« Une collection flaubertienne » de Jacques Letertre, président de la Société des Hôtels Littéraires.

Conférence prononcée le samedi 16 septembre 2023, à l’Hôtel des Sociétés savantes à Rouen, à l’invitation de l’association des Amis de Flaubert et de Maupassant et de leur président, Yvan Leclerc, pour leur Assemblée générale.

 

Jacques Letertre, président de la Société des Hôtels Littéraires.
Photo d’Ingrid Hoffmann

 

   “Que vient faire un proustien dans l’univers flaubertien ?

   Apparemment, tout oppose les deux écrivains : le style d’abord, comme le montrent leurs manuscrits ; là où Flaubert taille, ramène à l’essentiel, amaigrit en fortifiant, Proust allonge, étire, multiplie les précisions, voire les digressions.

   Leurs origines ensuite. La mère de Proust et deux de ses grands-parents sont juifs et originaires de l’Est, là où la famille de Flaubert fleure bon la ruralité.

   Flaubert a été un sportif, excellent nageur et bon cavalier, et voyagea beaucoup alors que l’asthme de Proust l’obligea à garder la chambre et a avoir une vie assez retirée.

   Et pourtant, que de points communs : fils et frères de grands médecins, ils passeront aux yeux de certains comme le « raté de la famille », ou à tout le moins comme un rentier oisif dont les premiers ouvrages significatifs ne paraîtront qu’a 42 ans pour Proust et à 36 ans pour Flaubert.

   Ils sont avant tout les fils de leur mère, mères au demeurant cultivées et énergiques alors que leurs frères seront les fils de leurs pères.

   À noter pour l’anecdote que l’un des premiers chapitres de Proust dans Les Plaisirs et les jours s’intitule « Mondanité et mélomanie chez Bouvard et Pécuchet » et son dernier texte en 1920 porte sur le « style de Flaubert ».

 

 

Sur le style de Flaubert - Marcel Proust - Sillage - Grand format - Librairie Galignani PARIS

 

 

 

I – Les achats de livres

 

   Mes premiers Flaubert sont des livres de poche. Il faudra que j’attende de récupérer l’édition complète des œuvres de Flaubert aux Éditions du centenaire, Librairie de France, 1921-1925, en douze volumes, pour découvrir autre chose que Madame Bovary, L’Éducation sentimentale et Salammbô.

   À chaque fois, il s’est agi de passer d’une édition ancienne à l’édition originale puis au tirage de tête et enfin à l’envoi manuscrit. Madame Bovary en est un parfait exemple.

   Après avoir acquis l’édition originale de 1857 en deux volumes, l’objectif a été de mettre la main sur l’un des quelques cent exemplaires sur Vélin fort (ils ont été recensés par Auguste Lambiotte), voire sur un des rares avec envoi. Lambiotte ne connaissait pas cet exemplaire qui vous est présenté aujourd’hui.

   Celui-ci est l’exemplaire que Flaubert a dédicacé à Camille Doucet, poète et auteur dramatique qui fut directeur de l’administration des théâtres et dont Flaubert attendait beaucoup pour la mise en avant de ses pièces et surtout pour celles de Louis Bouilhet. À noter que cet ouvrage, qui a sans doute été relié pour Doucet lui-même, a été truffé d’une lettre manuscrite de Flaubert à Doucet du 28 novembre 1862, dans laquelle Flaubert n’hésite pas à dire :

« Je vous dois d’avance tous mes livres.  N’êtes-vous pas de ceux… qui m’ont défendu quand tous m’attaquaient ? Voilà ce que je n’oublierai pas… Recevez donc encore une fois l’assurance cordiale de mon dévouement – « en excusant les fautes de l’auteur » comme on dit dans les vieilles comédies… »

 

 

Madame Bovary, Gustave Flaubert, Michel Lévy, 1857.
Édition originale sur papier vélin fort. Envoi autographe signé : « à Mr Camille Doucet / hommage de l’auteur / Gve Flaubert ».

 

   Le dernier Madame Bovary est qualifié à la demande de Flaubert d’édition définitive. Il est de 1873 chez Charpentier avec le réquisitoire, la plaidoirie et le jugement du procès et paraît après la brouille avec Lévy. À noter que si la version de 1873 ne comporte aucun grand papier – à la différence de celle de 1880 qui mentionne 100 Hollande et 10 Chine -, cet exemplaire en vélin fort quasi glacé est manifestement unique en son genre.

