Prix Céleste Albaret 2020.

Discours de Thierry Laget pour la remise du prix à Jean-Yves Tadié, couronné pour son livre “Marcel Proust. Croquis d’une épopée” aux éditions Gallimard.

Ce livre représente la somme d’une vie de travail consacrée à la recherche proustienne et nous félicitons chaleureusement son auteur ainsi récompensé pour l’ensemble de son œuvre.

 La remise du prix Céleste Albaret a eu lieu à l’Hôtel Littéraire Le Swann, le 23 juin 2021, en présence des membres du jury :

Antoine Compagnon, Michel Erman, Anne Heilbronn, Laure Hillerin, Jacques Letertre, Jürgen Ritte et le lauréat 2019, Thierry Laget qui a prononcé le discours de la remise du prix :

 

Photographe © Laurent Méliz. Droits réservés

 

Photographe © Laurent Méliz. Droits réservés

 

   En 1911, Marcel Proust, jouant en virtuose des nuances du subjonctif, félicite l’un de ses correspondants qui vient de recevoir la Légion d’honneur : « Je trouve indécent que vous ne fussiez pas encore décoré, mais je n’en suis pas moins ravi que vous le soyez. »

   Je voudrais aujourd’hui reprendre la formule à propos de Jean-Yves Tadié et du prix Céleste Albaret : Ce prix, cher Jean-Yves, je trouve indécent que vous ne l’eussiez pas encore, mais je n’en suis pas moins ravi que vous l’ayez. Comment se fait-il, en effet, que vous ne l’ayez pas obtenu dès sa première édition ? Était-ce parce que les membres du jury trouvaient que votre œuvre se situait bien au-dessus de toute récompense ? Certes, le premier prix Céleste Albaret n’a été décerné qu’en 2015, et vous n’aviez plus publié de livre sur Proust depuis 2012. Quand on y regarde de près, pourtant, on voit bien que vous l’avez, en fait, reçu indirectement chaque année et que les précédents lauréats devaient tous beaucoup à votre enseignement ou à vos livres. On vous présentait l’autre jour, au début d’une conversation sur Proust organisée par la librairie Albertine de New York, comme « une légende vivante ». Rien n’est plus vrai, si le mot gende reçoit bien ici son acception latine et gérondive, celle de La gende dorée : « ce qui doit être lu ».

   Il y a donc, pour moi, une certaine incongruité, une grande joie et une immense fierté à présenter votre Marcel Proust, Croquis d’une épopée, car, par une inversion des valeurs qui aurait amusé Proust, c’est aujourd’hui au suiveur de précéder le devancier, à l’élève d’accueillir le professeur, au cadet de couronner l’aîné, à l’âne d’étudier la morphologie du savant.

   À propos d’âne, je dois d’abord évoquer un souvenir que j’ose à peine avouer. Le premier proustien que j’ai rencontré était Philip Kolb, éditeur de la Correspondance de Proust. Quand je voulus préparer une maîtrise sur le prix Goncourt de 1919, je lui demandai conseil : qui pourrait me guider dans ces travaux ? Il répondit sans hésiter : « Jean-Yves Tadié rentre de Londres, où il dirigeait l’Institut français ; il va enseigner à la Sorbonne ; allez le voir de ma part ; personne ne le vaut. » J’avais lu, bien sûr, Proust et le roman, je savais que vous étiez le plus brillant des proustiens et que vous étiez jeune — à l’époque nous l’étions tous, et vous l’étiez bien plus que je ne le suis aujourd’hui. Or, alliés à tout cela, les mots « Institut français de Londres », prononcés par l’ancien officier de renseignement de la marine américaine qu’était Kolb, provoquèrent une illusion que je n’ai jamais pu dissiper. Je vous imaginai aussitôt  — voici ma confidence — comme un agent secret de la critique littéraire, déployé en Angleterre pour déjouer les manigances de l’université britannique, et qui prenait le thé avec la reine avant de foncer jusqu’à la Sorbonne au volant de son Aston Martin : alors, vous immobilisiez le cabriolet devant le monument d’Auguste Comte, vous vous extrayiez d’un bond de la décapotable, sans ouvrir la portière, et vous en lanciez les clefs à un appariteur pour qu’il aille la garer au parking.

