ActualitésHôtel Littéraire Le Swann

Voici en exclusivité pour le blog des Hôtels Littéraires le discours prononcé par le professeur Luc Fraisse le 8 octobre 2019 à l’Hôtel Littéraire Le Swann pour présenter à l’assistance les Nouvelles inédites de Marcel Proust publiées aux éditions de Fallois qu’il a éditées et préfacées :

 

Mesdames, Messieurs,

Si je prends aujourd’hui la parole devant vous, c’est bien évidemment parce que j’ai assuré l’édition des nouvelles inédites de Proust dont le recueil sera dans les librairies à partir de demain.

C’est pourquoi je serais tenté de m’effacer deux fois. Devant Marcel Proust, dont ces œuvres, inconnues jusqu’ici, voient en cet instant le jour. Avant même leur publication, j’ai déjà beaucoup été interrogé sur le pourquoi et le comment de cette édition aujourd’hui. J’ai consciencieusement répondu, tout en me demandant parfois : l’événement n’est-il pas de lire du Proust qu’on n’avait jamais lu ? Et si l’on est attaché à l’œuvre de Proust, n’est-il pas merveilleux de pouvoir en découvrir encore aujourd’hui ? Que ces écrits ne soient pas perdus ? Qu’ils aient été, un siècle plus tard et même un peu davantage, sauvés ? N’est-ce pas la nouvelle essentielle ?

Oui, à partir de demain, les lecteurs pourront apercevoir dans les librairies des écrits jusque-là inconnus de Proust. Et je comprends par anticipation leur bonheur, car cela a été le mien.

Mais je devrais aussi m’effacer devant Bernard de Fallois. C’est lui qui a identifié ces textes, c’est lui qui les a interprétés. Un sauvetage supplémentaire a été ici accompli par Jean-Claude Casanova, le directeur de Commentaire, qui a sauvé de la destruction et de l’oubli le remarquable essai de Bernard de Fallois sur l’époque créatrice des Plaisirs et les Jours, publié il y a quelques mois sous le titre Proust avant Proust par les Belles-Lettres, et dont une section fait état de ces nouvelles, en cite des passages cruciaux, et interprète leur unité, et leur situation par rapport à ce qui a été finalement retenu dans Les Plaisirs et les Jours. Le travail de catalogage, de transcription et d’interprétation de Bernard de Fallois joue un rôle considérable dans l’apparition de ces textes aujourd’hui.

En un sens, cette soirée à l’Hôtel Littéraire Le Swann fait directement suite à celle qui fut organisée, ici même il y a quelques mois, en hommage aux productions de Bernard de Fallois lecteur de Proust.

Arrêtons-nous au passage un instant sur ce lieu même, le lieu de ces deux soirées littéraires, car en quelques années, l’hôtel Le Swann est devenu dans Paris une véritable institution proustienne, accompagnant la parution de tant de livres, abritant l’annonce de prix littéraires, et c’est encore ici qu’en mai dernier, l’Académie Goncourt et un groupe d’écrivains se sont élancés pour rejoindre le salon du livre du Printemps Proustien. Jacques Letertre et Hélène Montjean ont très tôt voulu cette soirée, et l’ont organisée avec une efficacité et une gentillesse véritablement merveilleuses. Qu’ils en soient chaleureusement remerciés.

Sous l’autorité de M. Dominique Goust, l’équipe des éditions de Fallois a mené à bien cette édition avec un savoir-faire impressionnant. On peut dire que toute la maison, dans le pieux souvenir de son fondateur, s’est mise au service de Marcel Proust. Et je ne saurais dire tout ce que je dois à cette riche collaboration.

 

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Voici donc un recueil de nouvelles inédites de Proust. Dans leur diversité, sur laquelle je vais évidemment revenir, elles ont à mon avis le point commun d’être énigmatiques, de reposer sur une énigme. C’est pourquoi, voudrais-je souligner en premier, elles peuvent être lues, pour le plaisir de la lecture, par des amateurs de littérature non spécialement tournés vers Proust. La nouvelle titre, « Le mystérieux correspondant », donne le ton. Mais quand on m’a demandé laquelle de ces nouvelles aurait ma préférence, j’ai choisi celle qui s’intitule « Jacques Lefelde », car son inachèvement, sa brusque interruption, aiguiseront à jamais peut-être notre curiosité. Pourquoi ce jeune écrivain est-il vu chaque jour déambulant toujours au même endroit dans le Bois, comme s’il attendait quelqu’un, songeur et comme inquiet ? Et pourquoi, après un long moment d’absence, est-il aperçu en ce même endroit resplendissant de joie, par le narrateur qui l’a observé ? Au moment où il va lui-même l’expliquer, la phrase de Proust s’interrompt. C’est trop fort !

