L’édition originale de La Recherche traduite par CK Scott Moncrieff.

Entretien avec Cynthia Gamble et Jacques Letertre

L’Hôtel Littéraire Le Swann vient d’acquérir l’édition originale anglaise d’À la recherche du temps perdu de Marcel Proust, Remembrance of Things Past, éditée à Londres par Chatto & Windus puis chez Alfred A. Knopff, entre 1922 et 1931.

L’ensemble comprend 11 volumes in-8 en percaline bleue de l’éditeur, dos lisse, titre doré, tête bleue. Le tirage des cinq derniers volumes sont sur papier vergé ; les volumes de Cities of the Plain (I) et The Time regained sont numérotés.

 C’est la première traduction qui a été faite de La Recherche en langue anglaise. Elle est l’œuvre de l’Écossais Charles Kenneth Scott Moncrieff (1889−1930) qui ne put l’achever avant sa mort. Aussi le dernier tome, The Time regained a-t-il été traduit par Sidney Schiff, correspondant et admirateur de Marcel Proust.

La traduction de Scott Moncrieff a été reçue comme un chef-d’œuvre.

« Que reste-il à lire après cela ? », se demandait Virginia Woolf après avoir lu Swann’s way.

Nous avons été à la rencontre de Jacques Letertre afin qu’il nous présente en détail son acquisition et à celle de Cynthia Gamble, professeur spécialiste de Ruskin et de Proust afin d’en savoir plus sur cet ouvrage rare et sur son traducteur.

 

 

 

HL- Jacques Letertre, pouvez-vous nous présenter les particularités de cet exemplaire ?

C’est l’édition originale de la traduction anglaise d’À la recherche du temps perdu, onze tomes en reliure d’éditeur. C’est un exemplaire très connu, ayant appartenu à la collection d’un grand bibliophile et d’un grand proustien, Hubert Heilbronn.

On peut dire qu’il s’agit d’un résumé de l’histoire de la traduction de Proust en anglais car elle vient du château de Hambleton Hall dont elle porte l’ex-libris : « Hambleton Hall, Oakham »,

 

 

ainsi qu’un envoi de Scott Moncrieff au propriétaire :

Dear Mr Cooper / from Charles Scott Moncriff / Piccadilly / San Ranieri 1926″

 

 

Mrs Cooper recevait de nombreux écrivains à Hambleton Hall. Elle est la dédicataire de la traduction de Swann’s Way, sous la forme d’un poème placé au début de ce volume :

« I go, and with me journeys Swann

Whose pages’ dull, laborious woof

Covers a warp of working-times,

Of firelit nights beneath your roof

And sunlit days beneath your limes… »

 

 

Cynthia Gamble, l’histoire de cette traduction commence avec le correspondant de Proust, Sidney Schiff, qui ne traduira pourtant que le dernier tome, Times regained.

 

 

CG – Sidney Schiff (1868-1944) est né à Londres d’une mère anglaise et d’un père juif allemand qui exerçait le métier d’agent de change. Cela me fait penser à Swann, dont le père était aussi agent de change. Sa famille est très riche et il mène une vie mondaine, frivole et extravagante. Après un premier mariage raté, il épouse Violet, un prénom que Proust adore ! Elle est très cultivée, sensible et artiste ; dans les années 1950, elle traduira des romans d’André Maurois et de Raymond Radiguet. Elle a un vrai talent littéraire et encourage son mari à écrire. Mais il n’est pas assez doué et beaucoup trop frivole. Il garde cependant l’idée d’être écrivain et entretient autour de lui un cercle d’amis écrivains et de nombreuses connaissances littéraires et artistiques.

Sa rencontre avec l’œuvre de Proust date de mai 1915, avec Du côté de chez Swann : « Je n’étais plus moi-même quand je le lisais, je sentais avec son cœur, je voyais avec ses yeux. »

Il veut connaître l’auteur et lui écrit en 1919 ; c’est le début d’une correspondance très suivie.

Schiff voudrait être le traducteur de l’œuvre de Proust. Il a beaucoup d’ego et il prétend volontiers : « Il n’y a que moi capable de faire la traduction. » Proust refuse délicatement ses propositions mais quand il apprend que Scott Moncrieff vient de publier Swann’s way en 1919, Schiff est véritablement furieux. Il écrit alors à Proust cette fameuse lettre où il prétend que le choix du titre est erroné et que c’est une mauvaise traduction. Cela enrage Proust qui écrit aussitôt à Scott Moncrieff en critiquant son travail. Je crois qu’on peut dire que Schiff est très jaloux et furieux d’avoir été évincé.

