Qui est le mystérieux “Mon chéri” des épreuves de Du côté de chez Swann ?
Entretien avec Nathalie Mauriac Dyer.

 

Directrice de recherche CNRS, responsable de l’équipe Proust de l’ITEM et du Bulletin d’Informations proustiennes (BIP) depuis 2010, Nathalie Mauriac-Dyer est une ancienne élève de l’ENS de Fontenay-aux-Roses, agrégée de Lettres modernes, docteur de l’Université de Paris Sorbonne Nouvelle et habilitée à diriger des recherches de l’Université Paris-Sorbonne.
Elle est l’arrière-petite-fille du docteur Robert Proust, frère de Marcel et la petite-fille de l’écrivain François Mauriac.

 

Nathalie Mauriac Dyer. (Francesca Mantovani/Gallimard)

 

Nous avions publié il y a quelques mois sur ce blogue un entretien avec l’expert Benoît Forgeot, au sujet de la découverte d’un jeu d’épreuves de Du côté de chez Swann daté de mai à septembre 1913, avec des corrections manuscrites de Louis de Robert et des annotations de Marcel Proust.
Lire l’article :

 

La découverte était d’importance mais une question demeurait sans réponse : qui était le mystérieux “Mon chéri” à qui Proust s’adressait dans l’une de ses notes ?

 

 

 

Voici l’explication proposée par Nathalie Mauriac Dyer qui a eu la gentillesse d’accepter de l’évoquer au cours d’un entretien :

 

HL – Pouvez-vous nous parler de la découverte et de l’importance de ce jeu d’épreuves de Du côté de chez Swann daté de mai à septembre 1913, avec des corrections manuscrites de Louis de Robert et des annotations de Marcel Proust ? A-t-il déjà été étudié dans son ensemble ?

NMD – L’existence de ce jeu était connue par la correspondance échangée entre Proust et Louis de Robert. Il était déjà passé en vente en 1996 comme le précise Benoît Forgeot dans Louis de Robert et Marcel Proust, Une amitié littéraire, et on peut lire dans le Bulletin d’informations proustiennes la description (sommaire) qu’en donnait le catalogue précédent (vente Giraud-Badin du 15 novembre 1996[1]).  On y apprenait que le vendeur, Jacques Guérin, tenait ce jeu de Marthe Proust, la femme du docteur Proust. Mais ce manuscrit n’avait jamais fait l’objet d’un relevé détaillé comme celui que procure Benoît Forgeot.

 

HL – Que pensez-vous du rôle de Louis de Robert dans la correction de la Recherche et de son amitié avec Proust ?

NMD – Louis de Robert avait sans succès joué l’intermédiaire auprès de Fasquelle puis de l’éditeur Ollendorff, à la suite de quoi Proust, également recalé par la NRF, s’était tourné vers René Blum pour prendre contact avec Grasset en vue d’une édition à compte d’auteur. Quand il reçoit les deuxièmes épreuves, il décide de confier la relecture d’un jeu à Louis de Robert, un grand signe de confiance et d’estime à la fois intellectuelle et amicale. Amicale, mais pas plus, malgré le terme de « tendresse » qu’on lit dans la dédicace de Du côté de chez Swann qui est reproduite dans le catalogue de Benoît Forgeot (« à Monsieur Louis de Robert/ avec toute ma tendresse, ma/ reconnaissance et mon admiration/ Marcel »).

Grâce au relevé systématique des remarques de Louis de Robert, on découvre que Proust a, en définitive, suivi une bonne partie des suggestions, souvent très pertinentes, de son ami[2].

Par exemple, ainsi que me l’a fait remarquer Jean-Marc Quaranta que je remercie, il tient compte de sa remarque sur la généalogie de la duchesse de Guermantes (« La duchesse de Guermantes ne descend pas de Geneviève de Brabant, elle est seulement entrée par son mariage dans une famille qui descend de Geneviève de Brabant ») en ajoutant, sur le jeu d’épreuves destiné à Grasset, que les anciens comtes de Brabant sont les « ancêtres directs du duc de Guermantes d’aujourd’hui et aussi de la Duchesse puisqu’elle est une demoiselle de Guermantes qui a épousé son cousin. » [3]

 

HL – Qu’avez-vous découvert sur la mystérieuse annotation manuscrite « Mon chéri » dont on pensait qu’elle s’adressait – de façon surprenante – à Louis de Robert ? Certains spécialistes y ont même vu un indice de la participation de Reynaldo Hahn à la correction des épreuves.

