« Sur les pas de Stendhal… dans la Florence des Médicis”
illustré par des tableaux choisis dans Rome, Naples et Florence de Stendhal, illustré par les Peintres du Romantisme, aux éditions Diane de Selliers. 2002
Camille Corot, Florence vue des jardins Boboli,
Huile sur toile, 51 x 73,5 cm, début du XIXe siècle
Musée du Louvre, Paris
« Florence n’est qu’un musée plein d’étrangers ; ils y transportent leurs usages. »
Ce jugement définitif et quelque peu grincheux a été formulé par Stendhal dès 1826 dans Rome, Naples et Florence. Ce livre réunit ses impressions de voyage sous la forme d’un journal, et ont été remaniées à de nombreuses reprises après la première version de 1817. Stendhal y annonce son désir constant de se montrer un conteur « naturel » et « vivant » ; il enregistre minutieusement chacune de ses émotions et de ses impressions devant les beautés artistiques de l’Italie, ses rencontres mondaines ou la situation politique de l’endroit, tout en instruisant agréablement son lecteur.
On y trouve parmi les premières mentions connues du mot « égotiste », ce néologisme se référant à la manie de parler de soi, et dont Stendhal fera la fortune : « Je me sentais heureux de ne connaître personne, et de ne pas craindre d’être obligé de parler. Cette architecture du Moyen Âge s’est emparée de toute mon âme ; je croyais vivre avec le Dante. Il ne m’est peut-être pas venu dix pensées aujourd’hui, que je n’eusse pu traduire par un vers de ce grand homme. J’ai honte de mon récit, qui me fera passer pour égotiste. »
Le cas de Florence parmi les villes chères à Stendhal est particulier, quand on sait que son cœur appartient à Milan et aux beautés romaines. Il ne vécut jamais à Florence, mais la visita de nombreuses fois ; il raconte sa première rencontre avec la cité des Médicis :
« Avant-hier, en descendant l’Apennin pour arriver à Florence, mon cœur battait avec force. Quel enfantillage ! Enfin, à un détour de la route, mon œil a plongé dans la plaine, et j’ai aperçu de loin, comme une masse sombre, Santa Maria del Fiore et sa fameuse coupole, chef-d’œuvre de Brunelleschi. « C’est là qu’ont vécu le Dante, Michel-Ange, Léonard de Vinci ! me disais-je ; voilà cette noble ville, la reine du Moyen Âge ! C’est dans ces murs que la civilisation a recommencé ; là, Laurent de Médicis a si bien fait le rôle de roi, et tenu une cour où, pour la première fois depuis Auguste, ne primait pas le mérite militaire. » Enfin, les souvenirs se pressaient dans mon cœur, je me sentais hors d’état de raisonner, et me livrais à ma folie comme auprès d’une femme qu’on aime. En approchant de la porte San Gallo et de son mauvais arc de triomphe, j’aurais volontiers embrassé le premier habitant de Florence que j’ai rencontré. »
Stendhal, Rome, Naples et Florence, 1826
Carl Rottmann, Vue de Florence
Huile sur toile, 36,3 x 43,6 cm, vers 1829
Kunsthalle, Hambourg
L’enthousiasme de Stendhal provient en partie de la fascination qu’il éprouve pour la Renaissance italienne. Cette période du seizième siècle réunit selon lui les hommes les plus admirables et une production artistique d’une richesse sans pareille ; il y situe l’apogée de la peinture, avec Raphaël, le Titien et le « divin » Corrège.
À Florence, Stendhal fréquente assidûment le cabinet littéraire Viesseux, qu’il jugeait à juste titre sans équivalent en Italie, comme nous le rappelle le spécialiste Philippe Berthier.
Parmi ses visites, il ne manque pas de se rendre au couvent San Marco pour admirer les fresques de Fra Bartolomeo, mais curieusement, sans faire mention de celles peintes par Fra Angelico. Méconnaissance ou confusion ?
« Je dois à l’obligeance d’un moine de Saint-Marc la vue des fresques admirables que Fra Bartolomeo a laissées sur les murs de sa cellule. Cet homme de génie cessa de peindre pendant quatre ans par humilité chrétienne, et reprit ensuite les pinceaux sur l’ordre de son supérieur. »
Lorsqu’on évoque en même temps les noms de Florence et de Stendhal, il est difficile d’éviter la référence au fameux « syndrome de Stendhal », devenu une expression pour désigner la subite pâmoison d’un touriste, saisi devant un trop plein d’enivrante beauté.