   Les livres que vous avez écrits ensuite ne m’ont jamais détrompé, et le fait que vous ayez été professeur à Oxford a même renforcé l’illusion. Il y avait toujours en vous cette vitesse du regard qui attrape une idée au vol, qui tranche d’un mot, cette intelligence fulgurante qui n’a rien d’austère, mais rien de désinvolte non plus. Vous vous introduisiez au cœur des œuvres avec autant de diligence et de détermination que James Bond au cœur du complexe militaro-industriel soviétique. Vous faisiez échouer les complots tramés par les mauvais lecteurs, vous désamorciez les affrontements idéologiques autour de la littérature, sans jamais vous départir de votre flegme et de votre élégance. À une époque où l’on considérait que seule importait l’aventure d’une écriture, où l’auteur, le personnage et l’intrigue devaient céder la place à la forme pure, vous faisiez cours sur le roman d’aventure ou sur le récit poétique, vous autorisiez les élèves — mieux, vous les incitiez — non pas seulement à étudier la littérature, mais à aimer le roman, à vibrer avec les personnages, à s’émouvoir à leurs chagrins et à leurs joies. Faut-il insister sur ce que cette conception de l’enseignement avait de libérateur ?

   Cependant, vous ne renonciez jamais aux devoirs de l’érudition et aux exigences de la pensée critique, mais ils n’étaient pas pour vous une fin en soi. Spécialiste, vous l’êtes de Proust, assurément. Mais il ne faut pas croire que votre savoir et votre curiosité se bornent à la Recherche du temps perdu. Vous êtes, dans la même mesure et au même degré, spécialiste des littératures grecque et latine, des œuvres et de la vie de Walter Scott, de Balzac, de Stendhal, d’Alexandre Dumas, de Jules Verne, de Mallarmé, de Giraudoux, d’Henry James, de Charles de Gaulle, d’André Malraux, de Nathalie Sarraute. Et ceux qui ne connaissent de vous que vos livres seraient surpris de l’aisance avec laquelle vous les guideriez dans des domaines aussi variés et étendus que la musique — vous avez consacré un livre à Debussy —, l’opéra, la psychanalyse, le cinéma — vous avez vu tous les films —, la vie de Champollion, la botanique des bords de mer, les 407 villas classées de Dinard, les mœurs terrifiantes des fourmis légionnaires du Cameroun ou la philosophie de Jankélévitch. Le temps perdu, vous n’avez pas eu à le rechercher : pour vous, chaque instant en déborde, c’est à croire que vous disposez de 48 heures par journée.

Tout cela, servi par une mémoire prodigieuse et nullement involontaire, donne à vos livres le ton d’une conversation toujours plaisante, captivante, humaniste et élevée, où les mots d’esprit fusent comme les balles sur la terre battue, avec cette manière pince-sans-rire qui est à la fois très british et très tennistique : on les reconnaît à ce qu’ils sont placés entre parenthèses, comme des apartés dans les pièces de Molière.

 

   « Croquis d’une épopée » : le sous-titre que vous avez donné au livre que nous couronnons ce soir ne pourra me guérir de mon illusion. Peut-être n’avez-vous fait là que des « croquis », mais ce sont bien ceux d’une « épopée ». Et les fresques qu’ils ont préparées, on les trouve déjà dans votre Proust et le roman, dans votre édition d’À la recherche du temps perdu, dans votre biographie de Proust, dans la grande exposition de la Bibliothèque nationale de France en 1999. La variété de vos centres d’intérêt est infinie. Comme vous l’écrivez, les différents chapitres de ce livre sont « l’occasion de développer des thèmes, de Pompéi aux jardins, des contemporains à peine entrevus, Romain Rolland, une voisine du boulevard Haussmann, un prince monégasque, de reparler des personnages du roman. Des promenades, des variations, des découvertes : une photo inconnue et qui bouleverse notre connaissance de la biographie, une lettre inédite et mystérieuse. » Vous nous transportez à Versailles, au bord de la mer, dans des serres, et nous y sommes, avec Proust, avec vous. Votre méthode, elle, que vous qualifiez d’« électrique », est invariable : puissance de l’impulsion initiale qui vous lance sur une piste, rigueur de l’enquête, profondeur de la réflexion qu’elle suscite, distinction et clarté du style. Vous ne vous répétez jamais, vous innovez sans cesse.