Il écrira même une lettre datée du 14 nov 1922, quatre jours avant la mort de Proust où il déclare : « J’ai chaque fois un peu envie de vomir quand je lis de nouveau les éloges excessifs qu’on prodigue à ton traducteur ». Je me demande si Proust a jamais reçu cette lettre et s’il a pu la lire rue Hamelin. Il n’en a peut-être pas eu la force.

 

HL – Jacques Letertre, revenons à cet ex-libris et aux propriétaires d’Hambleton Hall à Oakham.

JL – La traduction de Scott Moncrieff ne serait pas ce qu’elle est sans Mrs Evangeline Cooper et sa grande amie Oriana Haynes. Scott Moncrieff a fait de nombreux séjours chez les Cooper pendant les années de sa traduction. Ils ont mis au point ensemble une technique très originale. Charles lisait un passage de Proust silencieusement, le méditait, réfléchissait, puis jetait une première version anglaise sur un carnet. Il la lisait ensuite à haute voix en français à ces deux dames, ou bien c’est elles qui la lui lisaient en anglais. Il souhaitait entendre la rythmique du texte afin d’en vérifier la perfection et d’y apporter les retouches nécessaires. Cela fait tellement penser au gueuloir de Flaubert !

Quant à la propriété, elle était assez récente, datant de moins d’une cinquantaine d’années. C’était un haut lieu de chasse à courre, dans le comté de Rutland. La devise de Rabelais ornait le portail : « Fay ce que voudras ».

 

Scott Moncrieff écrivit le fameux poème dédicataire de Swann’s way pour la remercier, en évoquant cette intimité partagée avec elle sous les tilleuls. Il ne faut pas songer à une quelconque histoire d’amour, Moncrieff ayant peu le goût des femmes et Eva Astley Cooper ayant quatre ans de plus que sa mère.

 

HL – Cynthia Gamble, pouvez-revenir sur la vie de Scott Moncrieff ?

CG – Il faut lire la biographie de Jean Findlay qui la raconte très bien. Il était écossais, fils d’un avocat illustre. Il fit ses études à Winchester où il reçut une très bonne éducation classique. Il s’engagea dans l’armée pour faire carrière mais la Première Guerre mondiale éclate peu de temps après et il devient capitaine de son régiment. Gravement blessé dans la Somme, il tombe malade de la fièvre des tranchées et sa jambe le laissera boiteux à vie. Il reçut la croix de guerre pour héroïsme. D’une famille protestante, il se convertit au catholicisme.

 

 

Il découvre Proust après la guerre et commence aussitôt à traduire Du côté de chez Swann en 1919 à titre privé. Il est alors secrétaire privé de lord Northcliffe, riche propriétaire de journaux dont le Times ce qui lui donna beaucoup de contacts dans le monde littéraire. Mais il démissionnera pour se consacrer au métier de traducteur.

 

HM – Cynthia Gamble, comment Scott Moncrieff procéda-t-il pour traduire Proust ?

CG – Lorsqu’il était à l’école, Charles écrivait déjà des poèmes et il traduisit des épopées comme La Chanson de Roland, en sachant saisir immédiatement l’âme du poème. Proust étant lui-même poète, Moncrieff se trouvait être le parfait traducteur.

Scott Moncrieff travaille tout le temps et partout. Lorsqu’il se trouve dans un restaurant, il a toujours avec lui des feuilles de Proust et il aime demander aux gens : « Écoutez-ceci », ou « Que pensez-vous de cela », « Lisez-moi le français », « Je vous écoute », « Lisez-moi l’anglais » : il voulait savoir s’il avait réussi à saisir le rythme. Il travaillait toujours avec les gens, ce n’est pas un travail de traducteur solitaire. On pourrait l’appeler le « traducteur nomade » car il travaillait partout, en Allemagne puis en vacances en Italie, à Pise et à Rome, et avec des amis.

Comme il le raconte dans sa dédicace à Eva, il discutait avec elle sous les tilleuls, travaillant comme lorsqu’il était enfant et que sa mère lui lisait à haute voix des livres de Ruskin.

 

 

HL – Jacques Letertre, revenons sur sa mésentente avec Proust et les reproches que lui adressa l’auteur de La Recherche.

JL – Proust lui reproche surtout d’avoir détruit « l’amphibologie voulue ». Dans le titre À la recherche du temps perdu, la notion de temps « perdu » se traduirait en anglais soit par « wasted » soit par « lost ». Le premier mot signifie plutôt « gâché » et le second « perdu ». Scott Moncrieff a judicieusement choisi un vers de Shakespeare pour rendre l’idée :

« When to the sessions of sweet silent thought / I summon up remembrance of things past ».

