombre des jeunes filles en fleurs, rendent inoubliable le premier jour de lan (3). Cette réminiscence nest du reste pas isolée, le jeune narrateur qui désire voyager  et celui des ébauches le désirait bien davantage se montre volontiers habité par des lectures qui invitèrent en leur temps son créateur à laventure.

Ainsi le départ pour lOcéan prenait dès le précoce Cahier XII des allures dexpédition vernienne puisquà la faveur dune visite de cathédrale le jeune homme satisfait sa curiosité scientifique en contemplant la montée d‘un mascaret (4), phénomène naturel dont on dit quil se manifeste fréquemment dans les Voyages extraordinaires (5). Cet intérêt était alors cultivé par Vington qui, loin dêtre encore le musicien Vinteuil, était en fait une figure de savant naturaliste, classant ses échantillons (6). Sil avait peu dair de ressemblance avec le savant Cosinus sorti de limagination de Christophe, pasticheur de Verne et professeur de Proust au Lycée Condorcet(7),, il aurait pu en revanche figurer sans modification dans lun de ces récits que les abonnés du Magasin déducation et de récréation avaient coutume de lire sous la plume de Franklin (8), de Kaempfen (9), ou d‘Erckmann-Chatrian (10). Lors de ses vacances à ce qui devait devenir Combray, Marcel avait en somme lheureuse fortune de rencontrer lune des figures les plus familières de son univers romanesque.

Devenu compositeur, le personnage na rien abandonné de son génie.. Il est demeuré «quelque explorateur» (11) de «monde inconnu»(12). Ce trait persistant, ajouté aux nombreuses métaphores que le romancier emprunte à lunivers de la vulgarisation scientifique, paraît indiquer que Proust avec A la recherche du temps perdu na pas entièrement pris congé des lectures que PierreJules Hetzel proposait dans sa jeunesse

 

 

Lécrivain se montre néanmoins peu indulgent à légard de cette littérature (13). Il lui est même arrivé de confier à lun de ses porte-parole le soin dexécuter André Laurie (14). Nourrissaitil à légard de Jules Verne une réserve analogue ? Le nom du romancier apparaît chez Proust, il est vrai, presque toujours dans un contexte ironique. Que ce soit pour dénoncer le trépignement intéressé et puéril (15) ou l’étonnement naïf (16) de ses personnages, ou pour amuser un correspondant :

«Mon cher petit, cest en ce moment un étrange personnage de Wells qui técrit, car je ne me suis pas couché depuis cinquante heures. Et même de Jules Verne, car je ne me suis pas assis non plus» (17), écritil à Lucien Daudet, en usant dun parallèle largement attesté par la critique de lépoque (18). La comparaison tournetelle à lavantage de lécrivain français ? Rien nest moins sûr puisque lauteur de lHomme invisible (19), qualifié de «sorte de Jules Verne anglais» par l’ami des Yeatman est dans le même temps considéré comme lauteur «d‘assez mauvais mais très amusants livres» (20). Cette réserve amusée devait un an plus tard, inspirer lépistolier transformé pour loccasion en pasticheur

«Quand une famille aborde dans une île déserte dans les romans de Jules Verne etc le comptable devient cuisinier, lavocat défricheur de forêts, le médecin matelot à cause des nécessités nouvelles. – Estce par un Maître Jacquisme du même genre que Constantin étant directeur de revue, M. Marcel Mielvaque simprovise en gentil Vendredi ?» (21).

