Les éditions le cherche midi publient des Récits inédits de Jules Verne, agrémentés d’illustrations de Tardi.

Rencontre avec Christian Robin, ancien professeur de littérature française moderne et contemporaine à l’Université de Nantes, vice chancelier de l’Académie de Bretagne, membre de l’Académie des Sciences, Lettres et Arts d’Angers et président du jury du Grand Prix Jules Verne.

Il est l’auteur de plusieurs articles et ouvrages (dont Un monde connu et inconnu : Jules Verne (1978)). Ancien responsable des Cahiers du Musée et du Centre d’études Jules Verne, la Ville de Nantes lui a confié l’édition des manuscrits inédits de l’auteur des Voyages extraordinaires, également parus au cherche midi.

Il viendra à l’Hôtel Littéraire Jules Verne à Biarritz le 24 novembre 2022 présenter ce volume d’inédits de Jules Verne.

 

 

 

HL – Vous comptez parmi les plus grands spécialistes de Jules Verne de notre époque, pourriez-vous revenir sur vos travaux et vos premières lectures de celui qui réinventa le genre du roman géographique pour emmener ses lecteurs en “voyage dans les mondes connus et inconnus” ?

CR – Adolescent j’ai lu les principaux chefs-d’oeuvre dans les éditions Hachette, c’était aussi le temps où sortait le Vingt mille lieues sous les mers avec James Mason et Kirk Douglas. J’ignorais complètement que je fréquentais l’établissement où Jules Verne avait commencé ses études.

Lorsque j’ai été recruté dans l’enseignement supérieur, j’ai été chargé d’un cours sur Mythe et littérature. Et après avoir lu un ouvrage sur les masques, je me suis demandé si les casques de scaphandriers ne pouvaient pas jouer un rôle initiatique, et je me suis souvenu des promenades sous-marines de Nemo et d’Aronnax. Mon hypothèse n’était pas tout à fait fausse, mais surtout j’ai découvert un très grand écrivain qui n’avait jamais été traité comme tel.

Toutes mes recherches ont donc été conditionnées par cette idée qu’il fallait réhabiliter Verne. Dans les années 70, il n’existait que quelques ouvrages, dont le livre remarquable de Jean Chesneaux. Tout restait à étudier : il fallait replacer l’écrivain dans son contexte littéraire, mesurer sa culture qu’on lui déniait, préciser plusieurs plans de sa biographie, et mettre en valeur son écriture.

J’ai commencé à fréquenter le Centre d’études verniennes de la Bibliothèque de Nantes, fondé en 1964, par Luce Courville. Elle était convaincue qu’il fallait associer le nom de la ville à celui d’un grand écrivain. Dans ce but, en tant que conservateur, elle avait réuni une documentation irremplaçable : des lettres communiquées par les descendants de la famille, toute la collection des cartonnages, des affiches et du Magasin d’éducation et de récréation.

C’est d’ailleurs la consultation de ce dernier qui me permit de présenter ma première communication sur Jules Verne, il y a cinquante ans.

La fréquentation de ce lieu unique de recherches a été l’occasion pour moi d’organiser le premier colloque universitaire consacré à Jules Verne , à la Faculté des lettres de Nantes, en février 1975. Ma collaboration était acquise pour participer  à l’inauguration du Musée Jules Verne, en 1978.

 Mais il faut reconnaître que l’acquisition en 1981 des manuscrits de l’écrivain après le décès de Jean-Jules Verne, dont on peut regretter qu’il ne les ait pas exploités pour sa biographie, a orienté mes recherches vers la publication, à partir de 1989, des inédits au  cherche midi dans la Bibliothèque Verne que je dirige. Presque tous ont été traduits ce qui démontre un intérêt universel intact, alors que ces inédits nous offrent un Verne plutôt inattendu, notamment en  ce qui concerne toute la période qui précède sa rencontre avec Hetzel. Les Nantais sont évidemment ravis de savoir que des pages écrites rue Jean-Jacques Rousseau sont désormais conservées dans un établissement voisin. Elles révèlent, et les Récits retrouvés le confirment, qu’il fut un romantique qui aima très jeune la littérature et qu’il ne perdit rien de ses lectures effectuées pendant ses études.