 

 

FLAUBERT—Madame Bovary. Mœurs de province.
Edition définitive. Paris, Charpentier, 1873. Reliure de Madame Alix.

 

Plutôt que de vous énumérer les exemplaires des éditions originales de Salammbô en 1863 et des Trois contes en 1877, dédicacés au docteur Le Plé, ami et correspondant de Flaubert – il fut conseiller municipal de Rouen et l’un des seuls à voter en mai 1877 en faveur de l’érection d’une fontaine à la gloire de Louis Bouilhet -, je préfère vous montrer une pièce de théâtre qui n’a quasiment eu aucun succès : Le Candidat.

 

 

Flaubert, Le Candidat, Comédie en quatre actes. Paris, Charpentier et Cie, 1874.
Édition originale de la collection de Mme André Maurois.
Avec trois lettres écrites par Gustave Flaubert à son ami Edmond Laporte à propos des représentations de sa pièce.

Écrite en 1873 et jouée en 1874, la pièce fut arrêtée au bout de quatre représentations. Cet exemplaire est l’édition originale de 1874. Il avait été offert par André Maurois à son épouse Simone qui est bien connue des proustiens pour être le modèle de la fille de Saint-Loup et de Gilberte Swann : Mademoiselle de Saint Loup.

   Maurois, après l’avoir fait relier en demi-veau glacé, avait poussé la délicatesse en acquérant une lettre et deux billets autographes se rapportant aux répétitions de la pièce de Flaubert à Edmond Laporte. Cet industriel républicain fut élu conseiller d’arrondissement en 1874, où il devint l’ami du président du conseil général le docteur Le Plé.

   Laporte était un ami très cher qui couvrait Flaubert de cadeaux originaux, allant d’un panier de pommes à deux monstres chinois en porcelaine et même à un lévrier russe qu’il appela Julio en souvenir de Juliette Herbert et dont il est fait mention dans la lettre du 5 décembre 1873 qui a été insérée dans ce volume.

 

 

   Un feuillet monté en tête par André Maurois porte la mention « Armillus. Nom de l’Antéchrist ? » au verso d’un tampon « Vente Flaubert ». Selon les recherches effectuées par Gisèle Séginger, il semblerait que ce feuillet soit à dater d’avant 1850, pendant la période où Flaubert préparait La Tentation de saint Antoine en 1846-1849. Il fait alors de nombreuses lectures érudites. Armillus est le nom juif de l’Antéchrist que Flaubert a pu éventuellement trouver dans le livre du Révérend Père Dom Augustin Calmet et de l’abbé Migne, Dictionnaire historique, archéologique, philologique, chronologique, géographique et littéral, 1846.

 

 

 

 

 

II – Les lettres

 

   S’il me fallait désigner dans l’œuvre de Flaubert une œuvre préférée, ce serait sans discussion sa correspondance.

  Après avoir travaillé tout le début de la nuit à faire et refaire ses étapes préparatoires pour ses romans, à 2 ou 3 heures du matin, il change de papier et commence à écrire quasiment sans ratures ni remords, d’une belle écriture toujours ascendante ; de quoi désespérer les plus éminents graphologues.

   Dans la cinquantaine de lettres manuscrites qui figurent dans nos collections, nous en avons retenu quatre qui nous ont paru significatives.

Lettre de Gustave Flaubert à Louise Colet, 19 juin 1852.

 

   Commençons par la première lettre que j’ai acquise, une lettre du 19 juin 1852 à Louise Colet dont le fac similé fut l’un des premiers à être exposé dans les espaces de l’Hôtel Littéraire Flaubert. Flaubert y commence par un compliment : « Quoiqu’il soit une heure du matin et que j’ai écrit aujourd’hui pendant 12 heures (sauf une pour mon dîner) il faut que je te dise combien je suis content de toi. » Après ces propos louangeurs, Flaubert accumule, sous couvert de conseils, les critiques sur ses vers, et suit une crise de jalousie à propos d’un arménien.

