Le Jeu de Paume : un lieu éminemment proustien

 

Portrait de Marcel Proust, en pied, sur la terrasse du Jeu de Paume à Paris, mai 1921

 

    Les Hôtels Littéraires ont choisi de célébrer les 10 ans de la création de l’Hôtel Littéraire Le Swann au Jeu de Paume, un lieu éminemment proustien.

   Il y a un peu plus de 100 ans, au cours du mois de mai 1921, Proust se rendit, avec son ami Jean-Louis Vaudoyer, critique d’art, au musée du Jeu de Paume pour y voir l’exposition dédiée au peintre Ver Meer (orthographe proustienne de Vermeer) et notamment son tableau préféré, la Vue de Delft.

   Il en parla ensuite longuement à Céleste Albaret, qui le raconte dans ses souvenirs :

” D’autant que, rue Hamelin, il ne sortait presque plus et recevait de moins en moins. Durant l’année 1921, sa seule sortie mémorable fut pour aller visiter, en compagnie de l’écrivain Jean-Louis Vaudoyer, qu’il aimait bien, l’exposition de peinture hollandaise qui se tint au Jeu de Paume, ce printemps-là ; et ce fut surtout pour revoir les tableaux de son cher Vermeer, et notamment le petit pan de mur jaune. Jean-Louis Vaudoyer était venu le prendre sur le coup de onze heures du matin. Autant qu’il m’en souvienne, il rentra vers le début de la soirée, épuisé. Il avait eu des vertiges pendant la visite de l’exposition. Je ne crois pas qu’il soit allé jusqu’à s’évanouir, comme on l’a dit – il me l’eût certainement raconté. Ce qui est certain, c’est que toute sa lassitude ne l’empêcha pas de me retenir très tard, cette nuit-là, pour me parler de la joie qu’il avait eue devant les Vermeer ; et c’était un jeune homme que je voyais et que j’écoutais.”

 

Le voyage à Amsterdam en 1898 : Rembrandt.

   Proust se rendit dans les plus grandes expositions organisées à son époque. Il fit le voyage en septembre 1898 pour admirer la rétrospective Rembrandt organisée à Amsterdam.

   Vers 1900, au moment de la mort de l’écrivain et peintre anglais Ruskin dont il allait bientôt traduire deux livres, il écrivit un petit texte intitulé : « Rembrandt convoque Ruskin » et qui commence par cette belle phrase : « Les musées sont des maisons qui abritent seulement des pensées ».

   Il analyse longuement l’art de Rembrandt et notamment sa technique du « clair-obscur » qu’il admire profondément. Il imagine ensuite un épisode où le vieux Ruskin se serait rendu à cette même exposition, décrivant un « vieillard aux longs cheveux bouclés, à la démarche cassée, à l’œil terni, à l’air hébété malgré sa belle figure », venu rendre hommage une dernière fois au peintre sur lequel il « écrivit tant de pages ardentes. » Cette scène préfigure celle de la mort de Bergotte devant la Vue de Delft dans La Prisonnière.

 

 

 

 

 

Le voyage à Bruges et en Hollande en 1902 : l’école flamande et Ver Meer.

   En octobre 1902, Marcel Proust se rend à Bruges pour l’exposition consacrée aux primitifs flamands, puis en Hollande, où il rejoint son ami Bertrand de Fénelon. Il visite Rotterdam, Delft et Amsterdam, où il voit deux Ver Meer : La Ruelle, « charmant » comme un « morceau détaché » de la Vue de Delft, et la célèbre Laitière.

   Puis, il va à La Haye où il admire pour la première fois la Vue de Delft. Proust a alors 21 ans et comme il l’écrira plus tard : « Depuis que j’ai vu au Musée de la Haye la Vue de Delft, j’ai su que j’avais vu le plus beau tableau du monde. Dans Du côté de chez Swann, je n’ai pu m’empêcher de faire travailler Swann à une étude sur Ver Meer. »

 

Johannes Vermeer, Vue de Delft, 1600-1661. Huile sur toile, 96,5 x 115,7 cm. La Haye, Mauritshuis

 

 

L’exposition au Jeu de Paume à Paris en 1921 : Ver Meer

   En avril et mai 1921, une exposition intitulée Exposition hollandaise se tint à Paris au musée du Jeu de Paume. Trois tableaux de Ver Meer étaient prêtés pour l’occasion : La Laitière, la Jeune Fille à la perle (au turban) et bien sûr la Vue de Delft. C’est Paul Morand qui avait signalé à Proust la présence de son tableau préféré à Paris dans une lettre au ton amusé : « J’ai insisté auprès des organisateurs hollandais pour qu’ils l’envoient afin que vous puissiez le voir. »