Tels sont les propos souriants quil tient au directeur de la Renaissance latine, Constantin Bibesco, au sujet des dons d‘adaptation par trop exceptionnels de lun de ses collaborateurs. Synthèse plaisamment infidèle de plusieurs robinsonnades verniennes ? Ou généralisation qui se plaît dans laltération dun titre privilégié ? Il nest pas certain que le correspondant de Bibesco ait accompli un tour exhaustif de toutes ces histoires de naufrages. Une seule suffit à son dessein qui, en loccasion comme en dautres, nétait pas de formuler un jugement arrêté sur Jules Verne

Peu nombreux sont en réalité les Voyages extraordinaires dont on peut affirmer quils ont figuré dans la bibliothèque proustienne. Leur fortune et leur pouvoir d’évocation sur lécrivain d Á la recherche du temps perdu sont du reste inégaux, le plus souvent inattendus. Un détail comme un grand thème peuvent être indifféremment élus par la mémoire dun auteur par ailleurs volontiers oublieux de son créancier. Ce mutisme quasi permanent rend au demeurant parfois hypothétique létablissement de points de rencontre entre les deux romanciers.

Il en va de la sorte pour lépisode du télégramme dans la Fugitive dont on voudrait quil fût dorigine vernienne. Marcel est à Venise il reçoit un petit bleu quil déchiffre, à tort, comme suit

«Mon ami, vous me croyez morte, pardonnezmoi, je suis très vivante, je voudrais vous voir, vous parler mariage, quand revenezvous ? Tendrement Albertine». (22).

Revenu de sa bévue qui lui a fait lire un autre prénom dans la signature quil fallait interpréter comme étant celle de Gilberte, il conclut

«Une bonne partie de ce que nous croyons et puisque dans les conclusions dernières cest ainsi, avec un entêtement et une bonne foi égales, vient dune première méprise sur les prémisses » (23). 

Si «lentêtement» de Kéraban n‘a dégale que sa «bonne foi», son compagnon de route, Van Mitten, commet une confusion toutàfait comparable, et dans des conditions identiques. Eloigné de sa patrie il a laissé sa femme, contraint dépouser une Kurde, il lit un jour sur une dépêche, faussement libellée : 

«Madame Van Mitten depuis cinq semaines . . . décédée» (24

quil doit peu de temps après modifier en «décidée» (à le rejoindre) (25). De cette morte qui ressuscite, et de son exploitation romanesque, Proust paraît donc se souvenir. Nétaitil pas âgé de douze ans lors de la parution de Kérabanletêtu, livre qui sadressait précisément aux enfants de sa génération

Les pièces de Verne et dAdolphe dEnnery étaient proposées à ce public que grossissaient les adultes (26). Proust appartint aux deux catégories. Il assiste en septembre 1901 à la reprise du Tour du monde en quatre vingts jours (27). Il entre dans sa trente-et-unième année. En revanche, en prêtant à Gilberte le désir d’applaudir une représentation de Michel Strogoff – l’action se situe vraisemblablement au cours de la saison 1893 – 1894 (28) – il transfère selon toute probabilité une joie qu’il dut connaître adolescent. Grâce à ce «petit fait vrai», il situe ses personnages dans une classe d’âge précise, il leur donne surtout une culture conforme aux exigences mondaines de leur temps.

Marcel, à Balbec, laisse libre cours à son imagination romantique. La mer lui inspire toute une poésie venue, selon toute vraisemblance, de Vingt mille lieues sous les mers, le seul roman de Verne cité dans Á la recherche du temps perdu (29). Le GrandHôtel avec ses salons et leurs baies vitrées, avec son «orgue»il sagit en réalité de lascenseur (30) entretient avec le Nautilus des liens de parenté. De ce point dattache, le narrateur explore en direction des êtres qui lui étaient jusqualors restés inconnus. Les jeunes filles, fleurs marines, lui procurent un plaisir qui retrouve lenthousiasme du professeur Aronnax conduit par Nemo dans lîle Crespo et au royaume du corail. Elles lui inspirent surtout des réflexions similaires. Après le savant océanographe qui conclut : 

«Ces polypes ont un générateur unique qui les a produits par bourgeonnement, et ils possèdent une existence propre, tout en participant à la vie commune» (31)

Marcel observe que son amour aussi se ramifie à la manière dun «madrépore » (32)

