Jean Zay, Marcel Proust et la « Haute Solitude »

 

 Courant mars 2024, une équipe de tournage se rendra sur la terrasse de l’Hôtel Littéraire Alexandre Vialatte à Clermont-Ferrand pour faire des prises de la vue de la ville, car l’endroit dispose d’une vue panoramique idéale.

 

 

   Laurent Véray, historien du cinéma et professeur à l’université Sorbonne Nouvelle, a choisi de consacrer son prochain film documentaire aux années de captivité de Jean Zay (1904-1944). Chacun connaît le destin tragique de cet homme qui fut un ancien ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-Arts dans le gouvernement du Front populaire de Léon Blum (1936-1939) ; arrêté à Casablanca en août 1940, il est jugé à Clermont-Ferrand puis envoyé en prison à Marseille et à Riom en janvier 1941. Il y restera détenu jusqu’à son assassinat par la Milice, le 20 juin 1944, dans la forêt de Cusset, au Puits du diable.

  Le film, intitulé Haute Solitude est produit par Thomas Schmitt de la société La Chambre aux fresques. Il se veut selon les mots de son réalisateur « une plongée dans la vie d’un prisonnier, détenu durant 4 ans pour ses idées politiques. (…) La cellule, tel un espace-temps hors du monde, plein de sa personne mais aussi parfois de ses proches, lui offre la possibilité d’un retour sur son passé et sur soi. La détention devient un voyage au bout de lui-même. »

 

 

Haute solitude est un très beau choix de titre, emprunté à Fargue, qui envoya ce livre à Jean Zay en prison, en 1941.
Source : Nicolas Ragonneau

 

 

   Laurent Véray est né à Clermont-Ferrand et a grandi dans cette ville, scolarisé dans un établissement scolaire portant le nom de Jean Zay, avant de se retrouver un temps pigiste au journal La Montagne, dans l’agence locale de Riom, située à deux pas de la maison d’arrêt où était détenu Jean Zay.

   La rencontre avec les deux filles de Jean Zay, Catherine et Hélène, lui a permis d’accéder aux exceptionnelles archives privées de leur père (ses notes manuscrites, ses carnets, ses lettres, ses photographies, etc.) tout en lui offrant la possibilité d’en faire un film : « Mon ambition n’est pas de relater avec précision la carrière politique de Jean Zay, mais bien de donner à entendre et à voir ce qu’il a écrit pendant son emprisonnement de 1940 à 1944. »

C’est l’occasion notamment de découvrir, entre les visites de sa femme et de ses filles, ses pensées et ses réflexions, ses notes et ses lectures : « Le plus dur, c’est la solitude si totale, ce silence lourd et épais qui m’enveloppe (…). Les heures coulent, vides, avec une lenteur affreuse (…). J’ai l’impression de vivre en dehors du temps, et de la réalité » note-il dans son carnet, le 9 janvier 1941.

Ou encore : « La vie est devenue pour moi un bruit de coulisses. »

 

 

Archives Jean Zay utilisées dans le cadre de la réalisation du film Haute solitude. 

 

Il cite Baudelaire : « Mado me parle du printemps : où serai-je, le printemps prochain ? (…)

 

Ô Mort ! Vieux Capitaine !… Il est temps… Levons l’ancre !

Ce pays nous ennuie, ô Mort !… Appareillons !
Si le Ciel et la mer sont noirs comme de l’encre,
Nos cœurs, que tu connais, sont remplis de rayons ! ».

 

Et livre de profondes réflexions sur sa captivité et la solitude :

« En prison, on prend conscience de soi-même, on apprend à se connaître. On fait sur soi d’étonnantes découvertes. Et quel réconfort si on peut se trouver un cœur ferme […] ».

Qui ne sont pas sans évoquer Stendhal, dont la prison est l’un des thèmes favoris dans les Chroniques italiennes, La Chartreuse de Parme – avec la tour Farnèse – et la captivité de Julien dans Le Rouge et le Noir : “Le pire des malheurs en prison, c’est de ne pouvoir fermer sa porte.”

