“Sept considérations sidérantes au sujet d’Arthur Rimbaud”

d’Alain Borer

Article paru dans le catalogue du Salon Page(s) en novembre 2023

« L’illustration contemporaine de Rimbaud et autres curiosités de belle bibliophilie »

 

Avec l’aimable autorisation de l’auteur et des organisateurs du Salon Page(s), bibliophilie contemporaine et livres d’artiste, dont la Société des Hôtels Littéraires est partenaire depuis de nombreuses années.

Nous reproduisons cet article, disponible en intégralité sur le site du Salon Page(s) et dans le catalogue de novembre 2023.

Alain Borer, président de l’association des Amis d’Arthur Rimbaud, nous résume les sept “considérations objectives” qui font de Rimbaud une exception considérable dans l’histoire de la littérature :

  • l’artiste de la langue
  • sa précocité
  • l’invention de la poésie
  • son avant-gardisme
  • son indifférence envers ses écrits
  • le silence, l’abandon
  • la poévie

 

 

 

 

 

« Œuvre hors de toute littérature,

et probablement supérieure à toute. »

Félix Fénéon, à propos des Illuminations

 

« Rimbaud constitue sans doute le mythe le plus puissant de l’histoire de toutes les littératures. — À cette réserve près qu’il n’y a pas de « mythe » à proprement parler (à parler improprement, plutôt, car le concept de « mythe » à propos de Rimbaud n’a jamais reçu la moindre définition, renvoyant vulgairement à l’idée de croyance erronée, opposée au Moi-Je-sais d’Étiemble !), mais une histoire vraie, dont le peu que l’on en connaît ressemble à un « mythe » au sens premier de légende, legendus, « ce qu’on en dit » —, et dont il faut d’abord préciser les aspects principaux, tous étonnants : pour présenter une apparence comme-mythique, ils n’en sont pas moins des faits établis. C’est en connaissance de cause que Verlaine déclarait son « admiration, son étonnement extrêmes » (en 1895, mais sans doute dès leur première rencontre de fin 1871) et de même Forain, en 1923, disait encore sa « stupéfaction devant cet enfant extraordinaire ».

 

Sept considérations objectives, en effet, caractérisent la question Rimbaud, et avant toute autre vient l’artiste de la langue. Les grandes problématiques associées à Rimbaud, poésie, jeunesse, révolte, voyages… tout cela n’aurait aucun intérêt sans cette donnée première, la plus étonnante, la seule nécessaire ! La langue française de cet enfant que Verlaine présentait en 1886 (la linguistique n’existait pas encore) comme un « prodigieux linguiste » atteint en 1872 des sommets alchimiques de légèreté, de subtilité, d’ingéniosité…:

                                      Mais fondre ou fond ce nuage sans guide

                                      ô favorisé de ce qui est frais

                                      Expirer en ces violettes humides

                                      Dont les aurores chargent nos forêts !

              Les voyous courent les rues, mais pas les génies de la langue française. L’Abyssinie sans l’œuvre, quand bien même « l’œuvre » fut inachevée et reniée, c’est bien peu ; le Harar sans l’art, ce n’est que Monfreid. Rimbaud pourrait même ne poser aucune question nouvelle à la littérature, comme les deux Alfred qui le précédèrent (de Vigny et de Musset), il resterait comme eux pour la beauté de la langue, par exemple pour ce poème Génie, à la fin des Illuminations, que des poètes éminents du siècle suivant comme Yves Bonnefoy tiendront pour « l’un des plus beaux poèmes de notre langue, un acte de bouleversante intuition, l’instant de vision sans ténèbres où une pensée s’accomplit 1» , ou qu’ils reconnaîtront « parmi les plus puissants jamais écrits », one of the greates poems ever written, selon les termes de John Ashbery, son traducteur-poète américain — et dans ce cercle restreint de la qualité supérieure, ne vient à sa cheville et sur plusieurs plans que l’un des plus puissants poètes, Xu Yunuo, « le Rimbaud chinois » 2