NMD – Quand, avec Françoise Leriche et Pyra Wise, nous avons édité en 2015 L’Agenda 1906, nous avons eu à y expliquer cette note de Proust, que nous avons rapprochée d’un passage ajouté sur un placard de 1913 au sujet de la jalousie de Swann : comme quand un réflecteur mal réglé d’abord promène autour d’un objet sur la muraille de gdes ombres fantastiques qui viennent ensuite se replier et s’anéantir en lui[4]. Récemment Françoise Leriche a attiré mon attention sur un autre brouillon du passage, et c’est en faisant des recherches complémentaires que je suis tombée sur la note de Proust qui figure dans le jeu de Louis de Robert, en marge du même passage imprimé dans les deuxièmes épreuves :

Mon chéri le mot réflecteur, le mot ombres sont-ils justes. Autre chose l’infra-rouge est-il un bon exemple comme chose que les yeux humains ne peuvent percevoir. Est-ce aussi invisible que l’ultraviolet[.]

Ce « Mon chéri » est un peu étrange, n’est-ce pas. On n’imaginait pas une telle intimité entre Proust et Louis de Robert… L’auteur du catalogue de 1996 s’en étonnait avec candeur : Fait particulièrement surprenant, [Proust] appelle ici son ami Mon chéri. Or, en consultant les biographies consacrées à l’auteur, rien ne nous laisse penser qu’une liaison ait jamais existé entre les deux hommes[5].

Vingt-cinq ans plus tard, la liaison reste introuvable ! Proust s’adresserait-il alors à Reynaldo Hahn ? Mais on sait bien que dans leurs échanges les deux hommes ont recours à toute une série de noms inventés (Buncht, Bunibuls etc.) S’agirait-il de Lucien Daudet ? Proust lui donne plutôt du « Mon cher petit ». En réalité c’est à son frère, le docteur Robert Proust, que Marcel Proust s’adresse ici affectueusement. Pour preuve, la réponse de Robert Proust, qui a été publiée par Philip Kolb :

Mon bon chéri/ Je crois que le mot réflecteur est très bien. Peut-être mettrais-je « un réflecteur d’une lanterne mal réglée ». Sauf cela je trouve l’idée parfaite. Mille tendresses. Ton frère. Robert[6]

 

 

La réponse de Robert Proust.
Collection Marie-Claude Mauriac, droits réservés.

Ainsi, la question de Marcel sur les épreuves s’adressait bien à Robert, mais pas au « Robert » que l’on croyait ! Remarquons que ce n’est pas la seule fois que Marcel appelle son frère « Mon chéri », « Mon bon chéri » : on en a sept autres exemples dans la correspondance connue, en 1907, 1914, 1920 et 1921[7]. Et Proust avait remplacé « aimé » par « chéri » dans le vers de Rodogune qu’il reprit en lui dédicaçant Les Plaisirs et les Jours : « Ô frère plus chéri que la clarté du jour (Corneille) »[8].

 

HL – Comment expliquer que cette page se trouve dans le jeu destiné à Louis de Robert ?

NMD – En effet, c’est étrange. Louis de Robert aurait pu s’offusquer ou se méprendre en lisant une telle note… Mais il est vraisemblable qu’il n’a jamais vu cette page, soit que Proust l’ait soustraite par avance du jeu qu’il lui a envoyé, soit qu’il l’ait transmise à son frère après avoir récupéré le jeu de Louis de Robert[9], soit encore qu’il ait (en un geste affectueux) transmis l’ensemble du jeu à son frère (après avoir reporté les corrections de Louis de Robert sur le jeu destiné à Grasset…) Dans cette dernière hypothèse, on imagine qu’il n’aurait pas déplu à Proust que son frère lise les remarques parfois très élogieuses de son correcteur, lesquelles étaient équilibrées par quelques critiques. On aimerait savoir quel fut le bon scénario. Le jeu, soi-disant offert par Marthe Proust à Jacques Guérin, était-il chez Robert Proust depuis 1913, ou avait-il fait partie des manuscrits hérités par lui à la mort de son frère ?

En tous cas, la réponse de Robert figure dans la collection familiale, ce qui permet aujourd’hui de la mettre en regard de la question, et de « rapprocher » visuellement les interlocuteurs…

 

HL – Qu’est-ce que cela peut nous apporter pour éclairer la relation entre les deux frères et la participation de Robert à l’élaboration du roman ?

NMD – Proust « cible » ses correspondants en fonction de leurs compétences : en 1913, au moment de la correction de ces épreuves de Swann, il s’adresse à l’historien d’art Émile Mâle pour les questions liées à l’architecture et à l’iconographie religieuse, à Max Daireaux et au jeune ingénieur André Foucart pour des questions techniques[10]. Son frère est médecin et a reçu une bonne éducation scientifique : c’est à lui que Proust adresse la question sur le réflecteur (selon le TLFi, c’est un « appareil destiné à réfléchir les ondes (sonores ou lumineuses) ou les particules qu’il reçoit »), l’infra-rouge et l’ultra-violet[11] (et là Robert restera coi, estimant sans doute que les réponses allaient de soi). Mais rien ne suggère que Proust consultait fréquemment son frère. Ce n’est qu’après la mort de Marcel que le rôle de ce dernier devient primordial.