   Il évoque son propre travail : « Il n’y a qu’aujourd’hui de toute la semaine que j’aie un peu bien travaillé. Un paragraphe qui me manquait depuis cinq jours m’est enfin, je crois, arrivé avec sa tournure. Quelle difficulté qu’une narration psychologique, pour ne pas toujours rabâcher les mêmes choses ! »

« Depuis le temps où j’écrivais en demandant à ma bonne les lettres qu’il fallait employer pour faire les mots des phrases que j’inventais, jusqu’à ce soir où l’encre sèche sur les ratures de mes pages, j’ai suivi une ligne droite, incessamment prolongée, et tirée au cordeau à travers tout. J’ai toujours vu le but se reculer devant moi, d’années en années, de progrès en progrès. Que de fois je suis tombé à plat ventre, au moment où il me semblait le toucher ! Je sens pourtant que je ne dois pas mourir sans avoir fait rugir quelque part un style comme je l’entends dans ma tête et qui pourra bien dominer la voix des perroquets et des cigales. Si jamais ce jour que tu attends, où l’approbation de la foule viendra derrière la tienne, arrive, les trois quarts et demi du plaisir que j’en aurais seront à cause de toi, pauvre chère femme qui m’a tant aimé. »

 

Lettre de Flaubert à Baudelaire. Paris, 19 février 1859.

 

   On ne connaît que 9 lettres de Flaubert à Baudelaire entre 1857 et 1862, celle-ci datant du 19 février 1859. Elle fait suite à l’envoi par Baudelaire d’un placard présentant trois poèmes, conservé à la BM de Rouen, dont « l’Albatros » : « Vos trois pièces m’ont fait énormément rêver… Elles restent sur ma table comme des choses de luxe que l’aime à regarder. L’Albatros me semble un vrai diamant …Je suis attelé à Carthage. C’est un travail de deux ou trois ans pour le moins. La Présidente est toujours charmante et tous les dimanches, je rivalise chez elle de stupidité avec Henri Monnier. Voilà. Les bourgeois craignent la guerre et les omnibus roulent sous ma fenêtre. Quoi de plus encore. Je ne sais rien. Je vous serre la main bien affectueusement, Gve Flaubert. »

 

  Flaubert, lettre à son ami Théophile Gauthier, datée de 1862.
L’écrivain l’invite à dîner pour évoquer ensemble Les Misérables de Victor Hugo qui venait juste de paraître.

 

 

   À titre d’intermède, cette brève lettre de 1862 très révélatrice de l’expression chez Flaubert de l’amitié est destinée à Théophile Gautier. « Serais-je encore obligé de manger à moi seul la portion de trois ? Tâche de venir jeudi, sacré nom de Dieu ! Il y a longtemps que nous n’avons causé bien tranquillement. J’éprouve le besoin de te faire un discours sur les Misérables. Ton Gve Flaubert.

Le couvert de Toto sera mis. »

 

 

Lettre de Flaubert à Yvan Tourguéniev. 16 mars 1863.
Première lettre écrite par Flaubert à l’écrivain russe.

 

 

   Enfin, dernier exemple de lettre sur l’amitié, celle envoyée le 16 mars 1863 à Ivan Tourgueniev pour le remercier de l’envoi de Dimitri Roudine dont voici l’exemplaire avec l’envoi à Flaubert : « Cher Monsieur Tourgueniev (ils sont au tout début de leur relation. Par la suite il l’appellera « le Moscove »). Depuis longtemps, vous êtes un maître pour moi. De même que quand je lis Don Quichotte, je voudrais aller à cheval sur une route blanche de poussière et manger des olives et des oignons crus à l’ombre d’un rocher. Vos Scènes de la vie russe me donnent envie d’être secoué en télègue au milieu des champs couverts de neige, en entendant les loups aboyer. »

   À noter que cette lettre porte le cachet de la collection Viardot ; elle fut sans doute offerte par le romancier russe à son traducteur en français et à sa femme Pauline, dont Tourgueniev était très amoureux.

 

Yvan Tourgueniev, Dimitri Roudine suivi du Journal d’un homme de trop et de Trois Rencontres.
Paris, J. Hetzel, sans date [1863]. Édition originale.
“à Mr Gustave Flaubert témoignage de vive sympathie. Paris 1863. J. Tourguéneff”

 

III – Les manuscrits

    Je ne reviendrai pas sur Pyrénées et Corse dont les 276 pages avaient disparu voici 90 ans et dont j’ai pu confier à Yvan Leclerc la charge de refaire une édition non fautive chez Folio en début d’année.

