À l’occasion du dévoilement du nouveau timbre d’Eugène Ionesco, qui s’est déroulé à l’Hôtel Littéraire Le Swann le 31 janvier 2024, en partenariat avec La Poste, une exposition de manuscrits rares de l’écrivain a été organisée dans l’hôtel par Benoît Forgeot, expert en livres anciens et modernes.

   Pour le lancement du nouveau numéro de la Revue des Deux Mondes qui consacre un important dossier à George Sand, le 7 février, il a participé à l’élaboration des vitrines composées de manuscrits et d’éditions originales appartenant aux collections des Hôtels Littéraires. Il nous propose aujourd’hui un entretien autour de ces deux expositions éphémères et de sa passion pour les manuscrits et les livres.

 

Mise en page Emmanuel Vedrenne, photographie originale © DR, photographe de la photographie originale © Antoine Meyssonnier.
Contours de feuille : Création © Emmanuel Vedrenne

 

 

HL – Vous retirez des vitrines vos manuscrits de Ionesco et déployez ceux de George Sand appartenant aux Hôtels littéraires : c’est le grand écart ?

 

BF – S’il existe un écart, chronologique et de contenu, en revanche l’émotion est la même ; la trace manuscrite, les ratures et repentirs, les ajouts, la couleur de l’encre, la diversité des papiers et des formats… La matérialité des pièces autographes est, pour moi, une éternelle source d’émerveillement – et elle dévoile tant de l’intimité des écrivains.

 

 

HL – Vous aviez prêté quelques manuscrits d’Eugène Ionesco à l’occasion de la cérémonie de dévoilement du timbre consacré à l’écrivain le 31 janvier. 

 

   C’est un pur hasard. Au cours d’un déjeuner, Jacques Letertre ayant évoqué la soirée à venir au cours de laquelle serait dévoilé le timbre à l’effigie d’Eugène Ionesco, je lui ai proposé d’exposer une dizaine de manuscrits que je venais d’acquérir – ou, pour parler comme La Poste, de les “dévoiler”. Et c’est un plaisir autant qu’une chance de pouvoir exposer dans un lieu si amoureux de la chose manuscrite et de la littérature. Ionesco eût été très heureux de se savoir ainsi accueilli dans les vitrines de l’Hôtel Le Swann consacré à l’un de ses écrivains de prédilection.

   Dans son mot d’introduction, Jacques Letertre a ainsi relevé le passage du sketch Le Tanirol, dans lequel l’un des trois personnages, le vicomte, est ainsi décrit par Ionesco : “canotier, canne, monocle, pantalon clair, souliers vernis, une rose à la boutonnière de son veston, moustache à la Marcel Proust.” Le clin d’œil était très drôle – et nous avons mis en évidence dans la vitrine le passage en question du manuscrit.

 

 

 

   L’ensemble comprenait aussi des pièces attachantes, comme les quelques feuillets intitulés : Naissance de la Cantatrice, récit de la création du chef-d’œuvre du théâtre de l’absurde. Ou le manuscrit en réponse aux critiques de la presse anglaise en juin 1958 ; Ionesco y plaide pour un théâtre non conformiste, jugeant que “des écrivains comme Sartre […], Osborne, Arthur Miller, Brecht, etc. ne sont que les nouveaux auteurs du boulevard et d’un conformisme de gauche tout aussi regrettable que le conformisme de droite.”

   Je pourrais encore citer le manuscrit de L’Avenir est dans les œufs (1951), La Nièce-épouse (vers 1952), un sketch juridique moquant la rhétorique des avocats demeuré inédit jusqu’à sa publication dans la Pléiade en 1991, etc., jusqu’aux épreuves corrigées d’un article d’André Breton, Toupie ronflante, consacré au théâtre de Ionesco.

 

 

Au cours de la soirée de dévoilement, l’intervention de la fille d’Eugène Ionesco, Marie-France, était non seulement très drôle, mais offrait une manière d’écho, de voix aux manuscrits déployés dans les vitrines. Merci aux Hôtels littéraires de susciter ces bonheurs fugaces.