On sait que Schiff dénonça ce choix sans vraiment le comprendre et que Proust le reprocha à Scott Moncrieff à son tour, ne se rappelant manifestement pas cette référence à Shakespeare pourtant flatteuse pour lui.

J’aime comparer le travail de Scott Moncrieff à celui d’Alexandre Vialatte avec Kafka qui a su rendre à merveille l’humour juif pragois. Tous deux ne respectent pas la lettre mais l’esprit de l’auteur. Peut-être n’est-ce pas assez fidèle au français. Mais la phrase proustienne est inimaginable en anglais, d’où la méthode de Scott Moncrieff pour trouver cette rythmique qui rend sa traduction sans pareille.

Il fait aussi corriger les fautes de typographie qui sont alors très nombreuses dans les premières éditions de Proust ; rappelons-nous qu’il a longtemps travaillé dans un journal. Il attribue la médiocrité de la typo et les innombrables fautes qu’il corrige au fait que beaucoup de typographes ont été tués à la guerre. Il juge les virgules effroyablement mal placées et regrette qu’elles soient regardées comme des créatures inutiles. Il souligne que Proust lui-même y mettait sans doute peu d’intérêt et qu’il a souvent négligé la ponctuation.

Proust lui a reproché fortement son poème dédicace en six strophes qu’il jugeait incongru en tête de Du côté de chez Swann tout comme le choix du titre Remembrance of Things Past accusé de faire perdre l’amphibologie entre le temps perdu et le temps retrouvé à laquelle Proust tenait tant.

 

HL – Cynthia Gamble, parlez-nous du choix des titres de chacun des tomes d’À la recherche du temps perdu, tous parés de poésie.

CG – Il ne faut jamais oublier que Proust a été lui-même traducteur avec La Bible d’Amiens et Sésame et les Lys de Ruskin, un auteur essentiel pour Scott Moncrieff qui en est aussi profondément imprégné. Proust aimait particulièrement la poésie de Præterita, l’ouvrage autobiographique de Ruskin, et il s’enquit en 1908 auprès de Robert de Billy des qualités du traducteur proposé : « Mais est-il un poète ? Præterita c’est écrit avec des couleurs “passées”, quel évocateur il faut être pour traduire cela. A-t-il un peu de sortilège au bout de sa plume ? »

Le poète qu’est CKSM ne pouvait que choisir des vers pour les titres de ses livres ! Cela explique bien, je crois, ce poème dédicace qu’il écrivit pour remercier Évangelina Cooper et ce vers de Shakespeare pour le titre : Remembrance of Things Past.

Swann’s way vient du poème de l’épopée Beowulf et on trouve des échos de Ruskin dans À l’ombre des Jeunes Filles en fleurs, traduit par Within a budding grove, littéralement « Dans un bosquet qui va éclore » : c’est le titre d’un poème de William Allingham qui est un ami de Ruskin ; sa femme était peintre, comme Madame Lemaire, une peintre des fleurs et des jardins, justement aidée par Ruskin.

Pour Sodome et Gomorrhe, Scott Moncrieff a choisi d’évoquer une référence biblique car il était trop dangereux sous la pudibonde ère victorienne de parler de cela ouvertement : Cities of the plain évoque à merveille ces deux cités séparées, avec d’un côté les femmes et de l’autre les hommes.

Pour Albertine disparue, il choisit The Sweet cheat gone, littéralement « la gentille tricheuse partie », un vers du poète Walter de la Mare.

 

HL – Jacques Letertre, un mot sur la réception anglaise de Proust au Royaume-Uni ?

JL – Il est très étonnant de voir que deux semaines seulement après la parution de Du côté de chez Swann, le 14 novembre 1913, un premier article paraissait dans le Times Literary Supplement. Une certaine Mary Duclaux écrivit un papier fort louangeur où elle compara Proust à Henry James. Elle semble comprendre son œuvre de façon remarquable. Proust avait probablement lu l’article et il savait qu’un certain public anglais avait tout de suite aimé Swann.

 

HL – Cynthia Gamble, quelles sont les traductions qui ont suivi celle de Scott Moncrieff ?

CG – Il y a quelques années, j’ai eu la chance de recevoir un prix de l’Institut français de Londres, six volumes dans un beau coffret bleu de la traduction In Search of Lost Time, dont le dernier volume, Le Temps retrouvé était traduit par un poète de Cambridge, Ian Patterson, sous le titre, Finding time again.

