Les fake news de Marcel Aymé – par Michel Lécureur
éditeur des Œuvres complètes de Marcel Aymé dans la Pléiade et auteur d’une biographie en deux volumes de l’écrivain (Édilivre, 2018).

La Table-aux-Crevés. Illustrations de Vlaminck. Flammarion 1960
Si l’on reprend à son compte la volonté de Ninon Chavoz (L’autre Marcel : le malheur d’Aymé) de mettre en évidence la modernité de Marcel Aymé et que l’on relit La Table aux Crevés, on s’aperçoit que l’intrigue de ce roman se noue à partir d’ un cas intéressant de … fake news.
L’épouse de Coindet, l’Aurélie Milouin, à peine dépendue, est présentée par sa famille comme victime d’un assassinat de la part de son mari. Pour ce faire, celle-ci utilise les réseaux sociaux de l’époque qui, pour n’avoir rien d’électroniques, n’en sont pas moins efficaces.
« Le vieux [Milouin] qui s’était réservé la cure et le hameau de Cessigney, avait fait la leçon à ses femmes. Au matin, à l’heure où les hommes sont partis pour les champs, elles s’en allaient aux quatre coins de Cantagrel parler dans les oreilles. Elles s’étaient partagé le pays et frappaient aux portes où elles avaient les meilleures chances d’être recueillies ».
Marcel Aymé introduit alors l’un de ces morceaux d’anthologie dont il a le secret :
« Comme disait Coindet, c’étaient de belles charognes. Et ce fiel dans les voix. Ces faces. Des faces sournoises, à grands nez effilés déjà coincés dans les portes d’Enfer, de grandes bouches qui se tordaient et se retordaient en multipliant des dents longues, jaunes, carriées, malpropres, malodorantes. Des chignons juchés, miteux, gras. Les yeux écilés suppurant le péché triste. Les honnêtes gens au cœur mou, rien qu’à regarder ces faces-là, désapprenaient d’un seul coup les chemins raides hantés de Dieu. Au moins doutaient-ils de la vertu. »
Rien que pour un tel passage, l’auteur eût mérité le Goncourt de 1929.
Quand Léonie, mère de la défunte, s’en prend à Capucet, garde-champêtre, qui, face à elle, « avait l’importance d’un courant d’air », elle ne finasse point et lui assène: « L’Aurélie ne s’est pas pendue, on l’a pendue ». Elle s’empresse aussi de donner le nom de l’auteur du crime : Coindet. Toutefois, les autres villageois n’ayant pas la simplicité de Capucet, la Léontine sait adapter sa technique de communication.
« Il ne fallait pas les brusquer, au contraire prendre son temps; par un exposé des faits convenablement arrangés, par des allusions répétées à la piété d’Aurélie et à la brutalité de son homme, les convaincre tout doucement de l’attitude louche de Coindet, les amener à conclure d’eux-mêmes que l’Aurélie n’avait pu se suicider, qu’il y avait un coupable. »

La Table-aux-Crevés – Illustrations de Vlaminck, 1960
La stratégie se met donc peu à peu en place et Léontine, subtile, n’impose guère sa manière de voir qu’à deux ou trois personnes. Elle préfère se contenter d’alimenter les bavardages, sachant combien ils peuvent être efficaces pour condamner un homme.
De son côté, le père Milouin, lui, s’était chargé du hameau de Cessigney, « en marge de Cantagrel, à cause de sa situation en pleins bois et de la profession de ses habitants pour la plupart bûcherons, charbonniers, braconniers, contrebandiers. » Il insinua d’abord dans l’esprit de Frédéric Brégard, respectueux de la religion, que Coindet avait tout manigancé pour qu’Aurélie ne soit pas admise à l’église. Dans cette perspective, le veuf aurait été en total accord avec le maire républicain, Forgeral, et les gendarmes responsables d’un récent séjour en prison de Brégard. Dès lors, celui-ci fut convaincu par la version de Milouin qui ne craignit pas d’aller jusqu’à lui dicter la conduite à tenir.
« Ce qu’il fallait faire, c’était tout simple. Les fidèles de Cessigney et de Cantagrel, en signifiant leur opinion avec fermeté, devaient convaincre le curé que la justice s’égarait, qu’un enterrement religieux serait l’éclatante réparation de cette offense à la mémoire d’une vraie catholique. Il fallait que chacun eût le courage d’aller trouver le curé, lui expliquât l’affaire bien clairement, en dénonçant la manœuvre du parti Forgeral, et lui fît sentir qu’il pouvait compter sur le dévouement de ses paroissiens. »
Après avoir acquis Frédéric Brégard à sa cause, le père Milouin s’assura même du soutien de la totalité de Cessigney car « même si le Frédéric se trompait, il avait raison : Un homme qui arrivait de faire six mois [de prison] avait plus de prestige, il disposait du cœur de Cessigney. »

Sur les esprits simples, l’effet de la campagne de fake news s’exprime peu après dans les propos de Capucet qui, à peine entré chez Coindet, lui dit: « Alors, tu l’as tuée ». Tout aussi innocemment, il dévoile sa source : Léontine. Coindet comprend ce qui se passe et s’estime blessé par l’attitude de tous ceux qui le condamnent sans même avoir cherché la vérité. Fort heureusement pour lui, son ami de toujours, Victor Truchot, reste lucide et lui fait comprendre avec force qu’il ne s’agit que de
« racontars de Milouin.[… ] Et qu’est-ce que c’est que Milouin. Un homme pas propre, un vieux rogneux, menteur et connu de tout Cantagrel. Il en aura trouvé deux ou trois pour l’écouter, deux trois qui l’enverront promener demain matin. Y a pas de raison que tu te fasses du souci. Laisse aller. »
Réconforté, Coindet ne fut pas inquiété. Mais l’intrigue ne s’arrête pas là. Elle évolue vers un dénouement qui nous fait méditer une fois de plus sur la force du destin.

—————————————
Depuis 1929, date de sa première publication, La Table-aux-Crevés a été reprise de nombreuses fois. On la trouve dans la collection Folio ainsi que dans le volume I des Oeuvres romanesques complètes, de La Pléiade.
Michel Lécureur