 

 

 

   Voici deux manuscrits autographes pour L’Éducation sentimentale, vers 1863 -1868. Le premier brouillon (3 feuillets bleus) présente le scénario très détaillé du premier chapitre de la deuxième partie du roman. Abondamment raturé et corrigé, il sera considérablement développé dans le texte définitif et relate la course de Frédéric Moreau, de retour à Paris après un long séjour en province, à la recherche de Madame Arnoux, son grand amour.

 

PHOTOS STEPHANE BRIOLANT

 

Manuscrit autographe pour L’Éducation sentimentale, [vers 1863-1868] ; 3 pages in-4 (bifeuillet de papier bleu).

   Le 2e brouillon (deux pages sur papier vergé) comprend un passage du début du chapitre V, où Deslauriers rend visite à Mme Arnoux, et un autre quelques pages plus loin où Frédéric et Louise Roque se promènent dans le jardin de Nogent.

PHOTOS STEPHANE BRIOLANT

 

Manuscrit autographe pour L’Éducation sentimentale, [vers 1863-1868] ; 2 pages in-fol. (un feuillet de papier vergé blanc).

 

   Les notes ici présentées ont servi directement à la rédaction du roman historique de Flaubert paru – plus de cinq ans après les premières ébauches – le 24 novembre 1862 chez Michel Lévy, et offrent une plongée fascinante dans le processus de création et de rigueur de l’écrivain français.

 

 

Notes préparatoires pour La Tentation de saint Antoine.

 

 

3 chemises, vente Flaubert 1931. Elles sont issues de l’ancienne collection de Christian Fettweis acquises lors de la vente des archives de Gustave Flaubert après le décès de Caroline Franklin Groult, nièce de l’écrivain, à Antibes, le 28 avril 1931.

 

Les différences d’écriture relevées par Yvan Leclerc et Stéphanie Dord-Crouslé sur les feuillets montrent que Flaubert se servit de ses notes à plusieurs reprises dans la genèse de la Tentation de saint Antoine ; celles se rapportant à Kant par exemple, sont destinées à la troisième et dernière TSA.

 

 

 

  • Religions de l’Antiquité considérées principalement dans leurs formes symboliques et mythologiques. Notes. Ensemble de 40 pages recto-verso in-4, en feuilles de notes manuscrites prises par Gustave Flaubert dans le cadre de la préparation de La Tentation de Saint Antoine. Notes prises dans l’ouvrage de Friedrich CREUSER. La symbolique et la mythologie des peuples anciens. (Leipzig, 1810-1812, traduit par J. D. Grigniaut).
  • Samuel Bochart « Hierozoicon » – Saint Épiphane « Le Physiologue, ou recueil des propriétés des animaux, avec des réflexions mystiques et morales ». Ensemble de 6 pages recto-verso in-4. La première partie (4 p.) est consacrée à l’ouvrage de Samuel Bochart Hierozoïcon, sive Bipertitum opus de animalibus Sacrae Scripturae. (Londini, T. Roycrofl, 1663). La seconde partie (2 p.) se base sur des extraits tirés de Le Physiologue, ou recueil des propriétés des animaux, avec des réflexions mystiques et morales de Saint Épiphane. 
  • Philosophie, histoire des idées morales dans l’Antiquité. Ensemble de 13 pages recto-verso in-4. Deux pages concernent l’ouvrage de Jean-François Denis Histoire des théories et des idées morales dans l’Antiquité. (Paris, A. Durand, 1856). Deux pages sont des notes sur Spinoza. Une page touche à la philosophe de Platon. Cinq pages regroupent les notes de différents ouvrages du philosophe français Charles RENOUVIER (1815-1903). Une page concerne La critique de la raison pure d’Emmanuel Kant. Une page aborde les idées de Saint Augustin dans La cité de Dieu. Une page s’intéresse à La Philosophie Mystique en France à la fin du XVIIIe siècle – Saint Martin et son maître Martinez Pasqualis d’Adolphe Franck (Paris, G. Baillière, 1866).

 

Jacques Letertre