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Visite de l’exposition “Caravage à Rome, amis et ennemis” au musée Jacquemart-André.

Avec l’exposition “Caravage à Rome”, le musée Jacquemart-André nous convie sur la scène artistique de la Cité éternelle, au début du XVIIe siècle. A travers une remarquable scénographie, il met en lumière l’influence exercée alors par Michelangelo Merisi (1571-1610), dit Caravage, sur nombre de ses contemporains, qu’ils soient identifiés comme ses amis ou ses ennemis, ses suiveurs ou ses détracteurs. Jusqu’au 28 janvier 2019, dix œuvres majeures du “maître” sont ainsi offertes au regard – dont sept jamais présentées en France – grâce aux prêts consentis par les plus grands musées italiens à Rome, Milan, Gênes et Crémone et par le musée de l’Ermitage de Saint-Pétersbourg.

Au fil d’un parcours chronologique, retraçant, entre 1596 et 1606, la carrière romaine de Caravage, le visiteur perçoit non seulement l’évolution sensible du style propre au peintre, fondé sur le naturalisme et le clair-obscur, mais aussi le fracas retentissant provoqué par ses innovations picturales dans la vie culturelle du temps. De salle en salle, la confrontation entre les œuvres de Caravage et celles de ses illustres contemporains actifs eux aussi à Rome s’avère ainsi saisissante. Parmi eux on retrouve ici le Cavalier d’Arpin (1568-1641), Carlo Saraceni (1585-1625), Annibal Carrache (1560-1609), Orazio Gentileschi (1563-1639), Giovanni Baglione (1566/1568-1643) ou encore Jusepe de Ribera (1591-1652).

Du théâtre des têtes coupées à celui des rivalités personnelles

 

Michelangelo Merisi, dit Caravage, Judith décapitant Holopherne, 1598, huile sur toile, 145×195 cm

Gallerie Nazionali di Arte Antica di Roma. Palazzo Barberini, Rome © Gallerie Nazionali di Arte Antica di Roma. Palazzo Barberini Foto di Mauro Coen

 

En consacrant la première section de l’exposition au “théâtre des têtes coupées” – avec les représentations de divers épisodes sanglants tirés de l’Ancien Testament -, les commissaires de l’exposition mettent d’emblée en exergue, le génie novateur de Caravage. Réalisée à la toute fin du Cinquecento et maintes fois imitée, sa “Judith décapitant Holopherne” est un véritable chef-d’œuvre, caractérisé par l’intense théâtralisation de la scène. Celle-ci est saisie, à travers un cadrage serré, à son plus haut point de violence. L’absence de décor, réduit à un simple drapé rouge sur fond noir, focalise l’attention sur l’action en train de se jouer, et valorise aussi le traitement naturaliste des figures, opposant la vieille servante grimaçante à la jeune veuve héroïque. Peinte d’après nature, la Judith de Merisi aurait eu pour modèle une courtisane d’origine siennoise, Filide, récemment arrivée à Rome, d’abord proche de Caravage mais qui allait bientôt tomber sous la coupe de Ranuccio Tomassoni, son futur adversaire, lors de l’affrontement mortel qui entraînerait son exil en 1706. A la violence de la scène, se superpose celle du personnage même de Caravage, connu pour son tempérament querelleur, et son implication fréquente dans les rixes se jouant dans les bas-fonds de la ville.

La présence dans l’exposition de “L’Amour sacré terrassant l’Amour profane”, réalisé en 1602 par Giovanni Baglione, nous rappelle comment la légende noire de Caravage prend naissance sur fond de rivalité avec d’autres peintres. Dans cette œuvre qui lui vaudra reconnaissance auprès des frères Giustiniani, prestigieux mécènes du temps, Baglione s’inscrit encore dans la tradition maniériste, mais s’inspire aussi directement des innovations observées chez Caravage, tant dans le traitement de la lumière que dans le parti-pris naturaliste. Piqué au vif par ce qu’il considère comme un plagiat, et soucieux de conserver sa position dans la course féroce à la reconnaissance, Caravage ne cachera pas son mépris pour Baglione.

     

Giovanni Baglione, Amour sacré et Amour profane, vers 1602, huile sur toile, 220 x 147,5 cm

Gallerie Nazionali di Arte Antica di Roma. Palazzo Barberini, Rome © Gallerie Nazionali di Arte Antica di Roma. Palazzo Barberini

 

Certains ont vu dans les traits du démon démasqué le visage de Caravage

Lorsque l’année suivante, son rival révélera au public sa “Résurrection du Christ”, commandée par les jésuites pour l’église du Gesù, Caravage n’hésitera pas à faire circuler contre lui un poème sarcastique à résonance obscène et scatologique. Cette diatribe lui vaudra un procès en diffamation et sa condamnation à un mois de prison en août 1603, un épisode illustré un peu plus loin dans le parcours de l’exposition par l’esquisse en grisaille du grand tableau ainsi moqué, et aujourd’hui disparu.