Voici encore les mots de Jean Zay :

« Lorsque le prisonnier constate qu’il ne songe plus à l’évasion, il apprend par-là […] qu’il a enfin réalisé la suprême conquête : celle de sa liberté intérieure. C’est que désormais les grilles n’existent plus pour lui. Il a trouvé dans le travail, dans la réflexion, dans l’indifférence aux plaisirs perdus, l’évasion véritable, celle qui, insensible aux entraves corporelles, ouvre à son esprit les plus vastes espaces et lui découvre des libertés qu’il eût ignorées sans son épreuve. »

 

 

 

Archives Jean Zay utilisées dans le cadre de la réalisation du film Haute solitude. 

 

Et cette magnifique référence à Proust dont il lut pour la première fois l’œuvre dans sa cellule de Riom en 1942 :

« La captivité modifie peu à peu la notion du temps, en bouleverse les dimensions. Ce n’est qu’en prison que l’on comprend Proust. Il voulait fixer le temps, c’est-à-dire l’abolir, car c’est la même chose. Qui l’arrête le supprime. Cette recherche du temps perdu, qui n’était que la quête d’un instant éternel, d’un instant intemporel, vécu sans discontinuité et sans ruptures, sans écoulement, la conquête d’un état d’équilibre où le passé n’est plus séparé de nous, se fond en nous, où l’avenir n’est plus attendu avec l’anxiété de l’impatience, ce merveilleux détachement qui permet au temps de s’identifier à notre être, de s’y incorporer en un sentiment d’éternité et d’immortalité, tout cela est en somme la recherche de l’absolu, la leçon de Proust, la prison en rend l’accès facile parce qu’elle nous ôte de force à tout ce que notre volonté ne quitterait pas sans combat, qu’elle nous impose toutes les conditions de l’expérience parfaite, comme si elle nous plaçait sous la cloche d’une machine à faire le vide. Proust n’a pas été prisonnier, mais il a été malade et solitaire, cloué sur un lit, ce qui y ressemble beaucoup. […] Nul [que lui] ne nous a mieux fait connaître l’ami mystérieux des jours de malheur : notre âme. Il nous a prouvé qu’il n’est pas de rendez-vous plus urgent, plus capital que celui que nous avons avec nous-même ».

 

   On pense à ce très beau livre : Proust contre la déchéance (Libretto, 2012) ou l’auteur, Joseph Czapski (1896-1993), peintre polonais emprisonné dans le camp de Griaziowietz avec quatre cents officiers polonais rescapés du massacre de Katyn, leur donne, uniquement à l’aide de sa mémoire, une série de conférences éblouissantes sur sa lecture de Proust et de la Recherche : “Une véritable création, et d’autant plus que Czapski n’est ni philosophe (il s’en excuse) ni critique professionnel (il en surclasse plus d’un…), mais lecteur et artiste, qui met en valeur la nouveauté de la phrase et de la forme proustienne, tout en ramenant son théâtre prodigieux à la filiation de Saint-Simon et de Balzac. Un lecteur qui n’a jamais lu Proust découvrira, dans ce livre miraculeusement arraché à la déchéance, un chemin tracé vers un auteur qu’on a dit, à tort, réservé aux élites ou entaché de snobisme mondain.”

 

 

 

En attendant la sortie du film Haute solitude, destiné à commémorer les 80 ans de l’assassinat de Jean Zay et accompagner l’hommage pour les 10 ans de sa panthéonisation en 2025, il faut lire ses Écrits de prison et Souvenirs et solitude, rédigé à Riom, de 1940 à 1943 et dont les notes et le manuscrit ont été utilisés pour le film.

 

 

 

Hélène Montjean

 

 

Pour compléter l’ensemble, on lira avec profit l’excellent article de Nicolas Ragonneau sur Proustonomics : « Jean Zay, abolir le temps avec Marcel Proust » : « depuis sa cellule de Riom, un lecteur tragique et magnifique de la Recherche. »