«Cet état, renaissant alternativement pour lune ou pour lautre, était aussi différent de ce que nous appelons amour que diffère de la vie humaine celle des zoophytes ou lexistence, lindividualité, si lon peut dire, est répartie entre différents organismes » (33)

.Cette découverte effectuée dans les profondeurs du cœur, après lavoir été dans celles de lOcéan, rejoint également les pressentiments que lécrivain nourrissait à légard de son projet

Longtemps, en effet, ce qui allait devenir Á la recherche du Temps perdu s’est présenté aux yeux de Proust comme un ensemble disparate de parties plus ou moins élaborées dont l’assemblage définitif fut à l’évidence laborieux. D’incessantes mises au point furent nécessaires pour aboutir à l’œuvre gouvernée qui peut être lue aujourd’hui. Le but de ce travail qui consistait à réunir des morceaux encore dispersés mais complémentaires fut un souci si constant pour le romancier que diverses images rendent toujours compte du degré atteint par une telle hantise. Précoce, elle se manifeste dès les pages inaugurales de Combray, dès la description de l’appartement de tante Léonie. Univers clos, dont chaque parcelle collabore au confort général comme à la solidarité impondérable du tout, l’atmosphère intérieure de la pièce se voit brusquement comparée à la mer dont les parties «sont illuminées ou parfumées par des myriades de protozoaires que nous ne voyons pas » (34). Elle est dotée de «toute une vie secrète» pour devenir une sorte de «gelée blanche» (35). Plus explicite encore l’ébauche de ce passage, qui peut être lue dans le Cahier VIII, au folio 51 r°, confondait ces impalpables odeurs avec les particules qui produisent la «phosphorescence de la mer». Or, dans un chapitre de Vingt mille lieues sous les mers, Aronnax s’était exercé à démêler les composantes de cette même source lumineuse :

« Le Nautilus flottait au milieu d’une couche phosphorescente, qui dans l’obscurité devenait éblouissante. Elle était produite par des myriades danimalcules lumineux, dont l’étincellement s’accroissait en glissant sur la coque métallique de l’appareil. Je surprenais alors des éclairs au milieu de ces nappes lumineuses (…) de telle sorte que par opposition, certaines portions lumineuses faisaient ombre dans ce milieu igné, dont toute ombre semblait devoir être bannie. Non ! ce n’était plus lirradiation calme de notre éclairage habituel ! Il y avait une vigueur et un mouvement insolites ! Cette lumière, on la sentait vivante» (36) .

«Cette agglomération infinie dinfusoires et de zoophytes phosphorescents» formait déjà une «gelée diaphane» (37). Les coïncidences ne manquent donc pas entre le spectacle prestigieux qu’observe le prisonnier de Nemo, à l’abri, dans le salon capitonné du Nautilus et celui, tout intérieur cette fois, que contemple Marcel, tout aussi protégé dans la chambre de Combray, qui annonce celle de Balbec. Au Grand-Hôtel de Cabourg où il se calfeutra pour mettre au point ces pages, Proust a pu se comparer aux héros de Jules Verne claustrés dans leur sous-marin. Tantôt Nemo, tantôt Aronnax, écrivant son livre dans sa cabine, il renouait avec un rêve qu’il avait caressé dès juillet 1894, quand il écrivait une préface pour les Plaisirs et les Jours. Il s’imaginait à cette époque dans une arche d’où il posait sur le monde un regard inquiet et scrutateur (38). Il enviait certainement dans le même temps l’inventeur génial qui bien avant ses propres essais était parvenu avec le Nautilus à réussir une synthèse enviable. Fruits d’un montage de pièces acheminées d’horizons différents (38 bis), le sous-marin préfigurait le modèle de l’œuvre accomplie, telle que Proust, décidément fort imprégné de Vingt mille lieues sous les mers , l’a toujours imaginée.

