Un mystérieux billet à quatre mains – Entretien avec Yvan Leclerc et Jacques Letertre
Dans le cadre de la prochaine ouverture d’un nouvel Hôtel Littéraire consacré à George Sand à Bordeaux, la Société des Hôtels Littéraires a acquis un billet revêtu de quatre signatures, dont celles de Gustave Flaubert, de George Sand et d’Ivan Tourgueniev.
Ce message, sans destinataire ni date d’envoi, nous a paru à ce point mystérieux que nous avons souhaité recueillir l’avis d’Yvan Leclerc, spécialiste de Flaubert, pour décrypter ce message, en compagnie de Jacques Letertre, collectionneur et bibliophile, président des Hôtels Littéraires.
Lettre manuscrite, sans date ni destinataire, portant les signatures d’Ivan Tourgéniev, d’Edmond Plauchut, de Gustave Flaubert et de George Sand.
HL – Yvan Leclerc, selon vous, à qui était destiné ce billet et de quand peut-on le dater ?
YL – La Société des Hôtels littéraires vient d’acquérir un document inédit, unique en son genre, et difficile à identifier. Il est revêtu de quatre signatures, dans l’ordre : Ivan Tourgueneff (le second « f » semble être resté dans la plume, mais il est habituellement présent à la fin de cette graphie de l’époque), Edmond Plauchut, Gve Flaubert et G Sand. Les trois premiers ont recopié le même énoncé : « J’ai l’honneur de vous saluer », Flaubert ajoutant un complément affectueux : « mon bibi ! ». Et George Sand, pour finir, s’est détachée du groupe en ne recopiant pas la formule pour la quatrième fois, mais en revenant d’une façon réflexive sur le texte lui-même par un jugement amusant qui vise le deuxième signataire : « Edmond Plauchut est un gros crétin. »
La première question qui se pose a trait au genre de ce document. Est-ce une lettre ? Il ne comporte pas de lieu ni de date à l’en-tête (mais cette absence est fréquente dans la correspondance de Flaubert) ; il n’a pas de formule d’adresse et son petit format in-12 le distingue du papier à lettre ordinaire. Seule marque épistolaire : l’interpellation à la deuxième personne : « vous saluer », ce qui suppose un destinataire à ce texte. C’est Flaubert qui permet de formuler une hypothèse sur son identité, en l’appelant « mon bibi ». Or, ce petit mot gentil est uniquement réservé à sa nièce Caroline, comme on peut le constater en plaçant l’expression exacte entre guillemets dans le moteur de recherche du site Flaubert : les 38 occurrences trouvées dans la Correspondance concernent toutes des lettres adressées à Caroline Commanville. Il y a donc de fortes probabilités pour que ce billet soit adressé à sa nièce, que Flaubert vouvoie par jeu en recopiant la même formule que ses deux prédécesseurs, avant d’user de l’hypocoristique.
Caroline Hamard, épouse Commanville (1864) puis Franklin Grout (1900) [1846-1931].
(Coll. Bernard Molant.)
Maintenant que nous avons un destinataire plausible, il reste à proposer un lieu et une date de rédaction. Dans l’état actuel de nos connaissances, il n’y a qu’une situation où les quatre signataires se sont trouvés réunis : c’était à Nohant pour les Pâques de 1873, entre le 12 et 19 avril. L’agenda de Sand pour ces dates permet de suivre la compagnie au jour le jour : la « bonne dame » trouve son ami Flaubert « bien drôle » ; elle juge splendide La Tentation de saint Antoine, que son auteur lit pendant six heures, mais elle supporte mal son obsession des causeries littéraires, quand la vie comporte tant d’autres sujets, pas plus que sa présence envahissante : « Il n’y en a que pour lui ». Elle le voit partir sans trop de regrets : « Je suis fatiguée, courbaturée, de mon cher Flaubert. Je l’aime pourtant beaucoup et il est excellent, mais trop exubérant de personnalité. Il nous brise. » Elle lui préfère la compagnie du bon Tourgueneff, plus simple, plus charmant, plus sociable. Pendant cette semaine à Nohant, on a joué aux dominos ; on a rendu visite au bélier nommé Gustave ; Flaubert s’est déguisé avec une jupe et a dansé le fandango. Ce billet est sans doute le témoin d’un de ces jeux de société : on fait tourner un papier, comme plus tard pour le « cadavre exquis » des Surréalistes, et chacun écrit un mot aimable pour l’absent ou l’absente à qui l’on pense. Le premier signataire, Tourgueneff, a pu être à l’initiative de cette délicate attention : on sait que le « Moscove » appréciait beaucoup Caroline. La feuille aux quatre mains a été glissée dans une enveloppe ou plus vraisemblablement offerte par l’oncle à sa nièce quand il est rentré à Paris.
