Collection des Hôtels LittérairesSélection

Voici les photos et la retranscription intégrale d’une des plus précieuses pièces de la collection des Hôtels Littéraires réunie par Jacques Letertre.

Une lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet, datée du 19 juin 1852 et exposée dans l’Hôtel Littéraire Gustave Flaubert à Rouen.

Louise Colet (1810-1876), poétesse de talent qui tenait un salon littéraire à Paris, fut la maîtresse de Gustave Flaubert avant de devenir celle d’Alfred de Musset puis d’Alfred de Vigny. Ils se rencontrèrent en 1846 et commencèrent une liaison passionnée, interrompue par le voyage de Flaubert en Orient. Ils se retrouvèrent à son retour pour rompre définitivement en 1855, après une correspondance assidue dont nous avons seulement les lettres de l’écrivain.Celles-ci sont précieuses pour la genèse de Madame Bovary dont la rédaction demanda cinq ans à Flaubert. Elles sont presque un journal de travail et contiennent ses préoccupations esthétiques, avec d’affectueuses – mais impitoyables – corrections de poèmes de Louise.

 

« Quoiqu’il soit une heure du matin et que j’aie écrit aujourd’hui pendant douze heures (sauf une pour mon dîner), il faut que je te dise combien je suis content de toi. C’est pour moi un bonheur que ta pièce chère Louise (il s’agit d’un poème, Les Résidences royales) ; un bonheur pour moi, comme j’en ai eu un pour toi lorsque tu as eu ton prix. Il ne manque à cette pièce que très peu de chose pour en faire tout bonnement un petit chef-d’œuvre ; et il n’y a pas de petits chefs-d’œuvre. Rythme, composition, nouveauté, tout y est ; c’est bien, c’est bien. Je suis curieux de voir demain l’avis du confrère, mais moi j’en suis enchanté. Cette lettre partira demain par une occasion. Elle t’arrivera le soir même, qu’elle t’apporte donc un baiser d’amour, bien vigoureux et bien ému !

Dans la 1ère strophe, « Leurs serres de fleurs de l’Asie

                                   Avec toute leur poésie !!! »

Tu la montres la poésie ; ton mot la gâte.

 

9e         méandre, vulgaire et lâche, ne présente rien à l’œil.

la nef, Lamartine, Tastu, Valmore, dames sensibles ; va avec le barde, le destrier, etc.

3e         Morts radieux est-il le mot propre ?

4e             Exquise d’un bout à l’autre, mais c’est le banc des orangeries qu’il faut lire et non les bancs des orangeries.

5e         Un peu de confusion dans l’idée, mais d’excellents détails, des vers charmants : « Courent sur le marbre des frises »

6e         « Les gais conteurs et les poètes », trop de deux idées, une seule. « Comme… les plus beaux vers… des poètes. »

7e         à la lèvre monte l’amour un peu brusque ??

8e         à la calme étendue n’est par raide.

9e         « … il est fâcheux que nous ayons déjà vu les reines ». Voici un vers « où les reines buvaient du lait »,

 

dont je fais un cas énorme. Il y a là plus de vraie poésie que dans toutes les tartines sur Dieu, l’âme, l’humanité qui bourrent ce qu’on appelle les pièces de résistance. Ça ne saute pas à l’œil comme une pensée à grand effet ; mais quelle vérité bien dite et que c’est profond du sentiment de la chose ! Il faut ainsi que tout sorte du sujet, idées, comparaisons, métaphores, etc. C’est là la griffe du lion, sois-en sûre, et comme la signature de la nature elle-même dans les œuvres. Un volume de pièces comme celle-là (une fois ces corrections faites et qui du reste sont faciles) ne le céderait à quoi que ce fût, voilà mon avis. – Quel joli refrain et d’un singulier balancement !

Il n’y a qu’aujourd’hui de toute la semaine que j’aie un peu bien travaillé. Un paragraphe qui me manquait depuis cinq jours m’est enfin, je crois, arrivé avec sa tournure. Quelle difficulté qu’une narration psychologique, pour ne pas toujours rabâcher les mêmes choses ! 

