Hôtel Littéraire Le SwannSélection

Ecrivains de la Grande Guerre

A l’occasion du centenaire de la fin de la Première Guerre mondiale, Jacques Letertre, président de la Société des Hôtels Littéraires, a souhaité réunir des spécialistes pour rendre hommage à quatre écrivains de la Grande Guerre : Guillaume Apollinaire, Alain-Fournier, Marcel Proust et Louis-Ferdinand Céline. 

L’idée était d’évoquer des destinées très différentes, parfois des visions opposées, de monstres sacrés de la littérature ayant vécu la guerre de 1914.

La soirée s’est déroulée le 7 novembre 2018 à l’Hôtel Littéraire Le Swann autour de deux questions centrales. La première était de savoir comment ces quatre écrivains participèrent à la guerre et la vision qu’ils en avaient donnée. Dans une deuxième partie, de réfléchir à la façon dont la guerre avait pu changer leur œuvre littéraire.

 

 

Nous avons réalisé deux films de la soirée, disponibles sur notre chaîne Youtube ; une version courte de 5 minutes et une version longue de 25 minutes.

 

Laurence Campa, professeur à l’Université de Paris Nanterre, membre du conseil scientifique de la Mission du Centenaire de la Première Guerre mondiale et auteur de nombreux travaux sur Guillaume Apollinaire, a commencé par rappeler l’engagement volontaire du jeune poète d’origine polonaise qui combattit en Champagne en 1915 dans un secteur encore peu exposé et en profita pour écrire des lettres et des poèmes. Sa poésie s’assombrit peu à peu mais il défendait toujours « la beauté dans la destruction ». Versé dans l’infanterie, sa situation devint beaucoup plus exposée. Il fut blessé en mars 1916 ; sa convalescence fut très longue mais il se démultipliait pour lutter contre sa faiblesse. Il écrivit des poèmes avant-gardistes et plus sombres, prouvant que son écriture poétique suivait son expérience humaine. Il mourut le 9 novembre 1918 de la grippe espagnole, deux jours avant l’Armistice, et sera déclaré « mort pour la France », laissant ses amis surréalistes conscients d’une perte immense.

« Et toi mon cœur pourquoi bats-tu ?

Comme un guetteur mélancolique

J’observe la nuit et la mort »

Guillaume Apollinaire

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Ariane Charton, écrivain, auteur d’une biographie d’Alain-Fournier et d’Un petit éloge de l’héroïsme chez Gallimard, livra quelques rappels biographiques sur l’auteur du Grand Meaulnes, évoquant la publication de son roman en 1913, son amitié avec Charles Péguy et Jacques Rivière, son amour pour Madame Simone. Il mourut dès le début de la guerre, en septembre 1914, laissant un second roman inachevé et une correspondance importante.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Antoine Compagnon, professeur au Collège de France et spécialiste de Marcel Proust, rappela le scandale que fut la remise du Prix Goncourt en 1919, couronnant un « vieil » écrivain au détriment de Roland Dorgelès, ancien combattant et auteur des Croix de Bois. Tout comme ses compères André Gide, Paul Valéry et Paul Claudel, Proust n’avait pas fait la guerre et trouva tout le temps d’écrire pendant ces quatre années. Il avait publié Du côté de chez Swann en novembre 1913, qui eut à peine le temps d’être lu. L’interruption d’A la recherche du temps perdu à cause de la Grande Guerre fait que nous lisons un tout autre roman que celui que l’auteur avait initialement prévu, avec l’ajout des tomes de Sodome et Gomorrhe, La Prisonnière et Albertine disparue.

La guerre est présente par le personnage de Robert de Saint-Loup mais aussi dans la description de l’arrière, excellent poste d’observation. La description des bombardements de Paris est aussi unique que singulière. Surtout, la langue de Proust est transformée de manière profonde, comme le révèlent ses Carnets conservés à la BNF. Il écoute ce que disent les permissionnaires, note leurs mots et prend conscience de l’importance de ce melting-pot social. Il rend à merveille cette langue parlée, à laquelle il est de plus en plus sensible, comme le montre le personnage d’Albertine, symbole de la transformation sociale et de l’évolution de la place des femmes pendant la guerre.

C’est un roman de l’après-guerre car Proust a su percevoir les transformations que la guerre exerçait sur la langue, la société, la littérature elle-même. La guerre lui donne l’occasion de faire une œuvre de beaucoup plus de poids.

 

 

 

Frédéric Vitoux de l’Académie française, spécialiste de Louis-Ferdinand Céline, réagit aux propos d’Antoine Compagnon en précisant que Céline, lui, décrivit aussi bien sa propre guerre que le monde de l’arrière. Ce jeune homme désœuvré, engagé volontairement deux ans avant le début de la guerre, ne savait pas encore qu’il serait plus tard un écrivain. Il connaît une guerre de mouvement, très sanglante – des dizaines de milliers de morts en une seule journée. Le cuirassier Destouches se bat en Lorraine, dans l’arme si désuète et anachronique de la cavalerie. Il est le témoin de massacres. Muté sur le front des Flandres en septembre 1914 il se bat courageusement, ce qui lui vaudra une blessure grave au bras. Soigné à Paris, il découvre le monde de l’arrière. Son côté halluciné ne cesse de grandir, lui faisant grossir et amplifier sa vision de la guerre. Celle-ci aura un impact déterminant sur sa vision du monde et son obsession de la mort : « J’était un puceau de l’horreur ». La guerre déclenche son génie stylistique avec l’éclatement de la forme et des égarements. Son pacifisme nourrit les deux pamphlets antisémites, Bagatelles pour un massacre et L’école des cadavres.

« Proust, mi – revenant lui-même, s’est perdu avec une extraordinaire ténacité, dans l’infinie, la diluante futilité des rites et démarches qui s’entortillent autour des gens du monde, gens du vide, fantômes de désirs, partouzards indécis attendant leur Watteau toujours, chercheurs sans entrain d’improbables Cythères. »


Céline, Voyage au bout de la nuit

 

 

La table ronde achevée, Jacques Letertre convia l’assistance à boire un verre et à visiter l’exposition des éditions originales et des reliures d’art de sa bibliothèque personnelle. Les œuvres d’Alain-Fournier, d’Apollinaire, de Céline et de Proust côtoyaient celles d’autres écrivains ayant participé à la Grande Guerre ; par exemple, un exemplaire émouvant de La Guerre au Luxembourg de Blaise Cendrars, avec son nom écrit de sa main gauche après l’amputation de son bras droit en 1915 ; le tapuscrit de Bella de Jean Giraudoux, mais aussi des livres de Léon Daudet, Lucien Descaves, Drieu La Rochelle, Jean Giono, Colette et Louis Pergaud.