 

 

Prompt à se laisser influencer par les éditions illustrées dont il semble parler avec sympathie dans le Temps retrouvé (39), ou avec précision s’il s’agit des ouvrages d’Elisée Reclus (40), le romancier, peut-être, doit aux gravures de l’édition Hetzel la facilité avec laquelle il se rappelle des épisodes notés dans les Voyages extraordinaires. Mémorable, il est vrai, la dernière scène de l’Île Mystérieuse gravée par Férat et Barbant (41) ! Image à laquelle se réfère de toute façon le jeune auteur de Jean Santeuil :

«Les époques de notre cœur sont comme des îles qui s’engloutiraient dans l’océan au moment où le voyageur les quitte et dont quelque tendre souvenir qui l’y amène, il ne pourra plus retrouver la trace» (42) .

Indélébile, également, pour le sédentaire que fut Proust, la scène de la veillée, durant laquelle Cyrus Smith lit la Bible à ses compagnons regroupés autour du bon feu représenté par le graveur (43) tandis que, selon le texte «ils entendaient la tempête mugir au dehors » ! (44). A pareille jouissance, née d’une situation identiquement contrastée se livre le narrateur qui, dans les pages initiales de Du côté de chez Swann, songe aux chambres d’hiver où :

«Par un temps glacial, le plaisir qu’on goûte est de se sentir séparé du dehors (comme l’hirondelle de mer qui a son nid, au fond d’un souterrain dans la chaleur de la terre) et où, le feu étant entretenu toute la nuit dans la cheminée, on dort dans un grand manteau d’air chaud et fumeux, traversé des lueurs des tisons qui se rallument, sorte dimpalpable alcôve, de chaude caverne creusée au sein de la chambre même» (45).

Frappante, la découverte effectuée par les naufragés d’une grotte sous-marine dont le dessinateur souligne le caractère gothique (46) ! Or, Elstir n’a pas d’autres yeux pour contempler les rochers des Creuniers où il perçoit l’esquisse d’une cathédrale (47). Mieux, le narrateur du Cahier III, pénétrait en quelques sorte dans la crypte Dakkar lorsqu’il visitait une église de pêcheurs

«moralement protégée des flots qui semblent ruisseler encore dans la transparence des vitraux où ils soulèvent la flotte d’azur (…) et s’être écartés pour réserver entre leur houle circulaire et verte cette crypte sous-marine de silence étouffé et d’humidité» (48).

L’actuel narrateur est toujours impressionné par le même spectacle qui se déroule désormais à l’intérieur de Saint-Hilaire, église qui a hérité du précédent sanctuaire :

«la verrière tremblait et ondulait en une pluie flamboyante et fantastique qui dégouttait du haut de la voûte sombre et rocheuse, le long des parois humides, comme si c’était dans la nef de quelque grotte irisée de sinueuses stalactites» (49).

Que de traits communs entre cette page et la description vernienne ! Scintillement ici des «saphirs », des «pierreries» (50), là ce sont des «cabochons», des «diamants», «une pluie d’escarboucles» (51). La lumière se confond avec l’eau tant dans la «grottes irisée» où les colons admirent «les reflets» qui «transforment les sombres parois en monceaux et verrières diaphanes» (52) que dans la caverne marine de Combray, emplie d’un «flot bleu et doux». Appelés à disparaître, le sont semblablement et symboliquement le futur mausolée de Nemo et le sanctuaire proustien détruit par la guerre. Aussi, quelque troublantes que puissent être ces réminiscences textuelles, elles n’auraient pu résister à l’épreuve du temps si elles ne s’étaient cristallisées autour des deux gravures où Férat, selon l’expression de Proust, sut parfaitement représenter de «sinueuses stalactites». De cet illustrateur de Jules Verne, le romancier est également le débiteur, chaque fois qu’il semble se souvenir de l’Île mystérieuse