              Le rebelle, la révolte ? sont des catégories et pas des vertus. Une telle figure du « poète », pour être celle qui fit retour en Amérique et en Europe au XX° siècle, n’est aucunement nécessaire à la « poésie » ni à l’Art. Rimbaud le voyou, titre de Fondane, n’est pas plus grand artiste dans cette posture. Rimbaud n’a pas inventé la marginalité en « poésie » de Villon à Nerval, on ne peut davantage lui réserver la révolte en «poésie » sans oublier tant d’autres encore, Théophile de Viau, huguenot à l’esprit frondeur, hostile à tout pouvoir, exposé en place de Grève et condamné à être brûlé vif puis banni à perpétuité. Les poètes maudits ? Ils sont présentables sous tous rapports, comme Stéphane ou Marceline ;

              mais ce n’est pas tant la « révolte » qui singularise Rimbaud que la rébellion contre tout, attitude qui fut, hormis l’épisode de la Commune, dépourvue de toute ambition collective et rigoureusement individualiste ; on pourrait aller jusqu’à dire qu’à l’imagerie fleur bleue du « poète » Rimbaud oppose toute sa vie — en une dizaine d’épisodes attestés… une certaine méchanceté, où se révèle le chat des Monts-Rocheux, qu’emportent fréquemment des « colères folles » comme celle du 13 mai 71 qui l’appelle à la bataille de Paris… L’essentiel de ces considérations toutefois porte à son crédit une énergie stupéfiante, négative ou positive : on pourrait parler d’une vigueur rimbaldienne qui investit chaque mot des poèmes, par exemple dans le bateau ivre : après une image aussi puissante que « Million d’oiseaux d’or…», comment aller plus haut sur cette lancée, plus loin dans l’élan — «… ô future Vigueur ? »

 

              Deuxièmement, la précocité

          « O précoce maturité ! à tes abondantes richesses

                          qu’aurait pu ajouter l’âge qui s’avance ? »

John Dryden, À la mémoire de Monsieur Oldham

              Il est sans exemple, dans toutes les littératures, qu’un jeune homme parvienne à la perfection littéraire sans le détour de la longue patience du travail classique, tout particulièrement en langue française, tel que le concevait Boileau, Art poétique, chant III :

 

                         Un poème excellent, où tout marche et se suit

                        N’est pas de ces travaux qu’un caprice produit :

                          Il veut du temps, des soins ; et ce pénible ouvrage

                          Jamais d’un écolier ne fut l’apprentissage.

 

              Le poème « excellent » ? il fut d’un écolier provincial de quatorze ans qui flambait avec Jugurtha quatre-vingt-deux vers latins en moins de trois heures (et ses vers latins étaient de meilleure langue latine que ceux de Baudelaire lycéen, ou que ceux de Victor Hugo à la pension Decotte) ; qui lançait à seize ans cet ovni de 1871 : le Bateau ivre ; qui écrivit à dix-sept ans les poèmes de mai 1872, parmi les plus beaux de la langue française…, Une saison en enfer à dix-neuf ans, considéré longtemps comme son adieu à la littérature, puis encore (un peu avant, sans doute un peu après la Saison) les Illuminations que Verlaine appela les proses de diamant…

   Sans doute, il y eut mille précédents, si « le génie c’est de gagner du temps et de faire à huit ans ce qu’on fait normalement à vingt-cinq ans », se moquait Roland Barthes dans Mythologies, tel Antoine-Marin Lemierre (1733-1793), un jeune poète qui mena de brillantes études à Louis-le-Grand, remporta le prix de poésie latine, fut quatre fois lauréat de l’Académie française, avant le succès de sa tragédie Hypermnestre (1758); mais dans son cas c’est la considération numéro un qui fait défaut…

   Singularité contagieuse qui révèle à eux-mêmes tant de jeunes poètes et d’écrivains qui se sont vus frappés, « comme de la foudre, irrémédiablement, à l’âge de seize ans par la lecture de Rimbaud 3» , la précocité, au demeurant, n’est pas si rare en littérature : Banville lui-même avait fait preuve d’une “précocité extraordinaire” 4 et, bien avant eux, entre tant d’autres, le chevalier Beauchateau, né en 1645, avait publié à douze ans La lyre du jeune Apollon ou la Muse naissante, puis il avait disparu en Perse en 1661… ;

              ce qui est rare chez les très jeunes talents n’est même pas la précocité mûre, même si Rimbaud offre « le plus effrayant exemple de précocité mûre », comme écrivait Léon Valade à Jules Claretie 5 ; ce qui est rarissime c’est leur capacité à inventer des formes nouvelles : pour être prometteuses, les œuvres de maturité précoce tiennent d’abord à une conformité aux modèles antérieurs, tels les poèmes que Marina Tsvetaieva avait publiés à l’âge de seize ans… ; mais jeune et inventeur, leur nombre se réduit à quia — Büchner, Lautréamont, Lermontov… ;