 

        Giovanni Baglione, La Résurrection du Christ, 1601-1603, huile sur toile, 86 x 57 cm

Donation Jean Neger, 1964, Musée du Louvre, Paris © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Mathieu Rabeau

 

Anonyme, Portrait de Michelangelo Merisi da Caravaggio, vers 1600, huile sur toile, 59 x 46,5 cm Accademia Nazionale di San Luca, Rome © Courtesy of Accademia Nazionale di San Luca, Roma

 

Giovanni Baglione, Autoportrait de Giovanni Baglione, 1635-1640, huile sur toile, 63,7 x 46,3 cm Accademia Nazionale di San Luca, Rome © Courtesy of Accademia Nazionale di San Luca, Roma

                     

     

Dans le même temps, force est de constater que le génie de Caravage ne lui attira pas seulement inimitié et jalousie mais aussi reconnaissance et estime de la part d’autres peintres souvent plus âgés que lui, ainsi Orazio Gentileschi, dont son interprétation de “Judith et la servante” (vers 1621) dialogue ici avec celle réalisée onze ans plus tôt par Merisi. A ses côtés, on trouve aussi le “David avec la tête de Goliath”, peint en 1598 par le Giuseppe Cesari, dit Le Cavalier d’Arpin, et dans l’atelier duquel Caravage travailla plusieurs mois au début de sa carrière romaine.

Caravage maître des tableaux immobiles

Né en Lombardie, Caravage semble en effet avoir quitté sa province d’origine vers 1592. La date précise de son arrivée à Rome fait controverse, mais il est généralement admis qu’il entra fin 1595, début 1596 dans l’atelier de Giuseppe Cesari. On lui confie alors la tâche de peindre des fleurs et des fruits dans de plus vastes compositions. Il acquiert dans ce domaine, jusque là considéré comme mineur, une renommée immédiate, tant le réalisme vibrant de ses “natures mortes”, appelées alors des “tableaux immobiles”, semble restituer l’éclat même de la vie. Retrouvée en 2017 et présentée dans l’exposition, la toile de Bartolomeo Cavarozzi “Nature morte à la corbeille de fruits”, (vers 1614-1620) traduit bien par son réalisme implacable et ses effets d’ombre et de lumière l’influence exercée par Caravage.

Dès cette époque, Michelangelo Merisi réalise aussi des tableaux à demi-figure,  avec corbeilles, fruits, fleurs, mais aussi des instruments de musique. Prêté pour la première fois depuis sa restauration complète en 2017, “Le Joueur de luth” des collections du l’Ermitage fut commandité par le marquis Vincenzo Giustiniani, lui-même mélomane passionné, homme de lettres et collectionneur. Figure intellectuelle majeure de son temps, Giustiniani fut l’un des principaux protecteurs de Caravage, tout comme le cardinal Francesco Maria del Monte. Est-ce auprès d’eux et de leurs amis castrats et instrumentistes, que Caravage acquit sa riche culture musicale ? L’étude approfondie de la partition représentée a révélé en effet qu’il s’agissait d’un madrigal de Jacques Arcadelt, compositeur liégois du XVIe siècle. Ainsi le peintre visionnaire, figure emblématique de l’artiste maudit, n’était-il pas seulement coutumier des auberges sordides et des lieux de perdition, mais aussi des cercles lettrés et des salons de musique les plus raffinés.

 

Michelangelo Merisi, dit Caravage, Le Joueur de luth, 1595-1596, huile sur toile, 94 x 119 cm

Musée national de l’Ermitage, Saint-Petersbourg © The State Hermitage Museum / photo by Pavel Demidov

Cette toile instaure un nouveau type de représentations où de jeunes musiciens mélancoliques s’abandonnent avec sensualité à la joie et la souffrance d’aimer. Ils semblent faire écho en cela aux pâtres d’Arcadie, et au genre littéraire de la pastorale. “La douleur d’Aminte” exécutée vers 1605-1610 par Bartolomeo Cavarozzi, et adaptée d’un drame du Tasse, s’inscrit bien ici dans cette tradition picturale inaugurée par Caravage dix ans auparavant. En si la “Sainte Cécile et deux anges musiciens”, réalisée vers 1620 par Anteveduto Grammatica, ne fait pas directement référence au maître lombard, elle semble en avoir assimilé les principales leçons, ainsi le clair-obscur fortement contrasté, le cadrage serré, ou encore la précision réaliste des instruments de musique.

