Guy Boley, À ma sœur et unique. Grasset, 2023

   En cette rentrée littéraire, il est parfois difficile de faire le tri entre les piles des livres dans les librairies. Précipitez-vous sur celui-ci. Le nouveau roman de Guy Boley est superbe. Il vient d’ailleurs de recevoir le prix des Deux Magots et se trouve en lice pour le prix Marcel Aymé – car l’auteur est originaire de Franche-Comté -, (verdict début décembre).

 

 

« On n’en sort pas indemne, d’un tel troupeau d’ancêtres et d’un tel maelström de consonnes laryngales. Qu’on devienne philosophe, musicien, poète, dramaturge ou pasteur, que l’on se nomme Beethoven, Spinoza ou Luther, Schopenhauer, Hölderlin ou Strindberg, on ne pourra jamais, dignes descendants de Thor, de Freyr et de Njöror, ne plus vivre et ne penser qu’à coups de marteau : Crépuscule des idoles ou Cinquième symphonie, Guerre de Trente Ans ou Danse de mort, Hypérion, Empédocle, Paralipomena, on passera sa vie à forger des soleils incendiaires pour ces pays de brumes ; d’aucuns en deviendront sourds ; d’autres en deviendront fous. »

 

   La sentence semble sans appel et le destin de ces âmes d’exception scellé par une enclume. Le roman de Guy Boley s’ouvre par la scène du coup de folie qui terrassa le philosophe Friedrich Nietzsche le matin du 3 janvier 1889 à Turin, et l’empêcha désormais d’écrire, le faisant tomber dans un état végétatif d’où il ne devait plus sortir, jusqu’à sa mort en 1900.

 

   L’écrivain retrace la vie de celui dont les livres comme Le Gai savoir, Ainsi parlait Zarathoustra, Crépuscule des idoles ou Ecce homo, tous publiés en moins de cinq ans, entre 1883 et 1888, allaient révolutionner l’histoire de la pensée et de la philosophie. On frémit de voir sa « Vie parallèle » avec, Arthur Rimbaud, qui à peine dix ans plus tôt, quelque part entre les Ardennes et Paris, réinventait le Verbe et la Poésie. Tous deux pensaient en marchant, dansaient en riant, infatigables « piétons de la grand’route », toujours « pressés de trouver le lieu et la formule ».

Quant Rimbaud clamait :  « J’ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et je danse. »

Nietzsche renchérissait dans Le Gai savoir : 

   « Nous ne sommes pas de ceux qui n’arrivent à penser qu’au milieu des livres – nous avons pour habitude de penser au grand air, en marchant, en sautant, en escaladant, en dansant, de préférence sur des montagnes solitaires ou tout au bord de la mer, là où même les chemins deviennent pensifs. Nos premières questions de valeur, qu’elles portent sur un livre, un homme et une musique, sont les suivantes : « Sait-il marcher ? Plus encore, sait-il danser ? »

Et Guy Boley de conclure sagement : « Nul ne frôle les étoiles sans se brûler les yeux. »

 

   Son livre est bien un roman. Certes, l’on n’ignore plus rien des différents chapitres de la vie de Nietzsche, de son enfance à Naumbourg et de ses années de collège à Pforta, de sa passion pour la philologie à Leipzig et de sa carrière de professeur à Bâle, de l’amitié qui le lia à Richard Wagner, de ses années d’errance entre l’Italie, l’Allemagne, la Suisse et la France ; mais son récit ne tourne pas pour autant à la biographie historique.

   Nietzsche se trouve au centre d’un « drame shakespearien » qui se noue entre lui et sa sœur Lisbeth, et dont leur mère complète le triangle dramatique. Ils sont campés en chair et en os sous les yeux du lecteur, comme les vrais personnages d’un roman. On pourrait presque croire que le marionnettiste qui tire les fils de leur destin est l’écrivain lui-même.

« Mais les dieux qui Là-Haut président aux destinées », tout en faisant « valser les cruchons et péter les bouchons », n’oublient jamais de veiller à ce que tout s’accomplisse exactement comme ils l’avaient voulu de toute éternité, quitte à donner parfois une pichenette dans la bonne direction.

 

   Guy Boley décrit Élisabeth comme une jeune fille timide et empruntée, dévouée corps et âme à son génie de frère, et dont la vocation consiste à l’aider à classer et à transcrire ses travaux ; en fidèle garde malade, elle le soutient face aux terribles souffrances physiques qui le minent. Mais l’auteur, avec un art consommé, dévoile peu à peu le visage d’une terrifiante manipulatrice, épouse puis veuve d’un certain Bernhard Förster, « colon amateur et antisémite professionnel » dont la tentative de colonie aryenne au Paragay se soldera par un lamentable échec.

   De retour à la maison, Lisbeth reprend son rôle favori : celui de l’infirmière immolée au chevet de son frère, alors même qu’elle dénature et falsifie son œuvre – dont elle n’a d’ailleurs jamais compris une ligne -, pour en obtenir des bénéfices substantiels et recevoir la bénédiction d’un certain Adolf Hitler, au nom duquel l’Europe commence à bruisser.

   C’est le tour de force de Guy Boley de nous faire adhérer tour à tour aux deux visages de cette sœur, qu’on admire puis qu’on exècre, et qui fut sans doute pour Nietzsche à la fois l’ange tutélaire de sa jeunesse et sa blessure la plus cruelle.

 

   Le tout est écrit dans un style de feu qui force l’admiration, en intercalant des citations de Nietzsche, extraits de ses livres et de sa correspondance, et ses étranges bulletins de santé, avec toujours un sourire au coin des lèvres :

« La grande-duchesse trône au mitan de la table, l’ambiance est vaporeuse, l’atmosphère ouatée, les corps un peu guindés, les assiettes sont en porcelaine (peut-être de Mayence), les verres sont en cristal (sans doute de Bohême), les couverts en argent, les dialogues en attente et la nappe de lin. »

   La relation qui unit le jeune Nietzsche, étudiant en philologie, à son illustre professeur de l’époque est une ode à l’amitié intellectuelle :

« Les deux corps battent l’amble, leurs cœurs aussi sans doute. Ils savourent côte à côte le bonheur d’être en vie et de débattre d’art, le cœur empli d’antique sur un sol pavé d’or. Ils sourient au destin. Ainsi fait-on souvent lorsqu’on est heureux et que l’on sort vainqueur du jour qui va mourir. »

 

   Il se dégage de ce très beau livre un fort parfum de poésie, une féroce envie d’aller (re)lire tout Nietzsche et une énergie galvanisante, pleine de foi dans la vie, l’art et le génie des hommes.

   En attendant, on pourra lire avec profit son précédent livre, Funambule majuscule, Lettre à Pierre Michon suivie de Réponse de Pierre Michon (Grasset, 2021), opuscule dans lequel Guy Boley clame son admiration pour son illustre aîné qu’il réconforte dans une lettre pleine de tendresse, comparant la vocation de l’écrivain à celle du funambule – qu’il fut vraiment -, mettant à nu ses doutes sans jamais perdre ce « don sacré de dire oui ».

 

 

Hélène Montjean