Les Éditions Calmann-Lévy, de la Belle Époque à la Seconde guerre mondiale. Un demi-siècle au service de la littérature.

de Jean-Yves Mollier, aux éditions Calmann-Lévy, 2023.

 

En attendant de rencontrer Jean-Yves Mollier le jeudi 16 mars à 19h, à l’Hôtel Littéraire Le Swann, voici une présentation de son nouveau livre et de ses travaux, sous la forme d’un entretien :

 

 

 

 

HL – Comment êtes-vous devenu un spécialiste de l’histoire de l’édition, du livre et de la lecture et sur quels sujets de prédilection portent vos travaux ?

     JYM – Docteur en littérature française de l’université Paris 3 en 1978, j’avais rencontré un personnage, Noël Parfait (1813-1896), qui, outre son rôle politique (Représentant du peuple en 1849-1851, puis 1871-1876 et député de 1876 à 1893) avait été directeur littéraire de la maison Michel Lévy frères puis Calmann-Lévy. Bien que mon doctorat d’État en histoire, soutenu à l’université Paris I en 1986, m’ait éloigné de la littérature en m’envoyant à l’université enseigner l’histoire contemporaine, j’ai essayé de lier histoire politique et histoire culturelle pendant toute ma carrière d’enseignant-chercheur.

Dans la liste de mes publications, on voit nettement qu’il y a deux volets : l’un concerne l’histoire politique avec des livres sur la IIe puis la IIIe République, le scandale de Panama, la corruption parlementaire ; l’autre relève de  l’histoire du livre, de l’édition et de la lecture, avec des monographies des éditions Calmann-Lévy, Hachette, Larousse, Tallandier, une histoire de l’édition française, une histoire des libraires et de la librairie, et de nombreux essais sur la censure,  la lecture, le livre, etc.

 

SC Rio de Janeiro (RJ) 01/05/2018 – Entrevista com o historiador Jean Yves Mollier. Foto: Leo Martins / Agencia O Globo

 

 

HL – Avant cet ouvrage, vous aviez publié en 1984 Michel et Calmann Lévy ou la naissance de l’édition moderne (1836-1891), qui s’achève à la date du décès de Calmann Lévy. En cinquante ans, comment les deux frères ont-ils réussi à faire de cette maison d’édition un tel succès à l’échelle européenne ?

 

     JYM – Quand il ouvre un simple cabinet de lecture à Paris, rue Marie Stuart, en 1836, Michel Lévy (1821-1875) est un tout jeune homme passionné par le théâtre. C’est dans ce genre qu’il publie le premier livre de la maison Michel Lévy frères en 1841, et qu’il lance, en 1846, une collection dite « Bibliothèque dramatique » qui comptera 6 000 pièces à son répertoire en 1891.

La même année 1846, Michel Lévy propose au public la « Collection des Œuvres complètes d’Alexandre Dumas père » dans le petit format in-18° à 2 F (10 euros actuels). Ce sera un vif succès, et, sur cette lancée, il crée, à l’automne 1855, la « Collection Michel Lévy » à un franc le volume (5 euros) qui compte 211 titres au catalogue un an plus tard.

Désormais Michel et Calmann Lévy volent de succès en succès et font signer aux plus grands écrivains dramatiques (D’Ennery, Dumanoir, Clairville, Labiche, Augier, Ponsard) des contrats d’exclusivité pour cinq ou dix ans. Avec l’entrée de Baudelaire pour la traduction d’Edgar Poe, de George Sand, d’Alexandre Dumas, Flaubert, Mérimée, Nerval, Stendhal, Vigny, Renan et Tocqueville au catalogue Michel Lévy frères entre 1855 et 1860, la maison d’édition devient la première en France dans le domaine de la littérature générale.

Après avoir repris la Librairie Nouvelle, leur principal concurrent, en 1861, de nouveaux auteurs, dont Balzac pour ses Œuvres complètes, entrent à leur tour dans un catalogue qui s’étend chaque année et permet à la maison d’édition parisienne de devenir la principale en Europe à la mort du fondateur. Compte tenu du primat de la littérature française à cette époque et du rayonnement de la langue française, le catalogue Michel Lévy frères permet de faire lire les grands auteurs français un peu partout dans le monde.