 

Antiveduto Gramatica, Sainte Cécile et deux anges musiciens, vers 1615, huile sur toile, 91 x 120 cm Kunsthistorisches Museum, Vienne, Picture Gallery © KHM-Museumsverband

Peindre les saints d’après nature et donner chair au sentiment religieux

Parce qu’il traduit la quête d’une vérité nouvelle en peinture, le naturalisme de Caravage s’applique aussi bien aux scènes profanes qu’aux représentations du sacré. Là encore le maître lombard bouleverse l’iconographie habituelle. Tourné vers le spectateur et totalement dénudé, son “Jeune Saint Jean-Baptiste au bélier”, semble s’abandonner dans une position presque lascive. Attirant ainsi l’attention sur sa grâce toute juvénile, il manifeste dans sa chair même la profondeur du sentiment religieux. Son sourire éclatant, son bras qui enlace l’animal, dans une troublante proximité avec lui, confirme ici-bas, sous nos yeux, la joie spirituelle promise par le Christ rédempteur. A l’agneau, attribut habituel de saint Jean-Baptiste, Caravage substitue d’ailleurs le bélier, symbole du sacrifice d’Isaac, et établit ainsi une correspondance entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Bartolomeo Manfredi, (1582-1622), l’un des principaux propagateurs du caravagisme, se souviendra de ce tableau pour peindre à son tour quelques années plus tard son “Saint Jean-Baptiste” tenant cette fois un mouton.

 

Michelangelo Merisi, dit Caravage, Le Jeune Saint Jean-Baptiste au bélier, 1602, huile sur toile, 129 × 94 cm

Musei Capitolini, Pinacoteca Capitolina, Rome – Archivio Fotografico dei Musei Capitolini © Roma, Sovrintendenza Capitolina ai Beni Culturali

 

 

Bartolomeo Manfredi, Saint Jean-Baptiste tenant un mouton, huile sur toile, 148 x 114 cm Musée du Louvre, Paris © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / René-Gabriel Ojéda

 

La figura sola : une invitation à la méditation

Déjà condamné en 1603 à un mois de prison, Caravage n’a pas pour autant renoncé à sa vie dissolue et passablement dangereuse. D’après le témoignage de Karel Van Mander “quand il a travaillé quinze jours, il se donne du bon temps pendant un mois. Epée au flanc et un page derrière lui, il va d’un endroit à l’autre, toujours prêt à se battre en duel et à se bagarrer”. Mais n’est-ce pas dans la rue, les tavernes, auprès des pauvres, des prostitués et des laissés-pour-compte qu’il puise son inspiration ? Sous son pinceau, saint Jérôme, saint François, sainte Marie-Madeleine ne sont plus des archétypes aux traits idéalisés, mais des êtres venus du peuple, dont les visages blêmes ou ridés, les pieds sales ou les mains tachées témoignent des épreuves endurées et des outrages du temps.

L’attention portée ainsi aux individus dans leur vérité propre conduit Caravage à réaliser de nombreux tableaux à personnage unique, ou à “figura sola” pour reprendre l’expression de son biographe Giulio Mancini. Réalisé en 1605, le “Saint Jérôme écrivant” de la Galerie Borghese est l’un de ceux-là. Il bouleverse le spectateur par un ténébrisme de plus en plus accentué, une palette réduite “dépouillée de tout artifice et de toute vanité”, un décor précaire où le lion, attribut traditionnel du saint, a été effacé. Enfin, il suscite une réflexion douloureuse sur la vieillesse : rides profondes, corps décharné, bras tendu dans l’acte d’écrire. Le cardinal, dont seul le drap rouge rappelle la fonction ecclésiastique, est saisi ici à travers une vision synthétique, épurée, parfaitement équilibrée où lignes et jeux de lumière s’accordent subtilement. Ce thème fut fréquemment repris par les suiveurs de Caravage, à commencer par Orazio Gentileschi, dont le “Saint Jérôme” daté de 1611 est présenté dans l’exposition.

Michelangelo Merisi, dit Caravage, Saint Jérôme, 1605-1606, huile sur toile, 116 x 153 cm

Galleria Borghese, Rome © Ministero dei Beni e delle Attività Culturali e del Turismo- Galleria Borghese

 

Dans la nuit du 28 mai 1606, Caravage, à nouveau impliqué dans une rixe, commet cette fois l’irréparable et tue d’un coup d’épée dans la jambe Ranuccio Tomassoni. Lui-même blessé, il prend la fuite et trouve refuge dans le Latium chez les Colonna. C’est là qu’il aurait peint le “Saint François en méditation” de Crémone, et dont il aurait fait don au gouverneur de Rome, Monseigneur Benedetto Ala, pour qu’il intercède en sa faveur auprès du pape Paul V. Mais reconnu coupable, il sera condamné à mort par contumace. Pour échapper à la décapitation, il poursuivra sa route vers Naples dès l’automne 1606, puis gagnera en 1607 l’île de Malte.