Ces nouvelles revêtent toutes une atmosphère pour ainsi dire ouatée. On s’y installe, attentif et en attente, on tourne les pages pour en découvrir la clef. Et la clef est malgré tout donnée dans la plupart des autres textes. Pas totalement d’ailleurs. Car à la fin précisément du « Mystérieux correspondant », deux jugements sur la portée de cette histoire sont juxtaposés, entre lesquels il est impossible de choisir. Et le « Souvenir d’un capitaine », que Bernard de Fallois avait transcrit pour Le Figaro en novembre 1952, ce souvenir est étalé sous nos yeux sans que celui qui le retrace en perçoive la portée : pourquoi ? demande-t-il, et nous avec lui.

Et ce pourquoi ? nous le retournons maintenant vers Proust. J’ai trop souvent déjà répondu (tâché de répondre) à la question de savoir pourquoi Proust n’a pas lui-même, non plus que Bernard de Fallois plus tard, publié ces nouvelles, pour le répéter encore aujourd’hui. Je veux ici dire que nous nous demandons, plongés dans la lecture de ces nouvelles, ces nouvelles dont l’auteur est pour nous celui d’À la recherche du temps perdu, pourquoi avoir ici imaginé un récit presque policier, un conte fantastique, un dialogue des morts, un conte de fée, et même une parabole pour ainsi dire biblique ? Pourquoi tout cela ?

Mis en présence de Proust avant Proust, nous sommes déroutés. Car nous ne pouvons pas ôter « Proust », c’est-à-dire l’immense écrivain de la Recherche, de cet « avant-Proust » qui est bel et bien l’auteur, dans la décennie de ses vingt ans, de ces textes. Comme nous ne parvenons plus, en notre temps, à imaginer ce qu’était l’inconscient dans la science du xixe siècle, c’est-à-dire l’inconscient avant Freud. L’avenir du passé nous gêne considérablement pour percevoir ce que fut, dans sa réalité première, dans sa fraîcheur, ce passé.

C’est ce handicap qui a fait se demander à certains, sans avoir encore lu les nouvelles, à la seule annonce de leur prochaine apparition : à quoi bon ? Proust, c’est la Recherche, comme aujourd’hui l’inconscient, c’est Freud. Oui, mais ne nous privons pas de la fraîcheur du passé. Démarche d’ailleurs relativement fidèle à Proust.

Proust, c’est la Recherche : truisme incontestable, mais considérablement incomplet. Je recourrai encore un instant à Bernard de Fallois, qui abordant la question exactement au milieu du xxe siècle, se heurte à l’invraisemblable doxa de l’époque, selon laquelle Proust aurait passé la moitié de sa vie à déambuler dans les salons la fleur à la boutonnière, et l’autre moitié à se retirer pour composer avec acharnement la Recherche du temps perdu. Estimer que dans les nouvelles qui apparaissent aujourd’hui, on ne trouvera rien de Proust, c’est continuer à adhérer à cette étrange doctrine. Or, spéculait Bernard de Fallois en fouillant dans les papiers de Proust, une œuvre complexe comme la Recherche ne pouvait être sortie de rien, un beau jour, comme par génération spontanée.

Le lecteur donc de la Recherche, pour qui il est bien naturel de considérer que Proust, c’est la Recherche, accepte Jean Santeuil parce qu’il peut y lire une grande tentative avortée de la Recherche. Il n’a pas tort, ce lecteur, même s’il se prive alors de beaucoup de richesses autres dans Jean Santeuil. Ce lecteur ne sait plus trop que faire en remontant, quel effort, jusqu’à Les Plaisirs et les Jours, dont les pièces assemblées ne sont décidément par celles de la cathédrale de mots constituant la Recherche. Comme c’est déconcertant !

Remarquons d’abord comme il est plaisant de lire ce Proust à petites doses, ce Proust non encore le créateur souffrant de la Recherche, mais sensiblement plus hédoniste dans la démarche même de son écriture, au fil des jours et à l’occasion. Un Proust ne se sentant pas encore (même si ce sera pour très bientôt) la force de se lancer dans une entreprise romanesque, engageant tout l’arsenal et les structures attachées à cette forme littéraire, et multipliant, on vient de le voir, les formes d’écriture comme on lancerait simultanément tout un groupe de chevaux placés sur la même ligne de départ.

Certains visages de Proust auteur de ces nouvelles, il y a apparence que nous ne les reverrons jamais. Mais ces visages inconnus sont intéressants, dans la mesure où ce sont eux qu’il a dû adopter, pour prendre le visage définitif que nous lui connaissons.