               la précocité de Rimbaud, cette « effrayante maturité » que distingue également Verlaine (dans les Poètes maudits, en mars 1884) est telle que Rimbaud, dès 1868, à quatorze ans, délivre en latin l’essentiel de ce qu’il a à dire : c’est en effet dans la langue de Virgile que se formule la révélation à lui-même de son élection : Tu vates eris ! ; « tu seras poète ! », et non pas poeta mais vates, prophète, visionnaire, selon le vieux mythe latin du poète-mage, qui remplit un sacerdoce ou transmet des révélations, et le voyant s’entend déjà dans ce vates ; « il faut […] être né poète, et je me suis reconnu poète » (13 mai 1871) ;

c’est en latin qu’a lieu la cérémonie du sacre : le couronnement du Poète, avec des colombes qui ornent de lauriers le front du jeune Arthur. Les poèmes latins de Rimbaud ne sont pas des travaux scolaires mais des textes personnels, tissés par la révolte, l’absence du père, l’attraction de la nature, de l’ailleurs, l’expérience du vagabondage (c’est le terme même d’une des Illuminations, vagabonds, le texte le plus important de Rimbaud)… — avec cette anticipation autoréalisatrice,

               « Tous mes membres brisés par mes longs vagabondages» qui précède et précise la fameuse « prophétie » d’Une saison en enferJe reviendrai, avec des membres de fer, la peau sombre…» ) ; et puis les poèmes latins circulent (le latin considéré aujourd’hui comme une forme d’érudition faisait partie à cette époque de la culture générale), et c’est en latin que survient, avec l’élection, la reconnaissance (la seule récompense du vates), une sorte de célébrité — retentissement régional, félicitations des maîtres, admiration des pairs, publication en journal, prix volumineux, réputation…— que Rimbaud ne connaitra plus jamais, quelque limitée pourtant et académique que fut cette forme de reconnaissance, mais à laquelle sans doute il a pris goût, et dont il a pu penser qu’elle serait la maquette d’une plus grande encore à venir ; le premier poème en français de Rimbaud portera encore un titre latin, Credo in unam, et correspond, répond, aux Étrennes des orphelins, qui sera le premier poème de Rimbaud publié, on peut dire le seul à deux ou trois autres près, car la carrière du poète ne sera pas du tout à l’image de celle du vatès.

 

 

              Troisièmement, l’invention :

                          s’il se désigne lui-même comme « un inventeur, bien autrement méritant que tous ceux qui m’ont précédé…» Rimbaud en effet invente, en les devançant d’un demi-siècle, les formes modernes de la poésie, quinze ans avant la crise de vers annoncée par Mallarmé : Alchimie du Verbe, extension du champ poétique (aux objets contemporains, dimension critique), les premiers vers libres de l’histoire de la poésie moderne internationale (Marine, mouvement, 1872), puis ces poèmes sans aucune contrainte codifiée (les Illuminations), et par une vitesse de libération franchir le mur du sens et atteindre par là quelque quintessence — rappelez-vous :

              J’étais mûr pour le trépas et par une route de dangers ma faiblesse me menait aux confins du monde et de la Cimmérie, patrie de l’ombre et des tourbillons : quand de telles portées eurent été écrites, a déclaré Paul Claudel, qui s’est dit ensemencé par Rimbaud, « quelque chose était né qui échappait pour toujours à la rime et au numéro et qui n’avait plus pour séjour que l’âme directement atteinte et baisée » 6 :

              cette œuvre (qui n’en est pas une tant elle fut abandonnée, oubliée, perdue, brûlée…) projette ses brandons par-delà le siècle suivant, reste vingt ans inconnue 7, trouve avec Claudel et Segalen ses premiers jeunes lecteurs, puis dans les années vingt alimente le brasier surréaliste de 1922 et son contrefeu le Grand Jeu de 1929, ouvrant la voie aux grands énigmatiques ultérieurs (Char, Saint John Perse…) jusqu’à la Beat Generation des années soixante…, et globalement réoriente la poétique générale

 

Rimbaud — quatrièmement

                          atteint le premier à quelque terme formel (du point de vue progressiste ou jeune-hégelien qui, tout au long de la modernité, fut celui des avant-gardes, mises au défi d’être absolument moderne, dans un sens critique par avance qui fait de lui un antimoderne tout autant) 8, et l’on peut dire avec Hugo Friedrich que « Rimbaud et Mallarmé ont défini les frontières les plus extrêmes jusqu’où peut se risquer la poésie.