Nohant, maison de George Sand dans le Berry
HL – Y a-t-il eu plusieurs visites de Gustave Flaubert à Nohant ?
YL – Flaubert s’est rendu trois fois à Nohant. Avant le séjour de Pâques 1873, pendant lequel nous situons la rédaction du billet, il avait découvert la grande maison de George Sand à l’occasion des fêtes de Noël 1869, du 23 au 28 décembre, et sa joyeuse ambiance, qui le changeait de l’austérité de Croisset : « jeux, danses, marionnettes, lectures aussi, bien entendu », ainsi que l’écrit Alphonse Jacobs dans sa magnifique édition de la Correspondance Flaubert-Sand (Flammarion, 1981, p. 262) : cette fois, Flaubert a lu, ou plutôt « gueulé », des tableaux de sa féerie, Le Château des cœurs. Sand note dans son agenda : « Flaubert s’amuse comme un moutard. » Il est retourné une dernière fois à Nohant le 10 juin 1876, mais pour dire adieu à sa chère amie, son vieux troubadour, inhumée à deux pas de sa maison : « La mort de Mme Sand m’a été bien pénible, j’ai pleuré comme un veau en embrassant sa petite-fille Aurore qui lui ressemble, puis en voyant son cercueil », écrit-il à Jeanne de Loynes.
Dans l’autre sens, George Sand est venue trois fois à Croisset : du 28 au 30 août 1866 ; la même année pour une semaine du 3 au 10 novembre (avec une visite au Muséum d’Histoire naturelle de Rouen, au Musée des Faïences et à la foire Saint-Romain), et du 24 au 26 mai 1868, pour une excursion dans la vallée de la Seine, à l’abbaye Saint-Georges-de-Boscherville et à Duclair, et une visite à la Bibliothèque de Rouen.
Édition d’Alphonse Jacobs, Flammarion, 1981
HL – Jacques Letertre , si l’on connaît la nature des liens de Flaubert et de George Sand, que peut-on dire de ses liens avec Tourgueniev ?
JL – Ivan Tourgueniev est une très ancienne connaissance de George Sand : ils se sont rencontrés en 1845 à Courtavenel par l’intermédiaire de la cantatrice Pauline Viardot, qui était à la fois une très grande amie de George Sand – elle hébergera régulièrement sa fille pendant ses tournées mondiales –, et le grand amour de Tourgueniev – son mari, bien que ne parlant pas un mot de russe, était le traducteur de l’œuvre de Tourgueniev.
Mais à cette époque Sand est déjà un immense écrivain et Tourgueniev encore un inconnu en France. Pendant de nombreuses années, celui-ci œuvrera pour faire connaître en Russie, en particulier auprès des occidentalistes, l’œuvre de Sand : ce qui lui vaudra une brouille avec Tolstoï. Il se vante d’ avoir lu avec Pauline Viardot tous les livres de Sand.
Il ira même jusqu’à dire en parlant de Leone Leoni :
« Ce livre est si beau que j’ai baisé en imagination son troisième petit doigt de la main droite sur lequel il y a probablement un peu d’encre. »
Mais le véritable début de leur amitié est dû à Flaubert qui organise plusieurs rencontres à la fin des années 1860. C’est lors d’un de ses séjours à Nohant qu’a été envoyée la fameuse lettre. On peut s’étonner que Pauline Viardot, qui était là pendant toute ou partie de ce séjour, n’ait pas elle aussi signé la lettre à Caroline. Tourgueniev, qui était à Moscou au moment du décès de George Sand, fut très affecté par la disparition de celle qu’il considéra toujours comme un immense écrivain.
Ivan Tourgueniev par Ilia Répine (1874).
