Venise sans Musset : la parenthèse enchantée de George Sand
Le 4 avril, Musset part et, à peine arrivé à Padoue, écrit à George Sand dans ce style inimitable :
« Tu m’as dit de partir et je suis parti. Tu m’as dit de vivre et je vis …
Ne doute pas de mon courage. Écris moi un mot à Milan, frère chéri, George bien-aimé. »
Les explications sur l’origine du départ de Musset par George Sand à Jules Boucoiran le 8 avril sont davantage … médicales : « la poitrine encore délicate lui prescrivait une abstinence complète, mais les nerfs toujours irrités lui rendaient les privations insupportables … »
Commence pour Sand quatre mois de passions, de découvertes et d’écriture. Faute de recevoir des subsides de Paris, elle quitte le futur hôtel Danieli et comme elle le raconte dans « Histoire de ma vie », prend un petit logement plus que modeste dans l’intérieur de la ville.
En fait, elle s’installe près de la délicieuse église San Fantin, à proximité du théâtre de la Fenice. On peut encore de nos jours voir l’immeuble juste à côté de ce Corte Minelli qu’elle cite abondamment dans « Consuelo – la comtesse de Rudolstadt » :
« … C’est dans la Corte Minelli … qu’Anzoleto se trouvait au moment où les horloges se renvoyaient l’une à l’autre le coup de deux heures après minuit…À peine était-il rentré dans cette cour qu’il entendit une voix douce l’appeler bien bas par les dernières syllabes de son nom et, levant la tête, il vit une légère silhouette se dessiner… »

Une plaque a été apposée qui rappelle qu’en quatre mois, elle écrivit l’essentiel des « Lettres d’un voyageur », « Jacques », « André » et « Leone Leoni », sans parler de « Mattea ». Elle travaille surtout la nuit « au chant des rossignols apprivoisés qui peuplent les balcons de Venise … »
Ajoutons à cela des centaines de lettres à Musset, à sa mère, à son fils, à Rollinat, à La Rochefoucauld, d’articles de journaux ; des voyages dans les Alpes, à Trévise, Vicence, Padoue, la participation à plusieurs grandes fêtes votives et le fait que sa liaison avec Pagello ne lui laissait que peu de temps libre, on mesure la force herculéenne et le génie créateur de George Sand.
Comme elle l’écrit à son demi-frère le 1er juin 1834, elle doit « travailler comme un cheval » pour se faire de l’argent.
Elle ne donne pas à celui-ci son adresse mais celle d’une pharmacie amie de Pagello. C’est la même adresse qu’elle donne à Musset déjà le 12 mai, quand elle lui dit qu’il ne faut pas qu’il se méprenne, que ses lettres « ne sont pas le dernier serrement de main de l’ amante qui te quitte, c’est l’embrassement du frère qui te reste… ».
« Écris moi à M. Pagello, Farmacia Ancillo, Campo San Luca Venise pour Mme Sand »

Cette pharmacie à l’enseigne « Della Vecchia e del Cedro imperiale » était alors un des principaux fabricants de la Thériaque de Venise ; ce remède universel était composé à l’époque de George Sand, entre autres, de pavot, de rondelles desséchées de scille, d’iris, de rhubarbe, de bitume de Judée et de … chair de vipère.
Si la pharmacie existe encore de nos jours, elle ne fabrique plus de thériaque.

George Sand ne revint plus jamais à Venise. Mais elle passa de nombreuses années à réécrire ce séjour, à modifier et censurer ses notes et sa correspondance pour donner sa version de ce séjour vénitien.
Même si sa version est loin de la vérité absolue, elle écrase par son style brillant, par la richesse de ses anecdotes et de ses analyses de caractères, les versions fielleuses et sans génie de Merimée, de Paul de Musset et de la très jalouse Louise Colet.
Venise est la plus belle chose qu’il y ait au monde. Toute cette architecture mauresque en marbre blanc au milieu de l’eau limpide et sous un ciel magnifique ; ce peuple si gai, si insouciant, si chantant, si spirituel ; ces gondoles, ces églises, ces galeries de tableaux ; toutes les femmes jolies ou élégantes ; la mer qui se brise à vos oreilles ; des clairs de lune comme il n’y en a nulle part ; des chœurs de gondoliers quelquefois très justes ; des sérénades sous toutes les fenêtres ; des cafés pleins de Turcs et d’Arméniens ; de beaux et vastes théâtres où chantent la Pasta et Donzelli ; des palais magnifiques ; un théâtre de polichinelle qui enfonce à dix pieds sous terre celui de Nohant et les farces de Gustave Malus ; des huîtres délicieuses, qu’on pêche sur les marches de toutes les maisons ; du vin de Chypre à vingt-cinq sous la bouteille ; des poulets excellents à dix sous ; des fleurs en plein hiver, et, au mois de février, la chaleur de notre mois de mai : que veux-tu de mieux ?
Lettre de George Sand à Hippolyte Chatiron, 16 mars 1834
Jacques Letertre