Mais Rimbaud laisse sur place tous ses contemporains, y compris Mallarmé, y compris La Fontaine, le grand poète national (on parle ici d’Edmond La Fontaine, grand poète national du Grand duché du Luxembourg, né en 1823 dans une maison qui est aujourd’hui un musée de la boulangerie, mort en 1891 la même année que Rimbaud…) :

              le terme « d’avant-garde » convient — revient à Rimbaud mieux qu’à nul autre : Rimbaud fut d’avant-garde, dès le Recueil de Douai resté inédit, puis avec le bateau ivre, puis dès l’année suivante avec les premiers poèmes en vers libre : de 1872 à 1875 il est seul en tête de l’histoire de la « poésie » ; il est tellement d’avant-garde qu’il est même seul à cet instant. Il l’est encore avec les Illuminations, et encore avec le rejet de la « poésie ». « Le XX° siècle n’apportera plus rien de neuf, si grande que soit la qualité et la quantité de ses poètes : le constater ne diminue en rien leur importance…»9 . Rimbaud fut d’avant-garde aux yeux des Surréalistes, pour son œuvre (notamment la voyance) ; aux yeux des Dadaïstes pour l’abandon de l’œuvre et l’aventure dans le Réel ; aux yeux de tous pour le « Harar », parce que le silence est inimitable.

 

Cinquième singularité, l’indifférence, oubliée par l’histoire :

                          « On se passera de moi » : l’indifférence sans égale de Rimbaud envers ses écrits, incompréhensible quand on prend la mesure de leur valeur et sachant qu’il en était conscient, ce détachement va de pair avec d’innombrables projets non réalisés : Rimbaud est à mille lieux — littéralement — de penser qu’il pourrait être perçu comme poète, à la fin de sa vie, quand les publications commencent à poindre, en 1884, 1886 (Les Poètes maudits), et 1891 et 1892 (Le Reliquaire), cas unique sans doute parmi tous les grands auteurs retenus par l’Histoire ;

              dès ses vingt ans, quand il abandonne cette entreprise (« ce fut d’abord une entreprise »), lui dont la gloire deviendra universelle pouvait être certain de n’être pas connu, n’ayant à peu près rien publié à sa connaissance que trois brefs poèmes dans la presse ou en revue, et une plaquette mal imprimée et délaissée dans la cave de l’imprimeur bruxellois, Une saison en enfer…, tout cela à la façon d’un petit poème intitulé Trois baisers ou Comédie en trois baisers, son premier poème publié, en août 1870 est reparu le jour de sa mort, le 10 novembre 1891 ; or il n’a vu ni l’une ni l’autre publication ; de son point de vue, le poète qu’il fut n’existe pas.

              Rimbaud n’a pas pris soin de réaliser ce que Verlaine appelle à propos de Tristan Corbière « cette petite chose : imprimer » : le bateau ivre qui stupéfia les premiers lecteurs et ses auditeurs parisiens ne fut pas publié dans le Parnasse contemporain, et Ce qu’on dit au poète adressé à Banville ne sera publié qu’en 1923… ; Rimbaud n’eut que pendant quelques semaines de 1870 des velléités de publier les poèmes de ses fugues, que tous les écoliers apprennent par cœur un siècle après, puis, de même, renonce à publier les Illuminations, à peine colligées, en 1875 ;

              il n’a cure de rassembler ses écrits, de les publier, diffuser, négligeant ses manuscrits, égarant ses textes, offrant ses cahiers de poèmes ou les abandonnant (à Forain, Labarrière, Nouveau, Richepin…) ; quand il ne les brûle pas lui-même (Isabelle sa sœur affirme qu’il jeta au feu ses exemplaires d’Une saison en enfer), il demande à ce qu’ils le soient 10, brûlez, je le veux, tous les vers que je fus assez sot de vous donner, et laisse négligemment chez les Mauté, les beaux-parents de Verlaine, ses lettres martyriques (entre trente à quarante lettres à Verlaine) et le manuscrit de la Chasse spirituelle que Mathilde jette au feu avec rage ; or on peut affirmer au moins de certains textes qu’ils étaient des chefs-d’oeuvre, notamment Les Veilleurs :

