Proust, Reims et la bibliothèque Carnegie – Entretien avec Christophe Henrion
Christophe Henrion est le président de la Société des amis de la bibliothèque municipale de Reims.
À son invitation, Jacques Letertre, président de la Société des Hôtels Littéraires, a prononcé une conférence à la bibliothèque Carnegie de Reims le 14 juin 2025, sur les Hôtels Littéraires et ses collections de livres et de manuscrits.
Il a ensuite souhaité interroger à son tour Christophe Henrion, auteur d’une brochure intitulée : De la Bible d’Amiens à la Bible de Reims (2022) : en effet, les collections de la prestigieuse bibliothèque Carnegie de Reims renferment un exemplaire très particulier de la Bible d’Amiens de Marcel Proust.
JL – Pourriez-vous nous décrire l’histoire des collections et du bâtiment de la bibliothèque de Reims ?
CH – La bibliothèque Carnegie est un des joyaux de l’Art déco de la ville de Reims. L’architecte en est Max Sainsaulieu, son portique, présenté à Paris durant l’Exposition internationale de 1925, obtient une médaille d’or. Il s’entoure d’une pléiade d’artisans-artistes pour la décoration du bâtiment : ferronneries des ateliers Schwartz-Hautmont, mosaïques d’après les cartons d’Henri Sauvage, lanterne en pendentif de Jacques Simon, verrières de Jacques Gruber, peintures de Madeleine Lacour…
La bibliothèque est un également un joyau par la diversité & l’originalité de ses fonds. Ils proviennent des confiscations révolutionnaires, de généreux collectionneurs et de politiques dynamiques d’acquisitions. Parmi les collections de référence de la bibliothèque Carnegie, nous pouvons consulter les auteurs ou mouvements liés à la ville de Reims comme Paul Fort, Pol Neveux, le Grand Jeu, Georges Bataille, Roger Caillois, Marc Alyn ou les archives du Collège de Pataphysique…
JL – Quelle est la particularité de votre exemplaire de la Bible d’Amiens ?
Cet exemplaire est enrichi d’un bel envoi signé de Marcel Proust :
« A monsieur Dequis
Cette Bible d’Amiens qui convainc
À nous toucher maintenant
Qu’est lacérée la « Bible
De Reims
Marcel Proust »
La Bible d’Amiens de John Ruskin, publiée en février 1904 au Mercure de France, traduite par Marcel Proust.
JL – Qui est ce mystérieux Monsieur Dequis et en quoi apporte-t-il des détails inconnus de la vie de Proust pendant la guerre ?
CH – Monsieur Dequis, décédé en décembre 1934 était le président de nombreuses institutions hôtelières françaises. « Passé maître dans la direction des Grands hôtels, il avait installé et ouvert le magnifique hôtel Crillon, qu’il dirigea jusqu’en 1932. Il avait fait de cet hôtel parisien l’un des premiers palaces du monde où descendirent des souverains mais aussi les personnalités mondiales en vedette. M. Dequis était inspecteur général des Grands hôtels de Paris. Il disparaît laissant le souvenir d’un homme instruit, élégant, fin causeur et gentleman dans toute l’acception du terme. Pour l’hôtellerie française, sa disparition est très grande perte. Il était en matière hôtelière un expert très écouté »
Le 26 août 1914 voit la nomination du général Galliéni au gouvernement militaire de Paris. Cette nomination marque un tournant avec le renforcement des dispositifs de défense ; désormais l’état de guerre permanent règne dans la ville. Cafés et restaurants doivent fermer à 20 h. Les hôtels doivent faire l’obscurité un peu plus tard : « l’assommant est qu’à neuf heures et demie ils (au Ritz) éteignent tout ».
Devant cette « formidable convulsion géologique » et sociale, Marcel Proust modifie ses habitudes, en effet, d’après sa correspondance, il trouve plus commode de corriger les épreuves de son œuvre à l’hôtel Crillon : « Je ne suis jamais retourné au Crillon, mais c’est plus agréable que le Ritz parce que l’on éteint à deux heures du matin au lieu de neuf heures et demie et que je peux y corriger à la rigueur mes épreuves ». Comment peut-on expliquer cette différence concernant l’extinction des lumières entre les deux hôtels ? Là aussi, c’est l’auteur de La Recherche qui nous l’apprend : « Seulement il est arrivé ceci que le Crillon, où je ne vais d’ailleurs presque jamais, s’il m’est odieux à cause du personnel antipathique est allumé à des heures où le Ritz placé en face du ministère de la justice, obligé pour cela a plus de rigueur et d’ailleurs fort scrupuleux, est dans une pénombre ». Jean-Yves Tadié nous apprend que c’est d’ailleurs dans un réduit de cet hôtel qu’il y pratique les corrections des épreuves collées sur de grandes feuilles de papier.
Hôtel de Crillon, Paris 8e
JL – Pourquoi Proust parle de la Bible de Reims « lacérée » ?
CH – Reims s’est inscrite dans la mémoire nationale comme la ville des sacres, symbolisée par la cathédrale. Le bombardement de cette dernière réinscrit le monument dans l’imaginaire collectif. En effet lorsque les bombes y provoquent l’incendie destructeur du 19 septembre 1914, la cathédrale est désormais un martyr entrainant la stupeur, l’effroi et la réprobation : « ces Allemands sont des barbares ». La cathédrale est « lacérée » par l’ampleur des dégâts : charpente brulée, nef carbonisée, abside incendiée, clocher de l’ange effondré, cloches de la tour nord fondues…ainsi le cardinal-archevêque de Reims, Monseigneur Luçon résume le sentiment de Marcel Proust mais de tous : « cette église dont le désastre vous arrache de justes larmes »…
Propos recueillis par Jacques Letertre