Stéphane Heuet, lauréat du prix Céleste Albaret 2021. Retour en images sur la soirée privée au musée Carnavalet – Histoire de Paris, les discours de Jean-Yves Tadié et du lauréat et la découverte de l’exposition “Marcel Proust, un roman parisien”.

 

 

Les membres du jury dans l’escalier de la salle des enseignes avec Stéphane Heuet.

Antoine Compagnon, Michel Erman, Anne Heilbronn, Laure Hillerin, Jacques Letertre, Jürgen Ritte et Jean-Yves Tadié

 

Voici le discours prononcé par le lauréat 2020, Jean-Yves Tadié, en l’honneur de Stéphane Heuet : 

 

“Cher Monsieur,

            Nous avons vu, depuis 1994, au fil des années se poursuivre votre œuvre héroïque, et il n’était que temps de la récompenser, au moment où on nous dit que vous renoncez à la poursuivre. L’agréable tâche de faire votre éloge incombe au moins qualifié des orateurs, parce qu’à part la vôtre, je n’ai pas lu de bande dessinée depuis 1956: j’employais en effet l’heure du déjeuner, quand j’étais en khâgne à Louis-le-Grand, à lire Tintin tout en écoutant les derniers quatuors de Beethoven, antidotes au surmenage qui me guettait, et la succession des vignettes  aventureuses et comiques s’unissaient à la musique tragique dans une bienfaisante harmonie. En des temps plus anciens, j’avais lu ce que mes parents ne m’interdisaient pas de lire parce que jugé vulgaire (c’est-à dire Bicot président de club; Bicot étant l’adaptation, d’ailleurs malheureuse,  de Winnie Winkle, de l’américain Martin Branner, ce nom désignant le petit frère, Perry, de Winnie). Je lisais donc, et relisais,  Caumery et Pinchon, et Christophe, professeur de Proust à Condorcet sous le nom de Collomb, celui qui ferait, devenu maître de conférences à la Sorbonne, l’objet d’un rapport défavorable de l’inspecteur général, pour le motif qu’il :”Fait rire ses élèves”. Mais étaient-ce de vraies bandes dessinées? Certains puristes ne reconnaissent pas comme telles  les dessins pourvus de légendes  au bas de l’image, il leur faut, comme aux amateurs de champagne (qui ignorent le champagne nature cher à Louis XIX, le Bouzy), il leur faut des bulles. Vos bulles à vous, Monsieur, sont rectangulaires, toujours ordonnées , toutes classiques.

            On avait tenté d’illustrer la Recherche,  et parmi les meilleurs,  Hermine David, Laboureur, Philipe Jullian et Van Dongen; Mais ce n’étaient que quelques planches par volume.  On l’avait mise en film, de  Schlöndorff à Ruiz et à Nina Companeez, sans toujours convaincre. Vous avez choisi de la faire entrer dans les milliers de petits carrés alignés qui, depuis l’Egypte ancienne, constituent le cadre de la bande dessinée, comme dans les compartiments  d’un cabinet où le collectionneur chinois enfermait en miniature ses objets les plus précieux. Quatre mille cases et 10 000 dessins,  nous dit Nicolas Ragonneau, dans un ouvrage sélectionné pour ce Prix.

            Vous avez ensuite choisi la fidélité. Là où Proust est allé, vous êtes allé. Ce qu’il a vu, vous l’avez revu. Personne ne peut mettre en doute la fidélité de votre représentation. D’autant qu’elle n’est nullement brouillée par votre style, fidèle à celui de l’Ecole belge de notre enfance: votre Proust aurait pu paraître dans Tintin, entre Corentin et Black et Mortimer.

            Fidèle aux costumes et aux décors d’une autre époque, vous l’êtes aussi au style de l’auteur, puisque vous reproduisez, en les condensant parfois, ses phrases mêmes. On ne sait comment vous auriez fait, parvenu  à Sodome et Gomorrhe I et à la phrase la plus longue du roman, celle où l’auteur résume et dénonce le sort réservé aux minorités persécutées! Vous avez en effet choisi de renoncer à votre entreprise; nous le regrettons: vous devriez, comme votre confrère dessinateur Sandro Botticelli, monter un atelier dont vous seriez le maître d’œuvre, vous réservant les yeux et les mains. Et on vendrait ensuite aux enchères vos planches à prix d’or.