              seul à faire le compte, Verlaine en 1886 sait parfaitement qui il est, dans Une saison en enfer, à qui il a affaire avec ce jeune poète dont il fut le premier éditeur, aussi peut-on mesurer le poids de ses paroles quand il dit, à propos d’un poème perdu, Les Veilleurs, qu’il est ce que Monsieur Arthur Rimbaud a écrit de plus beau et de beaucoup ; or, d’une telle lacune, la perte d’un grand poème de cent cinquante hexamètres (plus long que le Bateau ivre), il n’est jamais fait mention perdue par aucun éditeur : ce n’est pas rien, de mentionner un chef-d’œuvre perdu.

              Comme Villon édité par Marot et Ronsard par Sainte-Beuve, Rimbaud doit sa postérité littéraire à un autre poète, Verlaine, qui fut son éditeur, de son vivant, mais contre son gré et à son insu. Après l’action éditoriale imparfaite et magnifique de Verlaine, ce que nous savons du poète Rimbaud relève d’une fabrication éditoriale11 : constitution de recueils factices (Rimbaud n’a jamais écrit un recueil intitulé «Poésies »), ajout de titres (Sensation, titre de Paterne Berrichon), jugements a priori (les poèmes latins mal traduits), retouche des manuscrits (deux versions différentes en une), bref, construction d’une œuvre rendue à la norme de l’idée commune d’auteur : d’un côté une Œuvre Poétique et de l’autre une Correspondance (alors que Rimbaud envoie ses poèmes dans ses lettres), et oubli-censure des trois quarts de l’œuvre disparue : tout cela est allé de Charybde en Scylla. C’est le contraire qui est sûr : Rimbaud n’est pas un auteur ; il n’a pas su qu’il était Arthur Rimbaud.

 

              Sixièmement le silence, l’abandon :

              Rimbaud n’en avait pas moins fait, en quelque sorte, le tour de la question, considération que l’on peut formuler cette fois avec le vieil Heidegger en culotte de cuir qui, à Fribourg, le 20 novembre 1972, se demandait toujours, à propos de Rimbaud, ce que c’est que vraiment se taire : « Ce silence, écrit-il, est autre chose que le simple mutisme. Ce ne-plus-parler est un avoir-dit. » Ayant porté la poésie à son terme, Rimbaud en fait un épaulé-jeté. Il a fait sortir la poésie de la poésie.

              Voyez cette nébuleuse immensément diffuse (et son concept en est aussi à l’état gazeux) qu’est la poésie aujourd’hui ; si vous remontez l’explosion jusqu’à son origine 12, vous trouvez — parmi très peu d’autres — Arthur Rimbaud. — Les Illuminations sont cette explosion. Suivies d’un long silence. Le silence de Rimbaud frappe la poésie de péremption ; il forme une énigme pour tout poète qui prétend parler à son tour. Rimbaud est un sphinx posé à l’entrée du royaume de poésie et que tout jeune poète, après lui, dans le monde entier, se doit d’interroger.

              Le silence de Rimbaud préfigure un silence d’une étoffe comparable à celui, plus savamment calculé, de Duchamp qui tire le rideau sur la Peinture de chevalet. Le renoncement à la poésie pour le Harar, non plus comme symbole du silence mais comme celui du rejet de la « poésie » au profit de la Réalité (selon la réception de Rimbaud, sur ce point, par Dada, contraire au rejet littéraire des Surréalistes), ouvre à l’idée de « poésie du Réel », cette idée que l’on pourrait appeler la Poévie qui appelle à l’usage du Réel (compris au sens de ce qui est sans médiation, im-médiat) 13 ;

              dans ce sillage, par exemple, au nom des Surréalistes belges, et bien qu’il s’agisse d’une position typiquement dadaïste, Paul Nougé pouvait affirmer, en 1934, dans Intervention surréaliste, qu’« il nous est impossible de tenir l’activité littéraire pour une activité digne de remplir à elle seule notre vie. 14» ; le Harar de Rimbaud dès 1880, les premiers ready made de Duchamp (Roue de bicyclette, 1913) annoncent le refus dadaïste du langage (de toute médiation : langue, peinture, etc.), au profit de l’anti-art ou plus exactement de l’im-médiat :

