Collection des Hôtels Littéraires

 Un précieux document vient de rejoindre les collections de l’Hôtel Littéraire Arthur Rimbaud, grâce au don de l’ancien directeur de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, Yves Peyré.

La célèbre formule “Je est un autre” remplace subtilement l’iconique photo d’Etienne Carjat à laquelle on aurait pu s’attendre.

Il s’agit du passeport de Rimbaud, un faux bien sûr, puisqu’il s’agit en réalité de la version aussi originale que réussie du catalogue de l’exposition consacrée à Arthur Rimbaud (1854-1891). Une Saison en enfer au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 2004.

De multiples rétrospectives avaient été organisées à l’occasion du 150e anniversaire de la naissance du poète, comme cette exposition ludique centrée sur les documents juridiques et littéraires du dossier Rimbaud-Verlaine, voulue par le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en partenariat avec la Bibliothèque royale et les Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique. Le maître d’œuvre en fut Bernard Bousmanne, conservateur du Cabinet des Manuscrits de la Bibliothèque Royale de Belgique.

 

 

On y trouve d’abord une chronologie établie par Bernard Bousmanne et Franz De Haes, qui propose une vision très complète des événements principaux de la vie de Rimbaud et de celle de Verlaine, en intégrant le contexte politique, militaire, économique et culturel de l’époque. Des dessins, citations et caricatures de Rimbaud, Verlaine et Ernest Delahaye sont apposés sur les textes tels des tampons indiquant les destinations de ses voyages.

 

 

Les reproductions en fac-similé des principaux documents exposés au Palais des Beaux-Arts permettent de se faire une idée de la richesse de l’exposition : photographies d’époque prêtées par le Musée de Charleville, manuscrits du Cabinet des Manuscrits de la Bibliothèque royale de Belgique, dessins signés Ernest Delahaye ou Paul Verlaine provenant de la riche collection de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet à Paris.

 

« Tout cela par la faute d’un hareng. Cinq jours d’un procès littéraire. » A literary trial. 3 juilllet 1873.

Dans ce deuxième dossier, Bernard Bousmanne nous conte par le menu la rupture de Rimbaud et de Verlaine lors de leur séjour à Londres. Voici la lettre déchirante de Rimbaud qui tente de se faire pardonner sa mauvaise plaisanterie après le célèbre épisode du hareng, qui vit Verlaine ulcéré par une nouvelle moquerie d’Arthur au retour des courses : “T’as l’air malin avec ton hareng”. Verlaine tourna les talons et s’embarqua aussitôt pour Anvers avant de gagner Bruxelles, décidé à ne plus supporter la mauvaise humeur de son ami et leurs violentes disputes.

« Reviens, reviens, cher ami, seul ami, reviens. Je te jure que je serai bon. Si j’étais maussade avec toi, c’est une plaisanterie où je me suis entêté, je m’en repens plus qu’on ne peut dire. Reviens, ce sera bien oublié. Quel malheur que tu aies cru à cette plaisanterie. Voilà deux jours que je ne cesse de pleurer. Reviens…»

 

La rupture est d’autant plus douloureuse pour le jeune poète que seul Verlaine, pour le moment, avait su apprécier et mesurer son génie ; le voici désormais rejeté dans sa solitude, incompris dans ce monde qu’il savait devoir bouleverser.

« Un ouragan de mots, un esprit nouveau qui allait balayer la poésie et rejeter dans l’oubli tous les vers empoussiérés écrits auparavant. Car après Rimbaud, plus rien ne sera pareil ».

Puis vient le “drame de Bruxelles” lorsque Verlaine tire sur Rimbaud le 10 juillet 1873, le blessant légèrement au poignet. Verlaine est arrêté puis jugé lors d’un procès qui mêle la blessure par arme à feu aux accusations de mœurs immorales, son attitude envers sa femme Mathilde et l’abandon de son fils, sans doute aussi sa participation aux idées de la Commune. “La sentence est terrible. Paul Verlaine est condamné à deux ans de réclusion à la prison de Mons. A Roche, dans le grenier de la ferme familiale, Rimbaud termine son « livre païen ». A chacun sa « Saison en enfer ».

Le dossier, exposé de façon très complète,  dévoile l’intégralité des documents connus, des lettres aux procès-verbaux jusqu’au retrait de plainte d’Arthur essayant de sauver son ami de la sévérité de ses juges.

 

Vient ensuite un troisième dossier, drôle et original, intitulé : “E-mails à Arthur Rimbaud” de Kurt De Boodt

L’auteur semble s’amuser beaucoup dans ces courriers électroniques envoyés au poète qu’il interpelle avec insistance sur de nombreux sujets ; il le pastiche même un peu et tente de lui expliquer l’étendue de sa célébrité et de sa modernité littéraire à notre époque.

“Voyou et voyant. Découvreur. Inventeur. Toujours en route, jamais au repos. Partout chez lui et nulle part à la maison. Rimailleur, marchant, escroc, agent de change, contrebandier, et, involontairement, assassin… Vous êtes tous ceux-là et aucun d’eux… Qui dit vrai ? Paul Verlaine : “ni le Diable ni le Bon Dieu”. Ernest Delahaye : ” l’affreuse bête”. Isabelle, votre sœur : “un juste, un saint, un martyr”. Paul Claudel : “une âme angélique”. Jacques Rivière : “un monstre de pureté”. Henry Miller : “un rebelle incarné”. J.H. Lacambe : “un psychopathe né”. Arthur Rimbaud : “Je suis une bête, un nègre”. Chacun sa vérité. Chacun son Rimbaud.”