 

HL – Le cherche midi publie des Récits retrouvés restés jusqu’alors inédits, Un prêtre en 1839, accompagné d’une série de nouvelles et d’une ébauche de roman, Le Voyage d’études. Le livre fera l’objet d’une présentation à l’Hôtel Littéraire Jules Verne de Biarritz le 24 novembre prochain. Pourriez-vous nous raconter ce projet éditorial et votre travail sur ces manuscrits ?

CR – Ce volume rassemble deux ouvrages publiés respectivement, en 1992 pour Un prêtre en 1839, et l’année suivante pour San Carlos, qui réunissait d’autres nouvelles, et surtout ce dernier livre avait la particularité de réunir le premier texte écrit par Jules Verne, et son dernier. Tous les deux ont alors bénéficié d’un établissement du texte rigoureux et les amateurs peuvent consulter les notes qui expliquent ou justifient la version retenue.

Ce qui était passionnant, c’était d’être dans la position de Hetzel ou d’un directeur de revue, qui tranchent par exemple sur le titre à donner. Les vernolâtres ont beaucoup critiqué la date de 1839, mais le manuscrit dans une note marginale hésite, et la cohérence chronologique invite à choisir ce millésime, et non 1835. Hetzel en usait pareillement avec son auteur qui, entre parenthèses, perd souvent ses repères temporels, y compris dans le Tour du monde en 80 jours.

Il faut aussi concéder que les chercheurs de ma génération ont une sorte de culte pour le texte autographe.

Dans ma carrière, j’ai eu le privilège de consulter les fameux Cahiers de Proust et donc les manuscrits de Jules Verne. Tenir dans ses mains un document qui a été écrit par un jeune homme qui devait s’éclairer à la bougie, après avoir fait croire à son père qu’il se plongeait dans des manuels de droit, est évidemment un plaisir qui ne se refuse pas. Certes, il faut le déchiffrer et avoir quelques connaissances de l’état de la langue à l’époque où écrit l’auteur, et savoir être patient pour traduire la graphie rapide d’un jeune auteur emporté par son inspiration échevelée, parfois loufoque, ce que Verne a évidemment cultivé toute sa vie.

Il est d’ailleurs intéressant de noter que les premiers titres des Voyages extraordinaires respirent l’allégresse de l’aventure, l’ivresse du trajet, bref, une rapidité que trahit la graphie. Et c’est cette douzaine de titres qui ont fait, à juste titre, le succès de Verne.

Par ailleurs, il apparaît que lors de sa vie parisienne, quand il eut l’intention de devenir « publiciste », Verne pensa à se faire publier dans des revues, et certaines nouvelles des Récits retrouvés ne demandaient qu’à l’être. Il s’est constitué en somme une réserve, habitude qu’il conserva toute sa vie, puisqu’il travaillait sur plusieurs intrigues quand il se consacra aux Voyages extraordinaires.

Très sensible aussi à l’actualité littéraire, il n’a pas repris son roman noir, où évolue un prêtre indigne, on le comprend puisque la mode en était passée. Il n’est pas étonnant non plus qu’il  ait abandonné les drames qui ont mobilisé ses premiers projets destinés à la scène. Mais ils témoignent d’une culture qui a trouvé d’autres voies pour se manifester sur le mode romanesque.

 

HL – L’ouvrage a été illustré par une cinquantaine de dessins originaux signés Tardi, célèbre auteur et illustrateur de bande dessinée, qui a notamment travaillé sur Céline ou Léo Malet. On connaît l’importance des illustrateurs des romans de Jules Verne, réunis grâce au flair de son éditeur Pierre-Jules Hetzel : Léon Benett, Jules Férat, Henri de Montaut, Alphonse de Neuville, Edouard Riou, George Roux, etc. 

Pensez-vous que ces dessins, dont certains sont devenus mythiques, ont contribué au succès éditorial de Jules Verne et que ses récits gagnent à être illustrés ? 