Car c’est à Florence que Stendhal éprouva l’une de ses plus vives émotions artistiques, qu’il relate dans son Journal à la date du 27 septembre 1811, puis dans Rome, Naples et Florence. Il se rendait à Santa Croce pour admirer les tombeaux des « grands hommes » et celui du Dante en particulier :
« Là, à droite de la porte, est le tombeau de Michel-Ange ; plus loin, voilà le tombeau d’Alfieri, par Canova : je reconnais cette grande figure de l’Italie. J’aperçois ensuite le tombeau de Machiavel ; et vis-à-vis de Michel-Ange, repose Galilée. Quels hommes ! Et la Toscane pourrait y joindre le Dante, Boccace et Pétrarque. Quelle étonnante réunion ! Mon émotion est si profonde, qu’elle va presque jusqu’à la piété. Le sombre religieux de cette église, son toit en simple charpente, sa façade non terminée, tout cela parle vivement à mon âme. »
Stendhal, Rome, Naples et Florence, 1826
Giovanni Signorini, La Place Santa Croce pendant le carnaval, 1846
Palais Pitti, Florence
Un moine obligeant conduit Stendhal dans une chapelle latérale, à l’angle nord-est de l’église : la chapelle Niccolini où sont les fresques du Volterrano qui décorent la coupole. Lors d’une récente visite à Florence, nous avons voulu la visiter à sa suite mais notre guide italien ignorait tout de Stendhal et de son extase dans la chapelle Niccolini, dont il n’avait jamais entendu parler. Et pour cause : l’endroit est inaccessible aux visiteurs et réservé à la prière. Stendhal ne précise pas s’il prétendit s’y rendre pour prier afin d’en obtenir l’accès, ce que nous fîmes de notre côté.
« J’ai parlé à ce moine, chez qui j’ai trouvé la politesse la plus parfaite. Il a été bien aise de voir un Français. Je l’ai prié de me faire ouvrir la chapelle à l’angle nord-est, où sont les fresques du Volterrano. Il m’y conduit et me laisse seul. Là, assis sur le marche-pied d’un prie-Dieu, la tête renversée et appuyée sur le pupitre, pour pouvoir regarder au plafond, les Sibylles du Volterrano m’ont donné peut-être le plus vif plaisir que la peinture m’ait jamais fait. J’étais déjà dans une sorte d’extase, par l’idée d’être à Florence, et le voisinage des grands hommes dont je venais de voir les tombeaux. Absorbé dans la contemplation de la beauté sublime, je la voyais de près, je la touchais pour ainsi dire. J’étais arrivé à ce point d’émotion où se rencontrent les sensations célestes données par les beaux-arts et les sentiments passionnés. En sortant de Santa Croce, j’avais un battement de cœur, ce qu’on appelle des nerfs, à Berlin ; la vie était épuisée chez moi, je marchais avec la crainte de tomber. »
Inutile de préciser que nous n’avons pas ressenti le même vertige que Stendhal devant les fresques du Volterrano, assez justement tombées dans l’oubli. Mais en le lisant avec attention, on comprend que ce moment doit être vu comme l’apogée de ses émotions accumulées depuis son arrivée dans la ville, provoquant ce choc nerveux esthétique.
Un peu plus tard, Stendhal s’attarde devant les fresques de Masaccio à l’église del Carmine ; nous ne pourrons malheureusement pas en parler ici car la visite nécessitait une réservation, à cause de travaux, et tout était complet lors de notre passage. Notre guide écouta le récit de cette déconvenue et ajouta cruellement, sans doute pour se venger de son ignorance au sujet de la chapelle Niccolini : « Quel dommage, c’est justement maintenant qu’on les voit le mieux grâce aux échafaudages qui permettent de s’approcher encore plus près. »
Heureusement, il nous restait la chapelle des Médicis avec les tombeaux sculptés par Michel Ange mentionnés par Stendhal : « Je suis allé visiter les tombeaux des Médicis, à San Lorenzo ; et la chapelle de Michel-Ange, ainsi nommée à cause des statues faites par ce grand homme. »
Puis Stendhal se rendit au Palazzo Medici-Riccardi : « Je viens de m’arrêter seul une heure au milieu de la petite cour sombre du palais bâti dans la via Larga par ce Côme de Médicis que les sots appellent le Père de la patrie. Moins cette architecture vise à imiter le temple grec, plus elle rappelle les hommes qui ont bâti et leurs besoins, plus elle fait ma conquête. »