            En attendant, on pensera que, si Marcel ne lisait pas de bandes dessinées, Céleste , au moins, dont ce prix honore la mémoire, vous aurait lu avec délice et vous aurai dit que tout était ressemblant: contrairement à Painter qu’elle reprend souvent,  elle n’aurait trouvé dans vos albums aucune erreur. Vous êtes traduit, nous dit-on, en vingt-neuf pays. Traduire le texte n’est rien, puisque c’est traduire Proust lui-même. Mais traduire les images, c’est à dire ne rien traduire du tout, tel est l’exploit. Vous avez réussi à faire partager  à vingt-neuf  peuples, à vingt-neuf pays,  votre vision du  monde, vos dessins, vos couleurs, vos  images. Vos personnages ont rejoint dans notre admiration M. Jabot, qui n’était pas belge mais suisse, le sapeur Camember et Bécassine.  Nous garderons par dessus tout le souvenir de la dernière page de votre dernier livre, où un vrai prince de Sagan salue Mme Swann devant le vrai Palais rose construit par son neveu,  tous trois disparus pour que nous puissions mieux les imaginer,. Nous nous souviendrons de votre dernier dessin d’une délicatesse  japonaise mais précieux comme une peinture chinoise (pour citer la mort de Bergotte) où   l’ombrelle mauve de Mme Swann, présente à l’exposition du Musée Carnavalet,  s’accorde avec un berceau de glycines.”


Et voici la réponse de Stéphane Heuet :
   ” Un bon dessin vaut mieux qu’un long discours”, et je suis évidemment plus habitué à m’exprimer en dessins, mais je ne peux pas vous dessiner mes remerciements. Pas de petit dessin, donc, mais je vais essayer d’être court.
   Merci pour vos mots si chaleureux, cher Jean-Yves Tadié, merci aux autres éminents membres du jury, merci à l’Hôtel Littéraire Le Swann et merci à la Librairie Fontaine Haussmann. Philippe Aubier avait sélectionné cinq autres livres de très grande qualité, et je me doute que le choix a été très difficile. On peut s’émerveiller que les membres du jury aient eu l’audace et la liberté d’esprit de récompenser un auteur de bande dessinée.
   C’est du reste une constante depuis le début de mon étrange entreprise : les Proustiens, les Amis de Marcel Proust m’ont toujours supporté et aidé. Cet accueil bienveillant des Proustiens m’a toujours réchauffé le cœur et encouragé pendant ces 25 ans.
   Ma voix cassée traduit sans doute mon émotion, et ma surprise.
   Mon émotion, parce que je suis émotif, et je suis émotif parce que je suis trop sensible. Mais c’est certainement cette hypersensibilité qui m’a porté pendant ces 25 années de travail sur “La Recherche”. Somme toute, il faut peut-être choisir un travail en profitant autant de nos handicaps que de nos qualités.
  Ma surprise, aussi, fut grande : lorsque j’ai appris que vous me remettiez ce prix, j’en ai eu la chair de poule.
Voilà ; beaucoup ici savent que mon travail s’achève là, avec “À l’ombre des jeunes filles en fleurs”, car j’ai calculé qu’il me faudrait vivre jusqu’à l’âge de 144 ans pour pouvoir adapter toute “La Recherche”. Je suis en bonne santé, mais mon optimisme ne va pas jusque là, et je suis beaucoup plus lent que Proust.
Je vais maintenant refondre “Combray”, refaire les couleurs et l’enrichir à la lumière des nouvelles informations, puis entreprendre de classer mes dessins. Près de 10.000 dessins, crayonnés et études de personnages.
Cher Jean-Yves Tadié, vos mots me touchent beaucoup, d’autant que, vous l’avez sans doute oublié mais j’en ai toujours le souvenir ému, vous avez été un de mes tout premiers lecteurs, avant même que je ne sois publié. C’était en 1997, pour les 75 ans de la mort de Proust, à l’hôtel Scribe, à l’occasion de l’exposition “Peindre pour Proust” dont vous étiez l’invité d’honneur. Vous aviez scruté mes planches agrandies avec attention ; je ne sais pas ce que vous en avez pensé : -))
… Mais mon éditeur ne m’a contacté que quelques semaines après cette exposition. Vous avez donc découvert ces planches avant lui et aujourd’hui, à la fin de mon travail, vous me remettez ce prix.
La boucle est ainsi bouclée et, comme dit Tournesol à la fin du “Trésor de Rackham le rouge” “Tout est bien qui finit bien !”.