Un écrivain est habité par un processus de création continu. Il ne lâche pas derrière lui des compartiments de lui-même, comme le font à leur départ les fusées qu’on envoie vers la lune. Le Proust de la Recherche continuera à porter en lui les nouvelles que quant à nous, nous découvrons aujourd’hui. L’exergue de Sodome et Gomorrhe, empruntée à Vigny, il la puise dans cette lointaine nouvelle « Aux Enfers ». L’espoir du héros de retrouver Gilberte aux Champs-Élysées, il le puise encore ici. Quand le narrateur du Temps retrouvé stipulera que l’involontaire du souvenir constitue sa griffe d’authenticité, c’est dans ces nouvelles laissées de côté que Proust l’a dit pour la première fois.

Des récits à énigme ? Mais la Recherche sera un récit à énigme, car Proust jusqu’à son dernier jour a tenu secret le principal sujet de son cycle romanesque, ne révélant jamais nommément que son héros deviendra écrivain. Un conte de fée ? Mais la dernière scène du Temps retrouvé, la « Matinée chez la princesse de Guermantes », se termine par un « Bal de têtes » féerique où toute la société romanesque réunie semble figurer dans une fête masquée. Un conte fantastique ? Mais cet étrange animal soyeux qui accompagne ici le mal-aimé infortuné à l’insu de tous, qui peut ainsi ne pas le quitter même en société, ce sera cet autre moi que le héros de la Recherche pressent en lui, qui se manifeste et se dérobe, qu’il ne parvient pas à atteindre, et dont il ne se saisira qu’au seuil de sa vocation. Un dialogue des morts ? Songeons au fameux sujet de dissertation donné à l’une des jeunes filles en fleurs, Gisèle, discuté par le petit groupe à Balbec : Sophocle écrit des Enfers à Racine pour le consoler de l’insuccès d’Athalie. Drôle de sujet, ironisera plus tard le narrateur ; drôle d’idée de jeunesse qu’un dialogue des morts, doit au même moment songer l’auteur.

Peut-être ai-je mis la charrue avant les bœufs, en évoquant trop en profondeur ce que nous apprenons de Proust dans ces textes de jeunesse. Car j’aurais dû commencer – et je promets de finir – par la nouveauté pour nous la plus évidente, ce reportage indirect sur la découverte par le jeune homme de son homosexualité. « Le mystérieux correspondant » repose sur une mystification en ce domaine ; le « Souvenir d’un capitaine » est du même ordre ; le dialogue des morts « Aux Enfers » contient un éloge cynique de l’homosexualité par Caylus, le mignon d’Henri III. Mais la plupart des autres textes mettent en scène le malheur de ne pas être aimé, et la certitude que ce malheur initial occupera tout le cours de la vie.

Toutes ces nouvelles nous livrent sous forme transposée le journal que Proust n’a pas écrit. Mais heureusement, le lecteur n’est nullement convié à un rôle de voyeur, car aucune confession directe, aucune scène précise n’apparaît dans ces nouvelles. L’homosexualité y est envisagée en tant que problème moral et psychologique. Nous sommes encore bien loin du narrateur de Sodome et Gomorrhe, mais Proust n’ignore pas pour autant son passé d’écrivain. Là où Gide, exact contemporain, en hédoniste égotiste voit une invitation au bonheur, Proust en augure une condamnation à l’incompréhension et au chagrin. Si la posture de Proust écrivain évoluera beaucoup, au-delà de ces premières années, l’homme Proust, dans ses dépits et ses souffrances, restera dans sa vie le contemporain et l’illustration de ces prophéties de jeunesse.

Il est vraisemblable que Proust n’a pas intégré ces nouvelles au volume des Plaisirs et les Jours pour ne pas imposer à ce livre volontairement divers un sujet par trop dominant. Le fait est que Les Plaisirs et les Jours a suscité, dans la décennie 1890, un travail d’écriture et de composition beaucoup plus étendu qu’on n’aurait pu le croire. Proust dès ses vingt ans brassait et surtout coordonnait une ample matière. Parce que son narrateur bien plus tard sera l’axe autour duquel gravitera tout un monde.

L’intérêt de la presse on peut dire mondiale, à l’annonce de cette découverte et de cette parution, nous impressionne aujourd’hui. L’œuvre de Proust a fait le tour du monde, et rien de ce qui le concerne n’est indifférent au monde – au monde entier. On a dit qu’un grand écrivain, c’est un écrivain dans lequel toute une civilisation peut se reconnaître. Proust est bien un tel écrivain.

Et ces nouvelles retrouvées nous placent à l’aube d’une immense création. Ne boudons pas notre joie à les lire. Il est curieux d’observer combien un écrivain parvenu à son sommet se souvient de tout ce qu’il a écrit autrefois. Mais je vais vous dire un mystère bien plus grand encore : un écrivain à ses débuts est habité par l’intuition de tout ce qu’il écrira plus tard. Voilà ce que montrent ces nouvelles.

Alors lisez, découvrez, méditez.

Luc Fraisse