Mais il ne souffle mot de la splendide fresque des Rois mages de Benozzo Gozzoli visible à l’étage. Heureusement, nous la connaissons par ce beau passage de Proust : « Cette manie qu’avait Swann de trouver ainsi des ressemblances dans la peinture était défendable, car même ce que nous appelons l’expression individuelle est – comme on s’en rend compte avec tant de tristesse quand on aime et qu’on voudrait croire à la réalité unique de l’individu – quelque chose de général, et a pu se rencontrer à différentes époques. Mais si on avait écouté Swann, les cortèges des rois mages, déjà si anachroniques quand Benozzo Gozzoli y introduisit les Médicis, l’eussent été davantage encore puisqu’ils eussent contenu les portraits d’une foule d’hommes, contemporains non de Gozzoli, mais de Swann, c’est-à-dire postérieurs non plus seulement de quinze siècles à la Nativité, mais de quatre au peintre lui-même. »
Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs
Finalement, là où Stendhal se trouve le plus heureux à Florence, sans s’évanouir, est au pied du Palazzo Vecchio :
« Mais, malgré la rare beauté de tant de rues pleines de grandiose et de mélancolie, rien ne peut être comparé au Palazzo Vecchio. Cette forteresse, bâtie en 1298 par les dons volontaires des négociants, élève fièrement ses créneaux de brique et ses murs d’une hauteur immense non pas dans quelque coin solitaire, mais au milieu de la plus belle place de Florence. Elle a au midi la jolie galerie de Vasari, au nord la statue équestre d’un Médicis, à ses pieds le David de Michel-Ange, le Persée de Benvenuto Cellini, le charmant portique des Lanzi, en un mot, tous les chefs-d’œuvre des arts à Florence, et toute l’activité de sa civilisation. »
Carlo Canella, Vue de la place du Grand-Duc à Florence, prise sur la loggia dei Lanzi,
huile sur toile, 73 x 95 cm, 1847
Casa di Risparmio, Florence
Stendhal admire la vue depuis le Ponte Vecchio : « Florence a sur l’Arno quatre beaux ponts, situés à distances à peu près égales, et qui forment, avec les quais et la colline du midi, garnie de cyprès se dessinant sur le ciel, un ensemble admirable. Cela est moins grandiose, mais bien plus joli que les environs du célèbre pont de Dresde. Le second des ponts de Florence, en descendant l’Arno, est chargé de boutiques d’orfèvrerie. »
Lancelot-Théodore Turpin de Crissé, Vue du Ponte Vecchio, 1818
Château de Bois-Préau, Rueil-Malmaison
Et Stendhal termine son tour de Florence par la Chartreuse de Galluzzo :
« J’oubliais que ce matin j’ai pris une sédiole pour aller voir la célèbre Chartreuse à deux milles de Florence. Le saint bâtiment occupe le sommet d’une colline sur la route de Rome ; vous le prendriez au premier aspect pour un palais ou pour une forteresse gothique. L’ensemble est imposant, mais l’impression bien différente de celle que laisse la Grande Chartreuse (près de Grenoble). Rien de saint, rien de sublime, rien qui élève l’âme, rien qui fasse vénérer la religion : ceci en est plutôt une satire ; on songe à tant de richesses entassées pour donner à dix-huit fakirs le plaisir de se mortifier. Il serait plus simple de les mettre au cachot et de faire de cette chartreuse la prison centrale de toute la Toscane. Elle pourrait bien n’avoir encore que dix-huit habitants, tant ces gens-ci me semblent bons calculateurs et exempts des passions qui peuvent égarer l’homme. »
Giuseppe Gherardi, La Chartreuse de Galluzzo, vers 1850
Musée Firenze com’era, Florence
L’inspira-t-elle pour sa Chartreuse de Parme ? On sait que Stendhal avait plutôt en tête le duché de Modène en écrivant son roman et que le choix du nom de Parme lui fut reproché par Balzac dans le superbe article qu’il lui consacra dans la Revue Parisienne du 25 septembre 1840 : « Laissez tout indécis comme réalité, tout devient réel ; en disant Parme, aucun esprit ne donne son consentement. » À l’époque, Balzac fut pourtant le seul à saisir l’ampleur du génie de Stendhal.
Tout comme Proust un peu plus tard, qui allait magnifiquement revenir sur l’évocation du nom de Parme :
« Le nom de Parme, une des villes où je désirais le plus aller, depuis que j’avais lu La Chartreuse, m’apparaissant compact, lisse, mauve et doux, si on me parlait d’une maison quelconque de Parme dans laquelle je serais reçu, on me causait le plaisir de penser que j’habiterais une demeure lisse, compacte, mauve et douce, qui n’avait de rapport avec les demeures d’aucune ville d’Italie puisque je l’imaginais seulement à l’aide de cette syllabe lourde du nom de Parme, où ne circule aucun air, et de tout ce que je lui avais fait absorber de douceur stendhalienne et du reflet des violettes. Et quand je pensais à Florence, c’était comme à une ville miraculeusement embaumée et semblable à une corolle, parce qu’elle s’appelait la cité des lys et sa cathédrale, Sainte-Marie-des-Fleurs. »
Marcel Proust, Du côté de chez Swann
Hélène Montjean