 

Brigitte Fossey, Marie-France Ionesco et Stéphanie Tesson – Hôtel Littéraire Le Swann, 31 janvier 2024

 

   HL – Et George Sand ? Vous paraissiez comme happé par les livres et manuscrits…

 

BF – Et pour cause : quelles merveilles ! Trois lettres adressées à Gustave Flaubert, à son cher « vieux troubadour », des lettres de copains, si vous m’autorisez l’expression, de « potes » même. Le 30 novembre 1869, elle évoque L’Éducation sentimentale : « J’ai voulu relire ton livre ; ma belle-fille l’a lu aussi, et quelques-uns de mes jeunes gens, tous lecteurs de bonne foi et de premier jet — et pas bêtes du tout. Nous sommes tous du même avis, que c’est un beau livre, de la force des meilleurs de Balzac et plus réel, c’est-à-dire plus fidèle à la vérité d’un bout à l’autre. » Elle s’inquiète de sa réception : « Tiens-moi au courant », lui demande-t-elle : « Si on ne te rendait pas justice, je me fâcherais et je dirais ce que je pense. C’est mon droit. » Pas mal non ?

 

Lettre de George Sand à Gustave Flaubert, 30 novembre 1869
© Hôtel Littéraire Gustave Flaubert

 

 

   Et ce manuscrit des Légendes rustiques, plus de deux cents feuillets ! Dans l’Avant-propos, l’écrivaine s’interroge : « Il faudrait trouver un nom à ce poème sans nom de la fabulosité ou merveillosité universelle, dont les origines remontent à l’apparition de l’homme sur la terre. »

   Ou encore cette lettre adressée à Alexandre Dumas, ou celle-ci à Victor Hugo ! En deux ou trois manuscrits, quelques-uns des plus sacrés des monstres sacrés de la littérature du XIXe siècle sont réunis dans une vitrine… Autour d’une femme extraordinaire. N’est-ce pas là « fabulosité » et « merveillosité » ?

   Et ce mystère inouï de la métamorphose de l’écriture de George Sand qui n’est plus la même à partir d’une certaine date… C’est très étrange. Regardez le manuscrit de la préface à La Mare au Diable datée de 1845 : outre le fait qu’il offre une version très différente de celle qui a été imprimée en tête de l’ouvrage (que vous pouvez aussi voir), il est écrit par une main qu’on dirait presque étrangère à celle des Légendes rustiques. Ce contraste est amusant.

 

Manuscrit de la préface de La Mare au diable, de George Sand

© Hôtel Littéraire Le Swann

 

 

   Vous avez beaucoup de chance de pouvoir organiser de telles expositions éphémères – et les voyageurs qui choisissent les Hôtels littéraires ont aussi beaucoup de chance : deux vitrines de manuscrits et d’éditions originales de George Sand au petit déjeuner vous mettent certainement bien plus en appétit que le matraquage des chaînes d’information en continu… Je les envie de démarrer la journée avec elles – les lettres, les éditions originales et… George Sand.

 

Benoît Forgeot

 

 

Pour conclure, citons les mots de George Sand sur l’importance de la ponctuation, extraits d’un manuscrit intitulé Rêveries et Souvenirs, paru sous le titre Impressions et Souvenirs, en 1873, exposé dans les vitrines du Swann :

   ” Vous vous demandez, mon ami, pourquoi je tiens à ce qu’on ne me rectifie pas ma ponctuation à l’imprimerie. J’essaierai de vous dire mes raisons.

   La ponctuation a sa philosophie comme le style ; je ne dis pas comme la langue ; le style est la langue bien comprise, la ponctuation est le style bien compris. Il y a des règles absolues pour la langue et des règles absolues pour la ponctuation. Le style doit se plier aux exigences de la langue, mais la ponctuation doit se plier aux exigences du style. Je nie qu’elle relève immédiatement des règles grammaticales, je prétends qu’elle doit être plus élastique et n’avoir point de règle absolue. Il y a une foule de bons traités de la ponctuation. Il faut les avoir lus, il faut s’en aider au besoin, il ne faut pas s’y soumettre avec servilité. On a dit « le style, c’est l’homme ». La ponctuation est encore plus l’homme que le style. La ponctuation, c’est l’intonnation [sic] de la parole, traduite par des signes de la plus haute importance. […]”

George Sand