CR – Oui, bien entendu, même si curieusement les volumes in-18°, sans illustration, représentent l’essentiel de ses tirages. Mais nous avons tous en tête la magnifique gravure qui représente la forêt de l’île Crespo, avec ses méduses et ses algues, qui associe pédagogie et rêve. Celles qui nous montrent l’engloutissement du Nautilus dans l’Île mystérieuse, ou les évolutions aériennes du Victoria dans Cinq semaines en ballon, qui enchantaient Julien Gracq. Tant d’autres.

Rappelons que les volumes in-8°, cartonnés, usent d’une « imposition », c’est-à-dire que les illustrations ont une place contrainte par la mise en page. Il en résulte des décalages plaisants avec le texte qui ne coïncident pas nécessairement avec l’apparition de la gravure. Une sorte de commentaire surplombe l’intrigue qu’elle ne se prive pas d’enrichir. Ainsi des oiseaux (de mauvaise augure) se multiplient dans les paysages que traverse Michel Strogoff, au fur et à mesure que les menaces s’abattent sur lui. Georges Roux, dont les originaux sont superbes, – car leur reproduction leur a fait perdre beaucoup d’éclat –, ne manque pas d’humour en interprétant à sa façon le premier chapitre du Testament d’un excentrique : la vignette qui surplombe le début du premier chapitre montre  au premier plan deux policiers qui redoutent la présence de pickpockets, sujet de leur conversation, alors que dans leur dos l’un d’eux exerce avec succès son talent. Il y aurait beaucoup à dire sur ces touches personnelles qui procurent à la lecture des éditions illustrées un surcroît de plaisir.

 

Tardi a été un dessinateur particulièrement bien choisi pour illustrer ces récits de Verne qui ne correspondent pas tout à fait à ce que l’on attend de lui. Il fait véritablement florès pour évoquer les vieux quartiers de Nantes, que la nuit rendait dangereuse. Les personnages grotesques que l’écrivain met en scène offrent des moments désopilants en plein accord avec les intentions du texte.

Il est heureux en tout cas qu’après Hergé et Philippe Druillet, un grand nom de la B.D. soit associé au nom de Jules Verne.

 

 

 

HL – Vous êtes également le président du Grand Prix Jules Verne, pouvez-vous dire un mot sur votre lauréat 2022, Jacques Gonzalès, et l’importance de la Société de Géographie  ?

Malgré une enfance douloureusement frappée par la maladie, Jacques Gonzales, miraculé en quelque sorte, a pu achever ses études de médecine. C’est dans ce domaine qu’il a effectué une longue et brillante carrière, comme chercheur, spécialiste de la fécondation in vitro, comme enseignant, comme chargé de responsabilités administratives et de missions diverses, notamment à l’étranger. Plusieurs ouvrages témoignent de cette intense activité.

Mais l’une de ses passions l’a conduit à devenir  membre de la vénérable Société de Géographie, dont il fut le secrétaire général de 2013 à 2020.

En faisant paraître, Décrire la terre, Écrire le monde, il entendait tracer l’histoire de la Société de géographie, née il y a deux cents ans. Et comme Jules Verne fut un membre actif, tant qu’il fut parisien, de cette association scientifique aux dimensions internationales, il était tentant pour l’Académie de Bretagne de décerner à ce bel ouvrage son Grand prix Jules Verne, qui fêta ainsi, en 2022, dignement le quarantième anniversaire de son existence.

Si Jacques Gonzales a rappelé l’essentiel de la participation du grand écrivain à la Société de géographie, il en est un qui ne manque pas de pittoresque, le célèbre Paganel, le géographe des Enfants du capitaine Grant, fut lui aussi secrétaire général de cette association, et il portait le même prénom que le lauréat. Enfin, dans les toutes dernières lignes de Verne écrites d’une main malhabile, Voyage d’études,  la mission envoyée en Afrique occidentale, comporte un membre éminent, Louis Merly. Ce personnage  est également secrétaire général de la Société de géographie.

 

 

Propos recueillis par Hélène Montjean