« Capturer la beauté » : l’exposition Julia Margaret Cameron au Jeu de Paume

Exposition au Jeu de Paume, du 10 octobre 2023 au 28 janvier 2024

 

 

« J’aspirais à capter toute la beauté qui se présentait devant moi et finalement, cette aspiration a été satisfaite. »

Julia Margaret Cameron

 

 

Julia Margaret Cameron, Virginia Woolf et Marcel Proust

   « In a sense, Cameron’s story begins when her great-niece Virginia Woolf began writing it down »

Victoria Olsen.

   Julia Margaret Cameron (1815-1879) est aujourd’hui une artiste photographe célèbre dans le monde entier et peut-être le doit-on en partie à sa célèbre petite-nièce, l’écrivain Virginia Woolf, qui lui a consacré sa première monographie en 1926 : Victorian Photographs of Famous Men and Fair Women. 

 

 

 

 Dans l’exposition qui lui est consacrée en ce moment au Jeu de Paume à Paris, et dont la Société des Hôtels Littéraires est partenaire, le récit de Virginia Woolf est lu en intégralité aux visiteurs par l’actrice Clémence Poésy et disponible en podcast sur ce lien :

https://jeudepaume.org/mediateque/podcast-capturer-la-beaute/

 

   On sait à quel point Virginia Woolf admirait l’œuvre de Proust, s’interrogeant dans sa correspondance : « Eh bien, que reste-t-il à écrire après cela ? ».

   Elle a livré de magnifiques réflexions sur l’art proustien dans un essai intitulé, L’art du roman : « Toute la substance du livre, c’est ce réservoir sans fond de perceptions. C’est de ces profondeurs que surgissent les personnages, comme des vagues qui se forment puis se brisent et s’engloutissent à nouveau dans la mer mouvante de pensée, de commentaire et d’analyse qui leur a donné naissance. »

Et un peu plus loin : « À la fois penseur et poète, Proust décoche souvent après une observation d’une précision prodigieuse une vive image, belle, colorée, visuelle, comme si l’esprit, après avoir poussé aussi loin que possible son pouvoir d’analyse, s’élevait soudain dans les airs et de là-haut nous donnait du même objet une vision différente sous forme de métaphore. »

 

 

 

 

Une vie de globetrotteuse

   Julia Margaret Pattle est née en 1815 à Calcutta d’une mère française, Adeline de l’Étang, et d’un père anglais, employé de la Compagnie britannique des Indes orientales. Elle grandit avec ses sœurs à Versailles dans sa famille maternelle, puis en Angleterre, avant de retourner aux Indes en 1834.

   Quelques années plus tard, en Afrique du Sud, elle rencontre son futur mari, Charles Hay Cameron, juriste de vingt ans son aîné, avec qui elle aura six enfants. Le couple s’établit une dizaine d’années à Ceylan (aujourd’hui Sri Lanka) où son mari fait l’acquisition de plantations de café et de caoutchouc. Puis la famille s’installe à Londres où, grâce à l’une de ses sœurs, Julia Margaret Cameron rencontre de nombreuses personnalités du monde culturel et artistique : poètes, peintres et écrivains.

   En 1859, les Cameron achètent deux cottages sur l’île de Wight. L’un de leur plus proche voisin est aussi un ami, le poète victorien lord Alfred Tennyson, auteur du célèbre poème « La charge de la brigade légère ». Cameron se lance avec passion dans la photographie le jour de ses 48 ans, lorsque sa fille aînée lui offre son premier appareil photo. « Entre 1864 et 1875, elle produit plus de mille photographies, expose au niveau international, publie un livre et écrit une autobiographie qu’elle laisse inachevée, publiée à titre posthume : Annals of My Glass House, » dont certains feuillets sont présentés dans l’exposition. Elle revint séjourner avec son mari à Ceylan où elle succomba à une maladie soudaine en 1879.

 

 

Manuscrit de Julia Margaret Cameron, Annals of My Glass House

 

Une œuvre originale

   Julia Margaret Cameron est décrite comme une pionnière du portrait photographique et du gros plan, avec une approche très personnelle et un style précurseur qui fut quelque peu décrié à son époque ; elle n’hésite pas à recourir à une mise au point légèrement floue, pour donner un effet de douceur aux contours, et sait intégrer dans ses photographies l’imperfection d’un détail ou l’accident d’un tirage de manière novatrice.

 

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Julia Margaret Cameron, Annie, 1864.
Il s’agit là de la photographie que Cameron désigne comme “Ma première réussite” : “Je fus transportée de joie. Je courus en tous sens à travers la maison à la recherche de cadeaux pour l’enfant. J’avais le sentiment qu’elle avait entièrement créé l’image.”