Entre nous, je crains qu’il n’y ait une malédiction sur Le Temps retrouvé. Scott Moncrieff est mort avant de l’avoir commencé, alors qu’il était très jeune, tout juste 40-41 ans, c’est à dire plus jeune que Proust qui avait 51 ans à sa mort.

Après quelques décennies, les éditions Penguin ont demandé au traducteur Terence Kilmartin de réviser la traduction de Scott Moncrieff mais il est mort aussi avant d’avant terminé.

Dans le coffret que j’ai reçu, ce n’est plus un seul traducteur mais toute une équipe avec Lydia Davis, James Grieve, Ian Patterson, Mark Treharne, John Sturrock, Carol Clark et Peter Collier.

L’édition américaine de William Carter est en cours et il doit terminer cette année Sodome et Gomorrhe. J’ai analysé son Guermantes Way, le volume le plus long, afin d’en faire une recension pour la revue académique French Studies (volume 74, no 1, janvier 2020, p. 139).

Son édition, Yale University Press, vise un public américain. Il n’est donc pas surprenant que l’on retrouve des mots tels “streetcar”, “beltway train” ou “elevator”. De temps en temps, c’est une voix américaine qu’on entend, mêlée a la voix écossaise de Scott Moncrieff et a celle de Proust. William Carter a modernisé l’anglais des années 1920 : par exemple, il remplace “on the morrow” par “tomorrow”, ou “betrothal” par “engagement”.
Il a abordé cette tâche monumentale avec un soin méticuleux et en prêtant attention aux détails. Chaque mot de Scott Moncrieff a été vérifié contre celui de Proust et rectifié si nécessaire, ou modifié selon le goût de Carter.
Je pense que la méthode de William Carter ressemble, en partie, à celle de Scott Moncrieff. Je me souviens d’un long voyage en train que j’ai fait avec Bill, au retour d’un colloque sur Proust qui avait eu lieu a l’université d’Exeter. Notre cher traducteur a sorti des feuilles de son sac… des photocopies des pages de Proust et des pages de la traduction de Scott Moncrieff qu’il était en train de revoir.
Il travaillait “en nomade” comme son héros ! Je pense que pour bien traduire, il faut être habité par le texte, non seulement la langue mais le contenu, la pensée, l’esprit et le style de l’auteur.

 

HL – Cynthia Gamble, vous souhaitiez conclure en apportant une explication sur l’envoi qui figure dans l’exemplaire The Guermantes Way (I) ?

CG – Oui car l’un des tomes de mon propre exemplaire de l’édition originale anglaise, The captive, porte un envoi de Scott Moncrieff avec la date : « St Andrew’s Day 1929 », au-dessous d’un poème à son ami Payen-Payne. On sait que Scott Moncrieff mourut à l’Hôpital de Rome en février 1930, après avoir été très malade et que cet envoi a été fait au même endroit.

Je trouve très poétique cette façon de marquer le jour en donnant le nom du saint. Or sur la dédicace de l’exemplaire de Jacques Letertre, il n’y a pas de jour cité pour 1926 :

Dear Mr Cooper / from Charles Scott Moncriff / Piccadilly / San Ranieri 1926

Je crois qu’il écrit cet envoi depuis Londres, à Piccadily, et qu’il met « San Ranieri » pour dater l’envoi. Quelques mois plus tôt, il était en effet à Pise, une ville qu’il aime beaucoup et dont San Ranieri est le saint patron. Il revient en Angleterre au début de l’été, à cause d’une maladie dans sa famille et il écrit cet envoi le jour de la saint Ranieri, le 17 juin.

 

Notons en passant un fait qui corrobore cette thèse si séduisante : le fameux poème dédicataire que Scott Moncrieff plaça en tête de Swann’s Way est daté de « Michaelmas 1921 » qui correspond à la fête de saint Michel, le 29 septembre.

Propos recueillis par Hélène Montjean

 

L’ensemble de l’édition originale est présentée dans les vitrines du Swann :

 

 

Cynthia Gamble a écrit deux nouveaux livres à paraître en 2021 :

Voies entrelacées de Proust et de Ruskin, aux éditions Classiques Garnier, prévu le 23 juin :

 

 

Et Ruskin, Proust et la Normandie : Aux sources de La Recherche, chez Classiques Garnier avec 50 illustrations, de façon tout à fait exceptionnelle, dont la sortie est prévue un peu plus tard cette année.