Ce volume, et Vingt mille lieues sous les mers sont des titres attendus dans la bibliothèque de Proust. Toutefois, ils ne sont pas les seuls. D’autres y figurent, plus inattendus. Favorisée par ces autres lectures, la rêverie du narrateur se laisse volontiers porter vers des horizons arctiques. Ainsi dans le célèbre passage où, dans le Côté de Guermantes, Marcel s’interroge sur les effets désarmants que produit la perte momentanée ou définitive de l’ouïe, le sourd, qui fait chauffer du lait, se trans forme, selon lui, en explorateur de banquise. Là, il guette, à travers un «reflet blanc, hyperboréen», «le signe prémonitoire d’une tempête de neige». Embarqué dans la tourmente, il voit «ses voiles à demi chavirées», «tournoyer» dans l’«orage électrique». Passée cette épreuve, le tenace voyageur gagne «une terre édénique où le son n’a pas encore été créé», où «les plus hautes cascades déroulent pour ses yeux seuls leur nappe de cristal, plus calmes que la mer immobile, pures comme les cataractes du Paradis» (53). Cette tornade magnétique à laquelle succède une paix retrouvée, cette limpidité et cette solidité d’une eau polaire sont curieusement comparables à celles que, dans un ordre quelque peu différent rencontrent le Docteur Clawbonny et le téméraire Hatteras lors de leur traversée de la Mer libre (54).

Au printemps polaire que connaissent ces deux héros (55) paraît également faire allusion une comparaison proposée dans l’une des premières évocations de l’église de Balbec. Située en pleine «nature immémoriale, restée contemporaine des grands phénomènes géologiques» – c’est précisément le cas du pôle vernien -, cet édifice sacré est semblable à «ces plantes frêles mais vivaces qui, quand c’est le printemps, étoilent çà et là la neige des pôles» (56). Une région inexplorée aussi prestigieuse que les régions arctiques, telles que les présentent Jules Verne, Marcel n’imagine pas autrement le monde du silence où la petite ville de Balbec qu’il ne connaît pas. Les bains de Ligny, où il se rend pour la première fois, ne lui laissent pas une autre impression. Il y voit un «site fantastique», celui qui marque «l’entrée des mers glaciales». Il se demande alors s’il ne s’agit pas de «la mer libre du pôle» comprise entre les rangées de cabines qui tiennent lieu de banquises (57). Au «point suprême», espace mythique rêvé par divers écrivains du XIXe – Mary Shelley, George Sand et surtout l’auteur des Voyages extraordinaires -, songe manifestement le romancier d’Á la recherche du temps perdu quand il use de l’expression dans le Cahier II. Évoquant ce que sont les efforts de l’écrivain, il traduit alors :

«Ce que nous faisons, c’est remonter à la vie, c’est briser de toutes nos forces la glace de l’habitude et du raisonnement qui se prend immédiatement sur la réalité et fait que nous ne la voyons jamais, c’est retrouver la mer libre» (58).

Dans son esprit, écrire un livre est une entreprise aussi insensée et glorieuse que celle qui conduit Hatteras à découvrir le pôle au centre de la mer libre. Le créateur proustien est à cet égard l’héritier des «explorateurs» verniens, auxquels Vinteuil eut l’heur de ressembler.

L’audition de la petite phrase de la Sonate est pour Swann contemporaine de son amour pour Odette, et par conséquent des premières atteintes que lui porte la jalousie en un brusque saisissement :

«Comme il savait que la seule grande absence qu’elle faisait était tous les ans celle d’août et septembre, il avait le loisir plusieurs mois d’avance d’en dissoudre l’idée amère dans tout le Temps à venir qu’il portait en lui par anticipation et qui composé de jours homogènes aux jours actuels, circulait transparent et froid en son esprit où il entretenait la tristesse mais sans lui causer de trop vives souffrances. Mais cet avenir intérieur, ce fleuve incolore et libre, voici qu’une seule parole d’Odette venait l’atteindre jusqu’en Swann et, comme un morceau de glace, l’immobilisait, durcissait sa fluidité, le faisait geler tout entier» (59) .

