Marcel Aymé et le « en même temps » – par Michel Lécureur
éditeur des Œuvres complètes de Marcel Aymé dans la Pléiade et auteur d’une biographie en deux volumes de l’écrivain (Édilivre, 2018).

Maison basse-Illustration de B. Kelly
La formule « en même temps », qui connaît une grande vogue de nos jours, a déjà joué un rôle important en 1935, dans un roman de Marcel Aymé, Maison basse.
À la fin du chapitre V, Jalamoi, nouveau propriétaire d’un immeuble de sept étages du quartier des Épinettes, rencontre Pierre Chourier qui demeure en face, dans une petite maison d’un étage. Il s’ensuit une discussion entre les deux hommes à propos du communisme, car le premier, malgré son bien, déclare très vite ses sympathies pour le parti de Lénine.
Chourier, lui, petit chef d’entreprise, ne manque pas d’ironiser en remarquant : « si les propriétaires se mettent à être communistes, maintenant… »
Toutefois, malgré sa qualité de patron, il reconnaît être attiré par cette doctrine, probablement, pense-t-il, à cause de ses origines paysannes. Dans le monde rural, d’après lui, les gens vivent toujours ouvertement devant leurs voisins.
« Le meilleur de leur vie se passe au dehors, s’offre à tous les regards. Éparpillés sur de grands espaces, se rencontrant de loin en loin, ils vivent ensemble »‘.
Au contraire, et c’est là le grand reproche qu’il adresse à Jalamoi, l’immeuble enferme les locataires « dans un même bloc de ciment armé », les conduisant à vivre en même temps et non ensemble. Ils sont inconnus les uns pour les autres, chacun derrière sa porte.
Ils « n’existent pas pour leurs voisins. Ils sont retranchés de cette ébauche de communauté qu’est déjà une rue, parce qu’ils ne lui donnent rien. Ils sont escamotés comme derrière un brouillard. »
Pierre Chourier, au contraire, est connu de tous parce que sa maison l’est.
« Je m’offre à la vue de mes voisins, à leur connaissance. Je fais le premier pas, je fais le geste essentiel du communiste qui est de montrer toutes ses poches. Ma maison est le trait le plus saillant de mon visage. Si je voulais me cacher, elle me trahirait. »
Les locataires d’en face, quant à eux, dans leur propre rue, ne sont que des passants.
« Je n’ose pas dire que votre maison est mal fichue, dit-il à Jalamoi. C’est un tel tour de force d’avoir réussi à la désolidariser aussi complètement de ses habitants que ça ne peut être l’effet d’un hasard! »
Bref, Chourier en arrive à se demander « si le régime de la propriété, avec peut-être certaines garanties, n’est pas une nécessité absolue du véritable communisme ! »
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D’abord publiée en feuilleton dans Marianne, en 1935, Maison basse est parue en librairie la même année, dans la collection Blanche de Gallimard. Reprise dans différentes éditions, elle se trouve dans le deuxième volume des Oeuvres romanesques complètes de La Pléiade.
Michel Lécureur
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Voici la Prière d’insérer:
« L’atmosphère » d’une maison n’est pas seulement une expression figurée, c’est une réalité qui nous livre, en solution homogène et pour ainsi dire isotrope, les sentiments de ses habitants, leurs passions et leurs habitudes. Ainsi disons-nous d’une maison qu’elle est aimable ou maudite, borgne, idyllique, etc. Après la guerre est apparu un type de maison en ciment armé, dont on ne peut rien dire de semblable, car l’atmosphère y est inexistante. C’est un ratage en série de nos architectes qui n’ont pas su, comme les bâtisseurs des harmonieux buildings américains, saisir les rapports nécessaires de l’époque, du climat, et du ciment armé. Leurs constructions paraissent réfractaires à la vie des êtres en société et il est bien vrai que le voisinage et l’identité des habitudes n’y créent aucune communion entre les locataires. Je ne m’en rapporte pas, sur ce sujet, à mes seules impressions. Des personnes dignes de foi, qui ne font pas métier d’être sensibles, m’ont déclaré n’avoir gardé de leur passage dans ces immeubles, d’autre souvenir géographique un peu précis que celui du cube d’air qu’elles y occupaient et ne se rappeler ni le nom d’un voisin ni sa physionomie. L’une d’entre elles va jusqu’à prétendre que la floraison de ces tristes bâtisses a imposé la nécessité des grands bombardements aériens dont on nous promet le régal pour après-demain, mais ce n’est quand même qu’une hypothèse.
Écrire un roman d’atmosphère, quand il s’agit précisément d’une maison qui n’en a pas, peut paraître une entreprise singulière. Autant essayer de photographier un ciel sans nuage. C’est ce que je me suis dit tout d’abord, et mon premier projet était de publier un livre de pages blanches sous le titre: Maison de l’absence. À la réflexion, j’y ai renoncé, car les gens d’esprit auraient eu beau jeu d’insinuer, avec une façon piquante, que je donnais là le meilleur de mes livres. Renonçant aussi à mon titre, j’ai pris le parti d’écrire un roman ayant un commencement et une fin, et j’y ai même introduit une maison basse pourvue d’une atmosphère. Toutefois, je n’ai pas renoncé complètement à mes pages blanches. Je me suis efforcé de les faire tenir entre les lignes, et c’est ce qui m’a donné le plus de mal.
J’ai écrit cette « prière d’insérer » après les sommations d’usage dans la librairie et non sans m’élever une fois de plus contre une habitude dont les critiques et les auteurs sont à peu près unanimes à reconnaître la malfaisance.
Marcel Aymé