 

Michelangelo Merisi, dit Caravage, Saint Francois en méditation, vers 1606, huile sur toile, 128 x 90 cm

 

Avant cet exil définitif, c’est encore dans les fiefs des Colonna, à Paliano et à Zagorolo, que Caravage réalise plusieurs œuvres majeures, aux répercussions importantes sur la scène artistique romaine. Dans sa “Madeleine en extase, dite Madeleine Klain”, le peintre s’écarte à nouveau des représentations habituelles en donnant à la sainte la même posture abandonnée que celle des ménades ivres de la statuaire antique. Cette iconographie inédite, source d’inspiration pour de nombreux disciples de Caravage, serait aussi reprise par Le Bernin (1598-1680) dans ses sculptures de saintes en extase. Caravage lui-même en effectua une copie, authentifiée de la main du maître seulement en 2015, et exceptionnellement présentée dans l’exposition aux côtés de son double.

 

Michelangelo Merisi, dit Caravage, Madeleine en extase dite « Madeleine Klain », 1606, huile sur toile, 106,5 x 91 cm Collection particulière, Rome

 

La Passion du Christ, un thème caravagesque

Sous le terme “Concours Massimi”, les historiens d’art désignent une compétition qui aurait opposé vers 1605 Caravage aux peintres Cigoli et Passignano autour de l’exécution d’un “Ecce homo”. D’après les archives, un certain “monsignor Massimi” aurait versé en effet “pour un grand tableau” vingt-cinq écus en 1607 à Ludovigo Cigoli, le vainqueur présumé. Mais on sait aussi qu’à cette date Caravage avait de toute façon fui Rome, sans la possibilité de ne jamais y revenir. Fait réel ou non, l’anecdote du concours Massimi illustre parfaitement l’esprit d’émulation qui présidait alors à la création, incarné dans le parcours de l’exposition par la confrontation entre le Ecce Home de Caravage et celui de Cigoli. Celle-ci est aussi l’occasion de mettre en lumière comment les suiveurs de Caravage allaient interpréter à leur tour le thème de la Passion du Christ, ainsi Bartolomeo Manfredi dans “Le Couronnement d’épines”, vers 1618, ou encore José de Ribera dans “Le Reniement de saint Pierre”, vers 1615-1616.

 

Michelangelo Merisi, dit Caravage, Ecce Homo, huile sur toile, 128 x 103 cm Musei di Strada Nuova- Palazzo Bianco, Gênes © Musei di Strada Nuova, Genova

 

De l’intensité dramatique à la sourde intériorité

L’exposition s’achève sur “Le Souper à Emmaüs” de la Pinacothèque Brera de Milan, une version exécutée en 1606, alors que Caravage était encore sous la protection des Colonna, au sud de Rome, dans le Latium. La scène représente le moment où les disciples finissent par reconnaître en la figure qui brise le pain devant eux celle du Christ ressuscité. L’œuvre qui fut envoyée dans la Ville Eternelle pour y être vendue, marque une évolution sensible dans l’art de Caravage. Le naturalisme révèle ici la beauté des plus humbles, parvenant à entrer en communion avec Jésus. Simplifiée à l’extrême, la composition suggère quant à elle le mouvement même de la vie, à travers les mains levées qui se répondent – celle du Christ qui bénit et celle du disciple qui s’ouvre – et la stupeur de ces visages environnés de ténèbre, subitement tournés, en pleine lumière, vers le Sauveur. Contraint bientôt à l’exil vers Naples, puis l’île de Malte, Caravage n’abandonne pas l’espoir de revenir un jour à Rome, cette ville dont il ne peut se passer. A l’été 1610, il s’embarque ainsi vers la Cité Eternelle, mais il meurt le 18 juillet sur une plage de Porto Ercole, avant d’avoir atteint son but. Son influence ne se dément pas pour autant et ses adeptes ou ses disciples contribueront à véhiculer bien au-delà des frontières de l’Italie le caravagisme.

 

Michelangelo Merisi, dit Caravage, Le Souper à Emmaüs, 1605-1606, huile sur toile, 141 x 175 cm Pinacoteca di Brera, Milan © Pinacoteca di Brera

 

Solveig Conrad Boucher

 

En partenariat avec le musée Jacquemart-André, notre établissement 4*, entièrement consacré à Marcel Proust, propose à ses visiteurs deux entrées gratuites “Caravage à Rome”, pour toute réservation de quatre nuits minimum, :

Hôtel Littéraire Le Swann

15, rue de Constantinople

75008 Paris

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