Une glaciation si inopinée et si spectaculaire méritait de devenir une péripétie romanesque. Et pourtant Proust n’en a pas pris l’initiative. Ce météore avait déjà été provoqué par une héroïne destinée à l’amour :

«Nina balança deux ou trois fois sa main et lança le mor ceau de glace, qui tomba dans l’eau calme. . . 

Aussitôt une sorte d’immense grésillement se fit entendre, qui se propagea jusqu’au delà des limites de l’horizon. 

La mer gallienne venait de se solidifier sur sa surface tout entière»(60).

Ce détour par la comète Gallia ne s’imposerait nullement, si ne s’y trouvait l’un des modèles de Brichot. Dans la Prisonnière, le lecteur est mis au courant de la cécité qui guette le professeur de Sorbonne :

«Depuis quelque temps, son affection de la vue ayant empiré, il avait été doté – aussi richement qu’un laboratoire – de lunettes nouvelles : puissantes et compliquées comme des instruments astronomiques, elles semblaient vissées à ses yeux»(61).

Le participe passé qui conclut cette phrase et la comparaison avec un appareil d’optique viennent eux aussi du portrait que Verne brosse d’un autre professeur : Palmyrin Rosette :

«Au nez long et brusque, servant de support à une paire de formidables lunettes, qui, chez certains myopes, semblent faire partie intégrante de leur individu (..). Ces lunettes monumentales étaient armées de véritables oculaires de télescopes en guise de verre. Pendant le massage, elles s’étaient détachées de ces tempes auxquelles elles semblaient vissées » (62).

 

 

Ce nouvel emprunt à Hector Servadac, aussi inattendu que le précédent, laisse en définitive entendre que dans la bibliothèque de Proust figuraient, pendant son adolescence, des Jules Verne généralement délaissés par ses contemporains.

Certes les romans indiscutables y furent fort bien représentés, avec Vingt mille lieues sous les mers et l’Île mystérieuse, auxquels il faudrait ajouter les deux pièces extraites du Tour du monde en quatre-vingt jours et de Michel Strogoff. Mais ces volumes voisinent peut-être avec Kéraban-le-têtu et Voyages et aventures du capitaine Hatteras, certainement avec Hector Servadac. Toutes aventures qui ont laissé dans la correspondance et surtout dans Á la recherche du temps perdu, des traces d’inégale importance mais fort repérables.

Les réserves que le romancier expriment explicitement à l’égard de la littérature de jeunesse en général, et de Jules Verne en particulier ne sont donc pas à prendre tout à fait au pied de la lettre. Elles sont largement contrebalancées par bon nombre d’emprunts qui ont favorisé l’imagination proustienne, tout en lui conférant ses accents irrésistibles. Jules Verne du reste n’est pas l’unique victime de l’apparente indifférence montrée par Proust à l’égard des œuvres ou livres qui l’ont inspiré de manière indiscutable. Des peintres, des musiciens et des écrivains connaissent dans Á la recherche du temps perdu cette malencontreuse destinée.

Ce rapprochement établi, et malgré l’abîme qui sépare les deux auteurs dans leurs conceptions du roman, il ne manque pas de points de comparaison. Même penchant pour les instruments d’optique qui ont valeur pour l’un comme pour l’autre, de symboles. Désir identique de faire partager à leurs personnages le goût de la lecture ou la poésie des départs en voyage. Plaisir analogue de jouer avec les noms – baron Weissschnitzerdörfer et prince Von (Faffenheim) – ; avec les mots – pataquès de Mitz et cuirs du directeur du Grand-Hôtel – ; avec le graphisme des lettres – Sans dessus dessous et «Noms de pays : le Nom». Il n’est jusqu’au narrateur vernien qui ne soit le prototype du narrateur proustien. Car pour le premier comme pour le second l’écriture se présente sous la forme d’un voyage extraordinaire.

 

Christian ROBIN

Président du Grand Prix Jules Verne décerné par l’Académie littéraire de Bretagne et des Pays de la Loire.