 

Inauguration de la plaque a Michel Levy impasse Sandrié à Paris

 

HL – Au moment où commence votre livre, Les Editions Calmann-Lévy de la Belle Epoque à la Seconde Guerre mondiale : un demi-siècle au service de la littérature, cette maison d’édition est la première en France et présente un catalogue d’auteurs impressionnant, allant de Balzac à Vigny, en passant par Baudelaire, les deux Dumas, Flaubert, Mérimée, Sand et Stendhal. Comment les descendants des deux fondateurs vont-ils perpétuer ce succès et s’adapter au nouveau siècle ?

     JYM – Calmann Lévy (1819-1891) a dirigé la maison d’édition de la mort de son cadet, Michel, en 1875, à son propre décès en 1891. Davantage gestionnaire que Michel Lévy, il s’est appuyé sur des directeurs littéraires, Émile Aucante et Noël Parfait, connaissant parfaitement le milieu littéraire, et sur ses fils, Paul (1853-1900), Georges (1859-1937) et Gaston (1864-1948), intégrés progressivement à la direction de la maison d’édition. Dans cette période, deux « phares » sont venus s’ajouter aux précédents : Pierre Loti et Anatole France, tous deux recrutés en 1878-1879. Avec eux, Gyp, Léon de Tinseau, René Bazin les ont rejoints. C’est donc en pleine continuité avec la période précédente que Paul, de 1891 à 1900, puis Georges et Gaston Calmann-Lévy (le trait d’union est adopté en 1902) vont diriger cette grosse maison de 1900 à 1940. La concurrence s’est exacerbée au XXe siècle et Charpentier, l’éditeur de Zola, Flammarion, celui de Colette, puis Grasset et Gallimard parviennent eux aussi, à retenir les grands auteurs. On assiste alors, à la faveur de la création des grands prix littéraires, à de nouvelles joutes littéraires que la presse commente.

 

HL – Peut-on s’attarder sur le cas de Flaubert, auquel vous avez consacré un ouvrage spécifique, Gustave Flaubert et Michel Lévy. Un couple explosif, en collaboration avec Yvan Leclerc (Calmann-Lévy, 2021) ?

    JYM – Gustave Flaubert a publié chez Michel Lévy frères ses trois principaux romans, Madame Bovary en 1857, Salammbô en 1862 et L’Education sentimentale en 1869.

Le succès exceptionnel de Madame Bovary (20 000 exemplaires vendus la première année dans la petite « Collection Michel Lévy » à un franc) a soudainement propulsé l’auteur sous les feux de la rampe, en provoquant un malentendu. Le procès intenté par la Justice en 1857 a créé un parfum de scandale qui amène une partie du public à voir dans cette œuvre un roman sentimental voire érotique. Flaubert n’est pas mécontent du résultat des ventes puisque cela lui permet de négocier, pour la publication de Salammbô et de l’Education sentimentale, un contrat bien plus avantageux. Toutefois, les résultats des ventes sont moyens pour le deuxième roman et désastreux pour le troisième. Si on ajoute à cela la mauvaise volonté de l’éditeur à publier les poésies de Louis Bouilhet, l’ami décédé de Flaubert, on a tous les ingrédients de la rupture. Celle-ci intervient, à l’issue d’une violente crise d’antisémitisme dont sa correspondance témoigne, en 1872. Flaubert passe alors chez Charpentier, ce qui n’empêchera pas La Revue de Paris, relancée en 1894 par Paul Calmann de publier de nombreux manuscrits inédits de Flaubert.

 

 

HL – Un 7e Hôtel Littéraire verra le jour à Nancy au printemps 2024 et sera consacré à Stendhal, en référence à la première partie de Lucien Leuwen qui se déroule dans cette ville. Quelle a été l’aventure éditoriale de cet écrivain avec la maison Calmann-Lévy ?

     JYM – Stendhal est mort en 1842 sans être parvenu à faire véritablement reconnaître l’importance de son œuvre. En 1853, Michel Lévy acquiert de son héritier, Romain Collomb, sa propriété littéraire. Il va s’efforcer, en publiant Stendhal, tant dans la « Collection Michel Lévy » à 1 F que dans la « Bibliothèque contemporaine » à 3 F 50, de lui assurer ce public qui n’existait pas encore. Le Rouge et le Noir, La Chartreuse de Parme, De l’amour connaissent alors un succès qui ira crescendo avec le temps sans toutefois atteindre les chiffres de vente des romans de Balzac ou de Zola. Jusqu’au passage dans le domaine public de Stendhal, en 1892, son œuvre a été l’objet des soins vigilants de la maison Calmann-Lévy qui publiera également sa correspondance.