 

« Mrs Cameron, qui était photographe amateur, est la première personne à avoir eu l’intelligence de s’apercevoir que ses erreurs faisaient sa réussite, et à créer dès lors des portraits systématiquement flous. »

Coventry Patmore, 1866

 

   Puisant dans la religion, la littérature et l’histoire nombre de ses sujets, elle a laissé une œuvre singulière, à nulle autre pareille. Elle rangeait son travail en trois catégories :

  • Les « portraits », laissant une impressionnante galerie de ses contemporains. Elle photographie les écrivains, les scientifiques et les artistes les plus éminents de son époque parmi lesquels l’astronome John Herschel, l’historien Thomas Carlyle, l’écrivain George du Maurier – grand-père de Daphné du Maurier -, le scientifique Charles Darwin, le poète et ami Alfred Tennyson et l’artiste George Frederic Watts.

 

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Julia Margaret Cameron, The Astronomer John Frederick William Herschel, 1867.
Cet astronome éminent était un ami de longue date de Cameron.
Le regard de Herschel tourné vers le ciel suggère à la fois son champ d’études et l’expression d’un intellectuel plongé dans ses pensées.

 

 

  • Les « sujets d’imagination », qu’elle puise dans les thématiques littéraires, artistiques et mythologiques, des œuvres de George Eliot (« The Twilight Hour », inspiré par son roman Adam Bede), Shakespeare et Milton, à la nymphe Echo, en passant par des illustrations du cycle poétique arthurien d’Alfred Tennyson, « Idylls of the King ».

 

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Julia Margaret Cameron, La nymphe des montagnes, la douce liberté, 1866

 

   Citons aussi ce portrait daté de 1866, inspiré par l’histoire tragique de Béatrice Cenci, aristocrate italienne du XVIe siècle, exécutée pour avoir orchestré l’assassinat de son père violent. La pose, le drapé et l’expression de chagrin sont inspirés à Cameron par un tableau en vogue en son temps, attribué alors au peintre italien Guido Reni, actif dans la première moitié du XVIIe siècle.

 

   Julia Margaret Cameron, Beatrice, 1866

 

    Stendhal s’est également inspiré de cet épisode et du tableau de Guido Reni, qu’il avait admiré au Palais Barberini à Rome, pour relater l’histoire des Cenci dans l’une de ses admirables chroniques italiennes, publiée dans La Revue des Deux Mondes en 1837. Le texte est ensuite paru en volume dans le recueil L’Abbesse de Castro en 1839, dont l’Hôtel Littéraire Stendhal à Nancy possède un exemplaire de l’édition originale.

 

Guido Reni, Portrait de Beatrice Cenci, v. 1600. Palais Barberini, Rome

 

  • Les « madones », ou Vierges à l’Enfant. Pour Cameron, fervente chrétienne, chaque portrait exprime une idéalisation et est « l’incarnation d’une prière », une forme d’épiphanie. Elle s’inspire des fresques de Giotto à la chapelle des Scrovegni à Padoue et de nombreux autres artistes, comme Raphaël. Elle choisit même parfois de recourir au format circulaire et caractéristique du « tondo », tant prisée par les peintres italiens.

 

 

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Julia Margaret Cameron, Baiser de Paix, 1869

 

 

« Cameron est peut-être un des premiers photographes, peut-être le premier, à avoir pensé que la photographie n’était pas qu’une représentation de la réalité mais que c’était une révélation. »

Paolo Roversi, 2019

   Julia Margaret Cameron exposait régulièrement ses photographies, tant à Londres qu’à Paris, comme à l’Exposition universelle de Paris en 1867. Elle aimait aussi envoyer des tirages à des personnalités, comme George Eliot, Victor Hugo ou John Ruskin.

   Elle vendit un grand nombre de tirages au South Kensington Museum, l’actuel Victoria and Albert Museum, à Londres, qui prête l’essentiel des tirages de cette exposition, en plus des prêts exceptionnels consentis par la Bibliothèque nationale de France (BnF), le musée d’Orsay et la Maison Victor Hugo.

 

   Après ce petit aperçu de la vie et de l’œuvre d’une femme artiste exceptionnelle, laissons le mot de la fin à l’une de ses pairs, la chanteuse Patti Smith, qui fut comme elle une amoureuse de la beauté – rencontrée dans la poésie d’Arthur Rimbaud :

« J’ai grandi dans ces années 50 où les gens, sortant de la guerre, et avec un conformisme inouï, croyaient embrasser la modernité en rêvant de maisons standards, de vêtements en polyester et d’objets tout neufs, de préférence en plastique. Tout ce que je détestais !

J’avais la tête plongée dans les photos de Julia Margaret Cameron et de Lewis Carroll, je rêvais de l’accoutrement des poètes du XIXe siècle, j’adorais les tasses en porcelaine anglaise dont les gens se débarrassaient dans les marchés aux puces et je me jetais sur leurs vieux livres dont ils préféraient lire un condensé dans le Reader’s Digest ! »

Patti Smith, 2016

 

Hélène Montjean