Il évoque l’influence de Rimbaud sur les grandes stars du rock de Jim Morrisson à Bob Dylan, en passant par Patti Smith – qui donnera même un concert à Bruxelles lors des festivités rimbaldiennes de 2004 ; il dresse la liste des sites internet dédiés à Rimbaud et il citerait certainement aujourd’hui notre Hôtel Littéraire, situé rue Gustave Goublier dans le 10e arrondissement de Paris, comme l’un de ces lieux modernes qui lui rendent hommage.

 

Dans le dossier suivant,  nous lisons les e-mails envoyés à Patti Smith par Oscar van den Boogaard lors de la préparation de l’exposition ; ils sont écrits en anglais bien sûr, et on y suit avec intérêt son dialogue avec Patti Smith pour lui proposer de participer à l’exposition de la façon qui lui plaira : un concert, une salle d’expo dédiée, une interview en direct, etc. Les réponses de la chanteuse et poétesse sont brèves mais dévoilent toute son adhésion au projet. On sait qu’elle finira par acheter la maison familiale des Rimbaud à Roche en 2017.

 

Patti Smith, Portrait de Rimbaud, Charleville, 1973. Musée-Bibliothèque Arthur Rimbaud, Charleville-Mézières.

 

Puis vient le chapitre :  L’Allégorie de Bonne pensée du matin, de Paul Claes, une brillante analyse de ce poème de Rimbaud toujours délicat à interpréter. L’auteur s’attarde sur l’importance de la figure de Vénus, “qui en tant qu’étoile du soir, invite les amants au repos et, en tant qu’étoile du matin, incite les ouvriers au travail.” Elle est aussi la déesse de l’amour et de la mer, “l’Aphrodite marine née de l’écume”. 

“L’opposition des Ouvriers-Charpentiers aux Amants-Bergers forme le noyau symbolique de son poème. Tandis que les Ouvriers allégorisent l’activité céleste du jour, les Amants personnifient le repos terrestre de la nuit. Tous les deux, bâtisseurs et rêveurs, travailleurs et poètes, se solidarisent en métamorphosant la nature en une immense féerie.”

 

Enfin, le superbe texte d’Yves Peyré consacré aux Illuminations, La torche de vivre, nous ravit par la façon intime dont l’auteur raconte comment il tomba tout petit dans Rimbaud. Ce fut d’abord, comme pour beaucoup d’entre nous, grâce aux premiers poèmes en vers avant qu’il ne vienne se heurter à la prose des Illuminations. Le coup de foudre est bien là mais l’hermétisme de ses textes le déconcerte avant que le voile ne se déchire enfin, après de nombreuses lectures appliquées et volontaires, brusquement récompensées : « La poésie en elle-même. A travers, et peu à peu, par-delà la spécificité de Rimbaud. Tenir la poésie même. En soi. Une telle découverte ne s’abolit jamais. […] Rimbaud a semble-t-il, extirpé la poésie de lui-même, il a procédé sur soi à la plus audacieuse des opérations. Il a quitté le rêve, désépousé la langue pour étreindre le réel. Surhomme donc, à bien des titres ».

« Je pressai contre mon cœur le mince volume qui m’avait si généreusement remis les clefs de moi-même. »

 

Ernest Delahaye, Dessin “Un missionnaire qui vient de Charleville”. Fragment d’une lettre à Paul Verlaine. Paris, Bibliothèque littéraire Jacques Doucet.

Yves Peyré trouve le moyen de nous intéresser à “son” Rimbaud et de nous transmettre ses propres émotions : « Je crois que ce qui me remuait le plus, c’était cette radicalité qui ne souffrait pas de se retourner, cette décision, prise dans la frénésie de s’enfuir, d’avoir plusieurs vies, cette capacité d’oubli, à tout le moins de dénégation, pour du nouveau, toujours à embrasser. » 

Il trouve des formules fulgurantes : « Il serait à jamais celui qui avait été au bout, et à plusieurs reprises. »

« Rimbaud fut rendu au néant mais il avait fait main basse sur la lumière ».

« Il est la jauge secrète qui fait décider que tel ou tel est poète ».

L’ancien directeur de la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet n’omet pas de relater le rôle joué par André Breton, alors secrétaire-bibliothécaire du grand couturier mécène, pour travailler de concert avec Ernest Delahaye afin de recevoir les confidences et les précieux renseignements que seul cet intime de Rimbaud possédait.

En fermant ce délicieux passeport vers la Rimbaldie, on peut seulement regretter de ne plus être en 2004 pour admirer l’ensemble des œuvres alors exposées à Bruxelles et cet agencement des salles qui a su, semble-t-il, concilier l’importance dramatique des documents sur la “Saison en enfer” de deux poètes de génie, avec des projets plus ludiques comme le Rock’n Rimbaud (Patti Smith & Dan Graham) ou la salle de l’Absinthe.

 

Hélène Montjean