 

NOTES 

1- Comment j’ai écrit certains de mes livres, UGE, p. 26. 

2- Correspondance de Marcel Proust, I, Plon p. 96 .

3 – J.F., édition de la Pléiade (Clarac-Ferré), I, p. 592-593.

4– Cahier XII, folio 102 r° (B.N., N.A.F., 16652).

5Escaich, Voyage au monde de Jules Verne, Plantin, p.103-104.

6 – Cahier XIV, folio 16 r° (B.N., N.A.F., 16654) cf. également Cahier XXVI, folio 36r°  (B.N., N.A.F., 16666).

7 – Ferré, les Années de collèges de Marcel Proust, Gallimard, p.90-95.

8 – Magasin d’éducation et de récréation, sept. 1866 – mars 1867, «Promenade dans un caillou» p.278-283.

9 – Magasin d’éducation et de récréation, mars – sept. 1865, «le Mouton boîteux», p. 127 .

10 – Ibid., «le Coquillage de l’oncle Bernard», p. 179.

11 – S., I, p. 351.

12 P, III, p. 249, 250, 255.

13 – T.R., III, p. 888.

14 – Pl.J., IV, p. 58.

15 – S.G., II, p. 1025.

16 – C.G., II, p. 478.

17 – Daudet (Lucien), Autour de soixante lettres de Marcel 

Proust, Gallimard, p. 190.

18 – Il apparaît par exemple sous la plume du chroniqueur du Petit phare de la Loire, dans un article intitulé «Anticipation», paru le 26 janvier 1902.

19 – C.G., II, p. 193.

20 – Correspondance de Marcel Proust, III, p. 37.

21 – Ibid., p. 319.

22 – F., III, p. 641.

23 – Ibid., p. 656.

24 – Kéraban-le-têtu, Poche, p. 467.

25 – Ibid., p. 483.

26 – Verne (Jean-Jules), Jules Verne, Hachette p. 207-208.

27 – Correspondance de Marcel Proust, II, p. 451.

28- S., I, p. 408, cf. Les Cahiers XX, folio 30 r° (B.N., N.A.F.,

16660) et XXIV, folios 31 r° 32 (N.A.F., 16664).

29- C.G., II, p.478.

30 – J.F., I, p. 665. Dans une esquisse délaissée, Proust imaginait un curieux concert d’orgue donné au Casino de Balbec (ibid, p. 979-982).

31– Vingt mille lieues sous les mers, Poche, p.277 . 

32– J.F., I, p. 824.

33 – Ibid., p. 915.

34 -S, I, p. 49 .

36– Vingt mille lieues sous les mers, p. 263.

37 – Ibid.

38 – Pl.J, IV, p. 6.

38Bis – Vingt mille lieues sous les mers, p. 135.

39 – T.R., III, p. 887.

40 – Correspondance de Marcel Proust, I, p.349 et 391.

41 – L’Île mystérieuse, Poche, p. 860.

42 – J.S., IV, p. 820.

43 – L’Ile mystérieuse, p. 455.

44- Ibid., p. 457.

45 S, I, p. 7.

46 – L’Île mystérieuse, p. 795 et 823.

47 J.F., I, p. 901.

48 – Contre Sainte-Beuve, édition Bernard de Fallois, Idées, p.8.

49 – S, I, p. 60.

50 -Ibid. 

51 -L’Ile mystérieuse, p 796 

52 -Ibid. 

53 – C.G., II, p 77

54 Voyages et aventures du capitaine Hatteras, Poche, pp 554 – 569, 57

55 Ibid, p 489

56 – S, I, p 385 «Cà et là» ponctue de surcroît très souvent la description vernienne. 57 – F, III, p 653 passage préparé dans le Cahier I, folio 15 (N.A.F., 16690)

58- Conte Sainte-Beuve, p 361

59 – S, I, p 355

60 – Hector Servadac, Poche, p 248

61 – P, III, p 198

62 Hector Servadac, pp 241-242