   Proust décide de s’y rendre en compagnie de son ami, le critique d’art Jean-Louis Vaudoyer qui venait d’écrire un très bel article dans L’Opinion, intitulé « Le mystérieux Vermeer » : « Vous revoyez cette étendue de sable rose-doré, laquelle fait le premier plan de la toile et où il y a une femme en tablier bleu qui crée autour d’elle, par ce bleu, une harmonie prodigieuse ; vous revoyez les sombres chalands amarrés ; et ces maisons de briques, peintes dans une matière si précieuse, si massive, si pleine, que, si vous en isolez une petite surface en oubliant le sujet, vous croyez avoir sous les yeux aussi bien de la céramique que de la peinture. Vous revoyez surtout cet immense ciel, qui, des toits au zénith, donne une impression d’infini presque vertigineuse. »

   Proust fut très frappé par ces précisions et demanda à Vaudoyer de l’accompagner au Jeu de Paume entre le 18 et le 24 mai : « Je ne me suis pas couché pour aller voir ce matin Ver Meer et Ingres. Voulez-vous y conduire le mort que je suis et qui s’appuiera sur votre bras. »

 

 

Jean-Louis Vaudoyer en 1928.
Photographie de presse Agence Meurisse.

 

   Jean-Louis Vaudoyer, a raconté cette visite dans une lettre à Jacques Rivière, datée du 9 janvier 1923, après avoir lu dans le numéro d’hommage à Proust de la NRF les pages inédites sur la mort de Bergotte :

« Proust connaissait parfaitement Vermeer ; il l’aimait avec la plus fidèle passion. Je peux vous raconter […] de quelle manière il a employé (si l’on peut dire), pour la Mort de Bergotte, une visite que nous fîmes ensemble un matin de mai (ou de juin), en 1921, à l’exposition hollandaise du Jeu de Paume, où la Vue de Delft figurait. […] Il avait lu avec beaucoup de bienveillance et d’indulgente amitié, une étude sur Vermeer que j’avais donnée à L’Opinion, et le passage sur le « petit pan de mur jaune » le frappa […] Ce matin-là, au Jeu de Paume, Proust était extrêmement souffrant : vous vous représentez l’effort qu’il avait dû faire pour être à onze heures du matin dans le Jardin des Tuileries !  Plusieurs fois il revint s’asseoir sur ce « canapé circulaire » d’où roule Bergotte pour mourir. Je l’entends encore s’excuser, avec cette tendre abondance qui vous rendait confus ».

 

   Dans La Prisonnière, le cinquième tome de son grand livre, À la recherche du temps perdu, Proust fait éprouver ce malaise à son personnage Bergotte, au cours d’une scène célèbre qui s’achève par la mort de l’écrivain, frappé par une crise cardiaque devant le tableau qu’il était venu admirer, en répétant « Petit pan de mur jaune… » :

   « Mais un critique ayant écrit que dans la Vue de Delft de Vermeer (prêté par le musée de La Haye pour une exposition hollandaise), tableau qu’il adorait et croyait connaître très bien, un petit pan de mur jaune (qu’il ne se rappelait pas) était si bien peint, qu’il était, si on le regardait seul, comme une précieuse œuvre d’art chinoise, d’une beauté qui se suffirait à elle-même, Bergotte mangea quelques pommes de terre, sortit et entra à l’exposition. Dès les premières marches qu’il eut à gravir, il fut pris d’étourdissements. […] Enfin il fut devant le Ver Meer qu’il se rappelait plus éclatant, plus différent de tout ce qu’il connaissait, mais où, grâce à l’article du critique, il remarqua pour la première fois des petits personnages en bleu, que le sable était rose, et enfin la précieuse matière du tout petit pan de mur jaune. […] C’est ainsi que j’aurais dû écrire, disait-il. Mes derniers livres sont trop secs, il aurait fallu passer plusieurs couches de couleur, rendre ma phrase en elle-même précieuse, comme ce petit pan de mur jaune.”

 

   Le récit de la mort de Bergotte est ainsi doublement anticipé par l’épisode fictif sur Ruskin et Rembrandt, puis par le malaise réellement éprouvé par Proust lui-même le jour de sa visite. C’est l’occasion pour Proust de dire tout ce qu’il doit à Ver Meer et à la Vue de Delft pour sa compréhension de l’art et du travail de l’écrivain.

 

 

 

   Comme nous l’explique le spécialiste Jean-Yves Tadié : « le secret de la « matière » pour Proust, est dans la superposition de « plusieurs couches de couleur ». On ne saurait trop insister sur l’idée que le caractère précieux de la Recherche provient de la superposition de ses états successifs. D’une version à l’autre, d’une correction à l’autre, la page acquiert une profondeur, une transparence, un vernis, dont le premier jet est dépourvu. […] Le grand artiste se croit « obligé de recommencer vingt fois un morceau dont l’admiration qu’il excitera importera peu à son corps mangé par les vers, comme le pan de mur jaune que peignit avec tant de science et de raffinement un artiste à jamais inconnu, à peine identifié sous le nom de Vermeer » (Proust, La Prisonnière). »

 

 

Hélène Montjean