              voyez la caravane d’armes organisée par Rimbaud en 1886 ; assortie de l’acte de marquer au fer rouge le monogramme RBD sur les cuisses de ses cent chameaux, cet épisode réel, où l’on ne verrait qu’une disposition pratique, entre au XX° siècle dans la définition élargie d’une œuvre d’art ou d’une action, non moins que le projet de Rimbaud, pris à la lettre et non par auto-ironie, de s’exposer lui-même 15 à l’Exposition universelle de 1888…

              Le silence de Rimbaud interroge autant que son oeuvre ; il re-formule la question de Hölderlin, Wozu, l’à quoi bon, mais avec la réponse : à rien ! Rimbaud renchérit sur ce questionnement vaguement désespéré de Hölderlin, il rejette la poésie avec une hargne telle qu’elle fait partie de l’énigme ; et pas moins de cinq fois clouant le bec au disciple navré il l’aura reniée : « Des rinçures, ce n’étaient que des rinçures ! », « Je ne m’occupe plus de ça ! », « Assez connu ces oiseaux-là ! », « Absurde, ridicule, dégoûtant »,

              — et jusqu’aux derniers moments de sa vie son interjection favorite, ce « merde » ! de 1891 que Rimbaud lança au docteur Beaudier qui, tout en s’occupant de son moignon, croyait pouvoir lui parler de ses poèmes. Cette exaspération de la poésie est sans précédent historique. Virgile avait pointé jadis la gent irritable et susceptible des poètes, genus irritabile vatum ; mais on ne connaissait pas encore l’irritation du poète contre son art. « J’ai eu raison dans tous mes dédains… » : jamais un surprenant droit de retrait du poète n’aura été revendiqué avec autant de franchise, voire d’innocence.

 

              Septièmement, la poévie

À tous ceux qui ne veulent prêter à Rimbaud que l’intention de mystifier, les uns pour l’en glorifier, les autres pour l’en blâmer, il faut opposer une formulation problématique : la question que nous laisse Rimbaud n’est pas exactement celle du « renoncement » à la poésie (quand on a, nuance décisive, tous les dons : « Malheureux, tous les dons ! » se désolait Verlaine), car Rimbaud n’a pas seulement « renoncé » ;

il ne s’agit pas exactement d’un abandon, à la façon bien connue de Racine arrêtant le théâtre : il se retire, mais il ne change pas d’état, « le Racine de la retraite est encore le Racine d’Andromaque 16» ; tandis que Rimbaud se dessaisit de la « poésie » au profit d’une dimension qui lui semble préférable, la vie même, la vie immédiate, selon un choix qu’il ne se découvre aucun motif de regretter jusqu’à sa mort, et, bien plus que « l’abandon » sempiternel, c’est cette préférence qui devrait être interprétée :

              Arthur Rimbaud est un homme du monde. Sans doute pas au sens du Petit Bottin des Lettres et des Arts paru en 1886 17, ni au sens sociologique de Mallarmé, ami dévoué, whitmanien, qui s’empresse de féliciter Catulle Mendès pour sa légion d’honneur, s’affiche en témoin de mariage de Villiers, et traverse Paris en tenant les cordons du poêle funèbre de Verlaine…, et d’ailleurs la plupart des poètes de cette époque étaient des « professionnels du dévouement » 18, comme disait Ernest Raynaud, commissaire de police et poète, à propos de Jean Richepin, Richoppe pour les intimes, dont fut le jeune ardennais :

              Rimbaud est homme du vaste monde, un piéton de la grand route sans plus forte attraction que celle des villes lointaines qui « s’allument dans le soir », sans aucune autre société que celle de la nature qu’il parcourt et contemple avec le regard extatique de Rousseau — « Je suis à toi, ô Nature, ô ma mère » 19 —, la nature personnifiée, féminisée, pour laquelle il éprouve une passion sensuelle, où retrouver l’innocence originelle, avec le désir d’un lieu introuvable, toujours ailleurs, impatient d’un temps soustrait à la finitude :

              par l’« œuvre » et par la vie, l’une et l’autre en chantiers, Rimbaud répond à son insu aux deux grandes questions de Hölderlin, l’à quoi bon et comment habiter poétiquement le monde : il répond par la poévie, qui étend la « poésie » à l’expérience et interroge l’Œuvre-vie tout entière. Il invente et pratique la Poévie, qui est la « poésie » vécue, plus exactement cherchée dans le Réel et peut-être introuvable, mais dont la condition suprême tient en la liberté libre : telle est la dimension, la seule au fond mais vitale, du Harar : «… mais enfin, on y est libre » ; Rimbaud aura pratiqué toute sa vie et sans jamais transiger cela qu’il nous laisse lumineusement, la liberté libre.