Du Camp m’a envoyé ses photographies. Je viens de lui écrire un mot pour le remercier. Si la Revue de Paris commence à décliner, voilà mes prédictions qui commencent à se vérifier.

 

Il sera peut-être complètement coulé que je ne serai pas encore à flot. Lui qui devait me prendre à son bord, je lui tendrai peut-être la perche. Non, je ne regrette pas d’être resté si tard en arrière. Ma vie du moins n’a jamais bronché. — Depuis le temps où j’écrivais en demandant à ma bonne les lettres qu’il fallait employer pour faire les mots des phrases que j’inventais, jusqu’à ce soir où l’encre sèche sur les ratures de mes pages, j’ai suivi une ligne droite, incessamment prolongée, et tirée au cordeau à travers tout. J’ai toujours vu le but se reculer devant moi, d’années en années, de progrès en progrès. Que de fois je suis tombé à plat ventre, au moment où il me semblait le toucher ! Je sens pourtant que je ne dois pas mourir sans avoir fait rugir quelque part un style comme je l’entends dans ma tête et qui pourra bien dominer la voix des perroquets et des cigales. Si jamais ce jour que tu attends, où l’approbation de la foule viendra derrière la tienne, arrive, les trois quarts et demi du plaisir que j’en aurais seront à cause de toi, pauvre chère femme qui m’a tant aimé. — Mon cœur n’est pas ingrat, il n’oubliera jamais que ma première couronne c’est toi qui l’a tressée

 

et qui me l’as posée sur le front avec tes meilleurs baisers. — Eh bien, il y a des choses plus voisines que j’envie davantage que ce tapage, que l’on partage avec tant de monde. Sait-on, quelque connu que l’on soit, sa juste valeur ? Les incertitudes de soi que l’on a dans l’obscurité, on les porte dans la célébrité. — Que de gens parmi les plus forts en sont morts rongés, à commencer par Virgile qui voulait brûler son œuvre ! — Sais-tu ce que j’attends ? C’est le moment, l’heure, la minute, où j’écrirai la dernière ligne de quelque longue œuvre mienne, comme Bovary ou autres, et que, ramassant de suite toutes les feuilles, j’irai te les porter, te les lire de cette voix spéciale avec quoi je me berce et que tu m’écouteras, que je te verrai t’attendrir, palpiter, ouvrir les yeux. Je tiendrai là ma jouissance de toutes les manières. — Tu sais que je dois prendre au commencement de l’autre hiver un logement à Paris. — Nous l’inaugurerons si tu veux par la lecture de Bovary. Ce sera une fête.

L’Arménien t’a fait de l’effet. Que serait-ce si tu avais vu des gens de La Mecque en costume, ou des jeunes gens grecs de la campagne ? Les Arméniens ne sont généralement pas beaux ; ils ont un nez d’oiseau de proie et des dents bombées. — race de gens d’affaires, drogmans, scribes et politiques de tout l’Orient. Je crois que celui-ci, en question, désire conquérir des femmes illustres. Il se doit cela en sa qualité d’homme civilisé. S’il te proposait quelque affaire d’argent, rappelle-toi l’avertissement. Je crois à la race plus qu’à l’éducation. On emporte, quoi qu’en ai dit Danton, la patrie à la semelle de ses talons et l’on porte au cœur, sans le savoir, la poussière de ses ancêtres morts. Quant à moi, je ferai là-dessus, personnellement, une démonstration par A + B. Il en est de même en littérature. Je retrouve toutes mes origines dans le livre que je savais par cœur avant de savoir lire, Don Quichotte, et il y a de plus, par dessus, l’écume agitée des mers normandes, la maladie anglaise, le brouillard puant.

Adieu, mille et mille baisers. Je suis éreinté et vais me coucher. À toi. »

Références : G. Flaubert, Correspondance, II, p. 108-111.