Ce que l’on constate plutôt, c’est que Marcel (comme souvent) ne tient aucun compte de la correction proposée. Robert pense qu’il faut être plus précis : Peut-être mettrais-je « un réflecteur d’une lanterne mal réglée ». Marcel, rassuré sur la propriété des termes, estime visiblement que « réflecteur » et « ombres » suffisent à évoquer l’univers de la lanterne magique. Il préfère suggérer cet univers plutôt que le désigner.

 

HL – Ce sujet de la lanterne magique est très poétique. N’est-ce pas incroyable de voir les deux frères évoquer ensemble cet élément commun de leur enfance ? N’apporte-t-il pas un nouvel éclairage sur le Narrateur qu’on imagine volontiers solitaire et apeuré dans sa chambre alors que Marcel dormait probablement avec Robert et qu’ils s’amusaient ensemble à regarder les “surnaturelles apparitions multicolores” sur les murs de leur chambre ?

NMD – En effet, ce qui nous touche là c’est la sensation que Marcel s’adresse aussi – et peut-être d’abord – à Robert en raison d’un souvenir d’enfance commun, quand le fameux réflecteur avait été mal arrangé et que la lanterne magique projetait sur les murs (à Auteuil ? à Illiers ?) des formes étranges. Dans la scène de la lanterne magique de « Combray », il n’est jamais question du réflecteur – le terme n’a d’ailleurs que deux autres occurrences dans À la recherche du temps perdu[12]– mais on le trouve quatre fois en deux pages dans Jean Santeuil : « ayant ôté de la vieille lampe de travail son abat-jour de carton vert, on appliquait à son verre un réflecteur » – ce « réflecteur derrière lequel on glissait des petites planches de verre de couleurs si mystiques » – « et déjà la lumière tout à l’heure paisiblement étalée sur la table, dans la chambre soudain obscurcie éclairait mystérieusement une place du mur […] », « à la manière des fantômes et des reflets »[13]. Peut-être que, lors des séances familiales de lanterne magique, un des enfants Proust s’intéressait plutôt au réglage de l’instrument, alors que l’autre suivait au mur les « grandes ombres fantastiques »…

 

Propos recueillis par Hélène Montjean

 

[1] Voir Bulletin d’informations proustiennes, no 28, 1998, p. 138-139.

[2] « Près de 184 pages (sur les 499) ont été annotées par Louis de Robert et plus de 140 corrections seront retenues par Proust », selon Benoît Forgeot.

[3] Voir NAF 16755, f. 65. Marcel Proust, Le Temps perdu, éd. Jean-Marc Quaranta, Bouquins, 2021, note 207 p. 646. Du côté de chez Swann, I, p. 102. Toutes les références sont données dans l’édition de la Pléiade dirigée par Jean-Yves Tadié.

[4] L’Agenda 1906, éd. Nathalie Mauriac Dyer, Françoise Leriche, Pyra Wise et Guillaume Fau, BnF/OpenEdition Books, f. 17r (cf. f. 17v). Voir sur le papier collé au placard 44 conservé à la Fondation Bodmer : « […] tout d’un coup, comme quand un réflecteur mal réglé d’abord promène autour d’un objet, sur la muraille, de grandes ombres fantastiques qui viennent ensuite se replier et s’anéantir en lui, toutes les idées terribles et mouvantes qu’il se faisait d’Odette, s’évanouissaient, rejoignaient le corps charmant que Swann avait devant lui. » (cf. Du côté de chez Swann, I, p. 293-294).

[5] Bulletin d’informations proustiennes, no 28, 1998, p. 138.

[6] Correspondance de Marcel Proust (= Corr.), éd. Ph. Kolb, Plon, t. XVIII, lettre 345, p. 590. Je corrige « Sauf ceci » en « Sauf cela », d’après l’original. La datation proposée par Philip Kolb, [vers mai 1913], doit être repoussée, puisque la page commentée appartient à un lot estampillé le 27 juin 1913.

[7] « Mon chéri » (juillet 1907, Corr., t. VII, lettre 128) ; « Mon bon chéri » (29 avril 1914, t. XIII, lettre 86 ; [premiers jours d’août 1920], t. XIX, lettre 183 ; [peu après le 6 août 1920], t. XIX, lettre 188 ; [28 novembre 1921], t. XX, lettre 317 ; [9 décembre 1921], t. XX, lettres 334 et 335).

[8] Corr., t. IV, lettre 234.

[9] Selon Françoise Leriche, que je remercie de cette suggestion.

[10] Voir les notes de L’Agenda 1906.

[11] Voir Du côté de chez Swann, I, p. 342 et p. 408. Le passage sur l’ultra-violet avait aussi été ajouté sur placard en 1913.

[12] Le Côté de Guermantes, II, p. 338 ; Sodome et Gomorrhe, III, p. 267.

[13] Jean Santeuil, p. 316-317 ; NAF 16615, f. 122-123.