 

 

HL – Les femmes de lettres, telles George Sand, Gyp, Anna de Noailles ou Colette, tiennent une place importante dans le catalogue des éditions Calmann-Lévy. L’un de secrets de la modernité de la maison ?

     JYM – Michel Lévy est allé chercher, en diligence, le manuscrit de La Mare au diable à Nohant en 1849 et, dès 1860, George Sand est devenue un auteur exclusif de la maison d’édition. Elle a influé pour faire éditer d’autres écrivaines mais c’est après le décès de Calmann, en 1891, qu’une attention particulière aux femmes de lettres se dessine.

Gyp, la sulfureuse comtesse de Martel de Janville, Anna de Noailles, mais aussi les premiers prix Femina-Vie heureuse, Myriam Harry, Colette Yver, et d’autres femmes, Pierre de Coulevain, Marcelle Tinayre, entrent au catalogue entre 1900 et 1920, et le renouvellent en profondeur.

Colette, auteur Grasset puis Flammarion pour l’essentiel, arrive plus tardivement, en 1939, pour la réédition de Chéri dans la « Collection Pourpre » où suivra La Fin de Chéri en 1941. Trois autres œuvres vont être éditées par la maison Calmann-Lévy aryanisée sous le nom Aux Armes de France, Mes Cahiers, Paris de ma fenêtre et Le Pur et l’impur.

 

 

 

HL – Pourriez-vous revenir sur la publication du premier livre de Marcel Proust, Les Plaisirs et les Jours en 1896, et l’importance de ce que vous appelez « la non-rencontre avec Proust » qui n’envisage même pas de publier son chef d’œuvre, À la recherche du temps perdu, chez Calmann-Lévy ?

JYM – Ce premier livre paraît à un moment où Paul Calmann est gravement malade et où les deux directeurs littéraires, Émile Aucante et Noël Parfait, sont également indisponibles. C’est donc tout à fait par hasard que l’employé chargé des relations avec les illustrateurs (mais pas les auteurs), Édouard Hubert, se voit confier la tâche de suivre l’édition d’un volume très richement illustré. Ce personnage croit utile de censurer le jeune Marcel Proust ou, en tout cas, de lui faire des suggestions aberrantes à propos de son manuscrit. Cela explique assez largement le fait que, dans sa correspondance avec ses proches, de 1900 à 1913, Marcel Proust affirme que son roman à venir est « trop obscène » ou « trop indécent » pour cet éditeur. C’est pour cette raison que je parle de non-rencontre car, à mon sens, et la Correspondance générale de Marcel Proust le confirme, À la recherche du temps perdu avait toute sa place dans le catalogue Calmann-Lévy, la maison d’édition que Proust avait considérée comme la plus naturelle pour lui en 1893-1896…

 

HL – Gabrielle d’Annunzio et d’autres écrivains étrangers occupent également une place fondamentale dans le catalogue de la maison. Pourriez-vous nous éclairer sur l’importance de la littérature étrangère pour le rayonnement de Calmann-Lévy ?

    JYM – Avec l’entrée massive d’écrivaines après 1890, la publication des grands écrivains étrangers, Gabriele d’Annunzio pour l’Italie, Vicente Blasco Ibanez pour l’Espagne, John Galsworthy pour l’Angleterre, Johann Bojer pour la Norvège, mais aussi G. B. Shaw, Pirandello et bien d’autres annoncent l’ouverture aux littératures du monde entier qui sera une caractéristique des éditions Calmann-Lévy après 1945. Ces auteurs ont renouvelé en profondeur un catalogue déjà très riche et où Henri Heine et Henri Conscience, un Allemand et un Hollandais, ainsi qu’Edgar Allan Poe l’Américain (traduit par Baudelaire) étaient bien présents à l’époque de Michel Lévy…

 

 

HL – Y aura-t-il un troisième tome pour compléter l’histoire de cette maison d’édition ?

    JYM –  Dirigée par les descendants de Calmann Lévy jusqu’en 1985, demeurée familiale et indépendante jusqu’en 1993, la maison d’édition était devenue, en 1945, beaucoup plus engagée dans les combats du siècle qu’elle ne l’était auparavant. Le Journal d’Anne Franck, Le Zéro et l’infini d’Arthur Koestler, l’Histoire de l’antisémitisme de Léon Poliakov et la collection « Liberté de l’esprit » de Raymond Aron symbolisent ce tournant dont il faut espérer qu’il trouvera prochainement son historien.

 

 

Propos recueillis par Hélène Montjean