   L’article que vous consacrez à Pompéi en est un parfait exemple : vous y dévidez plusieurs fils distincts avant de les nouer dans une démonstration dont la justesse est imparable. Une page du Temps retrouvé, le bombardement de Paris par les gothas, la fascination pour les rats, deux lettres de Pline le Jeune, une inscription biblique sur un mur de Pompéi, ces éléments en apparence inconciliables vous conduisent à une méditation sur la mort, le plaisir et l’impossible rédemption. « Paris bombardé rejoint Pompéi et Sodome, dites-vous. Et l’histoire biblique rejoint celle de Proust lui-même, habitant de Sodome, dans un Jugement dernier païen (“l’histoire du monde est le jugement du monde”, écrit Hegel), sans juge et sans Dieu, sans lumière et momentanément sans espoir. » L’adverbe — momentanément — que vous placez là est admirable : il est d’un écrivain, d’un styliste, d’un moraliste, d’un philosophe.

   Cependant, j’ai trouvé, dans la belle préface où vous racontez votre première lecture de la Recherche, une autre justification de mes fantasmagories, et je me demande si, quoique parfaitement claire, elle n’est pas écrite en langage codé, si vous n’y révélez pas à ceux qui disposent du chiffre des informations sensibles — comme on dit — sur un Pompéi à venir. Chacun pourra vérifier, en effet, que vous y parlez d’une équipe internationale, du soft power chinois, de savants japonais, de trois mille mystérieuses fiches, de purges, d’épuration, du lancement d’une fusée, de l’explosion d’une bombe atomique, d’un cataclysme, de cadavres auscultés par un médecin légiste…

   Et pourquoi pas, d’ailleurs ? Le travail du critique ne s’apparente-t-il pas, bien souvent, à l’une ou l’autre de ces activités ? Et À la recherche du temps perdu n’est-il pas lui-même un grand roman d’espionnage, où chacun tente d’obtenir en secret des informations jalousement dérobées à sa vue ou à sa connaissance ? La tante Léonie enquête sur les allées et venues des habitants de Combray, Swann surveille Odette, le narrateur observe en cachette Mlle Vinteuil, la duchesse de Guermantes, le baron de Charlus ou Albertine, et Françoise épie le narrateur.

   Mais, pour en finir avec cette métaphore trop longuement filée, je rappellerai la manière dont, en agent d’élite, cher Jean-Yves, vous avez noyauté divers services ; vous avez été éditeur, vous avez dirigé la série des « Études proustiennes » chez Gallimard et celle du « Cercle de Marcel Proust » chez Champion ; vous avez été responsable de Folio classique et de Folio théâtre ; vous avez publié quelques livres plus personnels dans la collection « L’un et l’autre » de notre cher et regretté J.-B. Pontalis ; vous avez été élu membre libre de l’Académie des Beaux-Arts et membre correspondant de la British Academy ; si bien que vous êtes devenu l’équivalent d’un ambassadeur officieux, d’un plénipotentiaire des Lettres.

   Aussi, pour vous laisser le mot de la fin, je voudrais appliquer à Jean-Yves Tadié, ministre de la Littérature, cette réflexion qu’il a eue lui-même à propos d’André Malraux, ministre de la Culture :  « Tel est ce ministre, dont la statue, comme celle du Commandeur, est un modèle et un reproche pour ses successeurs, ce ministre qui joue à être ministre comme le chat de Mallarmé à être chat chez Mallarmé. »

Thierry Laget, lauréat du prix Céleste Albaret 2019 (Proust, prix Goncourt. Une émeute littéraire, aux éditions Gallimard)

 

Photographe © Laurent Méliz. Droits réservés

 

Remerciements de Jean-Yves Tadié : 

            “Je voudrais remercier chaleureusement M. Jacques Letertre, fondateur de ce prix  et organisateur de cette cérémonie, avec le concours de la direction de l’Hôtel Swann et de Mme Hélène Montjean, les membres du jury, Thierry Laget que je connais et apprécie depuis si longtemps, sa vie et son œuvre, et ceux qui m’entourent et qui savent tout ce que je leur dois, Arlette, mon épouse, mes enfants et mes petits-enfants.

            Le livre qui a été couronné  s’appelle, selon un titre inspiré d’un livre de Lenotre, Napoléon, croquis d’une épopée.  Croquis : il est constitué de textes qu’on m’a commandés, comme les portraits d’un peintre mondain, et d’une épopée, car ç’en fut une, Proust affrontant le destin pour édifier son œuvre.  On y trouve quelques thèmes que je n’avais pas pu traiter dans mes livres précédents.

Comme dans mon prochain livre, Proust et la société, qui paraîtra au mois de novembre pour nous consoler de l’automne.”