 

Alain Borer

 

NOTES

  1. John Ashbery, préface à sa traduction des Illuminations, W.W. Norton & Cie, New York, London, 2011, p.15. Yves Bonnefoy, Rimbaud par lui-même, Seuil, 1961, p. 144.
  1. Xu Yunuo, The future garden, presented and translated by Jan Laurens Siesling, Arte Libro, cf date
  2. Richard Millet, Le sentiment de la langue, La Table Ronde, 1993, p.172.
  3. Anthologie des Poètes Français du XIX° siècle, Alphonse Lemerre,1888, t.2, p.142.
  4. Lettre de Léon Valade à Jules Claretie, 9 octobre 1871, Arthur Rimbaud, André Guyaux, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, 2009, p.409.
  5. Paul Claudel, Positions et Propositions, Gallimard, 1934, p.88.
  6. Les Illuminations, publiées par La Vogue en 1886 n’eurent qu’un seul acheteu (Paul Bourget) durant les premières semaines de leur mise en vente (Gustave Kahn, Les origines du Symbolisme, Albert Messein, 1936, p.57).
  7. Antoine Compagnon, Les antimodernes, Folio, 2016.
  8. Hugo Friedrich, Structures de la poésie moderne, Denoël, 1976, p. 189.
  9. « Vous me demandez des vers d’Arthur Rimbaud : il y a longtemps, bien longtemps qu’il a tout réuni dans un vaste audodafé. » Isabelle Rimbaud à Louis Pierquin, Roche, 27 décembre 1891. « Tout ce qui était à la maison fut détruit par lui-même » idem 6 janvier 1892 (Études rimbaldiennes, n°1, p.67).

« Aussitôt composés et lus, ces manuscrits étaient déchirés et perdus » idem, 23 octobre 1892. Isabelle ment (« il brûla la totalité des exemplaires d’Une saison en enfer en ma présence »),

  1. Critique développée dans Sauf oubli, préface à Rimbaud, Œuvre-vie, édition du centenaire, Arléa, 1991.
  2. Question développée en Traité du noème, à paraître.
  3. Une telle problématique, en avance sur son temps, se trouve au XIX° siècle esquissée chez Balzac, quand Vautrin déclare à Rastignac, dans le Père Goriot : « Je suis un grand poète. Mes poésies, je ne les écris pas : elles consistent en actions et en sentiments ». De même Gobseck dit à Derville, dans Pensées, sujets, fragments : « Un grand crime, c’est quelquefois un poème », et encore : « Croyez-vous qu’il n’y ait de poètes que ceux qui impriment des vers ? » Dans Ferrare, il est dit de Montriveau qu’il est un « poète en action », et David Séchard l’inventeur est qualifié de poète au même titre que Lucien de Rubempré.
  4. Christian Bussy, Anthologie du surréalisme en Belgique, Gallimard, 1972, p.298.
  5. A.R., Harar, 18 mai 1889, Œuvre-vie, p.713.
  6. Edmond Jaloux, Visages français, Rimbaud et ses successeurs, Albin Michel, 1954, p.198.
  7. Petit Bottin des Lettres et des Arts, E Giraud et Cie éditions, 1886, réédité par René-Pierre Colin, Du Lérot éditeur, Tusson, 1990.
  8. Ernest Raynaud, L’Assomption de Paul Verlaine, scène pastorale, Mercure de France, 1912.

19. «… la contemplostate de la Nature m’absorculant tout entier. Je suis à toi, ô Nature, ô ma mère ! » lettre à Ernest Delahaye, mai 1873. Jean-Jacques Rousseau : « ô Nature, ô ma mère ! me voici sous ta seule garde », Confessions, Livre XII.

 

 

 

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