HL – Yvan Leclerc, ce type de lettre à plusieurs mains est-il fréquent dans la correspondance de Flaubert ?
YL – Non, c’est rarissime. On connaît une lettre de Louis Bouilhet à Charles de La Rounat, le directeur du Théâtre de l’Odéon, au bas de laquelle Flaubert a ajouté une sorte de post-scriptum :
« 23 juillet 1865. / Puisque le hasard fait que je suis présent à la confection du billet ci-dessus, je te présente mes respects – en appelant ton attention sur le second plan de notre ami, lequel, malgré une coupe inusitée, me semble destiné à devenir qq [quelque] chose de très beau – / Merde pr [pour] les plumes de fer. / je te serre la dextre. / Gve Flaubert ».
Utilisateur de plumes d’oie artisanales, Flaubert peste contre les plumes industrielles, qu’il est contraint d’employer quand son ami Bouilhet lui prête la sienne… (Voir cette lettre sur le site Flaubert)
En dehors de cette lettre, on ne voit pas d’autres exemples de signatures multiples dans la correspondance. Le cas des « multiscripteurs » est plus fréquent dans les manuscrits des œuvres, en raison du goût de Flaubert pour l’écriture en collaboration : sa main alterne avec celle de Bouilhet dans les scénarios de théâtre, en particulier La Découverte de la vaccine. La féerie Le Château des cœurs ajoute une troisième écriture : celle de Charles d’Osmoy. Étrangement, la signature de Maxime Du Camp se rencontre en marge d’un plan de Madame Bovary. Et les dossiers documentaires de Bouvard et Pécuchet présentent de nombreuses écritures allographes : le fidèle « secrétaire » Edmond Laporte, et une dizaine d’autres mains, identifiées sur le site dirigé par Stéphanie Dord-Crouslé (voir le classement par scripteurs).
Mais il s’agit d’un cas particulier, lié à la structure hétérogène de cet ensemble documentaire, alimenté par de multiples sources. Le caractère unique du billet à quatre mains tient à la circonstance de sa rédaction : une marque d’affection envoyée par un cercle d’amis.
Edmond Plauchut (source : https://moncarnetgeorgesand.fr/portfolio-item/george-sand-et-ses-amis/edmond-plauchut-2/)
HL : Jacques Letertre, qui est Edmond Plauchut dont George Sand écrit qu’il est « un gros crétin » et dont vous avez récemment acquis une lettre ?
JL – Sand adorait les taquineries vis-à-vis de ses proches. Dans plusieurs lettres, elle n’hésite pas à qualifier Plauchut « d’idiot » sans que cela ne préjuge en rien ni de son estime ni de son affection.
La grande amitié qui liait Sand et Plauchut est assez tardive. S’ils échangèrent des correspondances dans les années 1848, c’est seulement en 1861 qu’ils se rencontrèrent et seulement à partir de 1865 qu’il commença à fréquenter Nohant et qu’il s’y installa.
Sa correspondance avec Sand lui sauva la vie lors d’un naufrage au Cap-Vert où ce seul bien qui lui restait attira sur lui la bienveillance d’un riche portugais qui lui fournit les moyens de rentrer en France. Il sera tout à la fois un chroniqueur familial, le compagnon de tous les voyages et de toutes les réceptions.
Inconsolable à la mort de Sand en 1876, il resta à Nohant, prenant bien soin, surtout après la mort de Maurice en 1889, de la belle-fille et des petites-filles de Sand, en particulier d’ Aurore qui en a toujours parlé avec affection. À noter qu’à sa mort en 1909, il fut le seul non membre de la famille à être enterré dans le cimetière du château.
Outre une lettre inédite de Plauchut, la Société des Hôtels littéraires possède le manuscrit autographe de 979 pages de « Malgrétout » écrit par Sand en 1869. En septembre de cette année, Sand parcourut les Ardennes avec Plauchut auquel est dédié le livre, avec, dans le manuscrit comme dans le livre, une longue dédicace remerciant Plauchut de lui avoir fait découvrir la région où se déroule l’action.
Manuscrit de Malgrétout, avec la dédicace à Edmond Plauchut
© Collection des Hôtels Littéraires
Propos recueillis par Hélène Montjean