Comment remplir les caisses de l’État selon Marcel Aymé? (3e épisode)
par Michel Lécureur,
éditeur des Œuvres complètes de Marcel Aymé dans la Pléiade et auteur d’une biographie en deux volumes de l’écrivain (Édilivre, 2017).
À une époque où l’on s’inquiète tant des dépenses de l’État, il suffit de relire « La Carte », nouvelle du recueil Le Passe-Muraille, pour trouver une solution.
Elle se trouve dans les Extraits du Journal de l’écrivain Jules Flegmon qui rapporte que les pouvoirs publics ont décidé « la mise à mort des consommateurs improductifs » pour parvenir à leurs fins. Sont concernés les vieillards, les retraités, les rentiers, les chômeurs et autres bouches inutiles. Dans la mesure où l’on est dans un pays civilisé, il ne s’agira pas de tuer tout ce beau monde. On se contentera de rogner sur son temps de vie mensuel. Des cartes et des tickets seront distribués pour décompter les jours possibles d’existence, selon le degré d’inutilité.
Lorsque paraît le décret, Jules Flegmon s’indigne car il découvre que les artistes et écrivains sont également concernés. Quinze jours de vie par mois leur sont accordés. Il énumère alors des noms célèbres qui seront touchés, comme Céline, Gen Paul, Daragnès, Fauchois, Soupault, Tintin et d’Esparbès. Bref, tous les familiers de Marcel Aymé sur la Butte.
Illustration de Topor pour La Carte de Marcel Aymé
À la présence de ces notoriétés, se mêle celle de petites gens comme la jeune Mme Roquentin, 24 ans, mariée à un septuagénaire. Quand l’auteur lui rend visite, en l’absence de son mari, il note qu’elle l’a accueilli
« avec une grâce que la mélancolie rendait plus charmante. […] Elle m’a raconté comment [son époux] s’était évanoui dans le néant. […] À minuit sonnant, elle a senti tout à coup la main de son compagnon fondre dans la sienne. Il ne restait plus à côté d’elle qu’un pyjama vide et un râtelier sur le traversin. […] Comme Lucette Roquentin versait quelques larmes, je lui ai ouvert mes bras. »
Avec le temps, le système mis en place par l’État commence à se dérégler. Jules Flegmon reçoit ainsi la visite d’un « ouvrier malade, marié et père de trois enfants »‘, désireux de lui vendre quelques uns de ses tickets de vie pour nourrir sa famille.
Un Conseiller de Préfecture, ami de Jules Flegmon, ne manque pas de tirer des leçons des événements qui voient le jour et remarque :
« On se rend compte à quel point les riches, les chômeurs, les intellectuels et les catins peuvent être dangereux dans une société où ils n’introduisent que le trouble, l’agitation vaine, le déréglement et la nostalgie de l’impossible. »
On en arrive à des situations complètement inattendues. Mélina Budin, l’actrice, prétend avoir vécu 36 jours dans un mois, grâce à des tickets donnés par des admirateurs et elle n’est pas la seule. Dans la presse, on peut lire: « M. Churchill se rendrait à New York entre le 39 et le 45 juin. » On réfléchit beaucoup à la notion de temps. Un célèbre philosophe explique à l’écrivain que « chaque individu vit des milliards d’années, mais que notre conscience n’a sur cet infini que des vues brèves et intermittentes, dont la juxtaposition constitue notre courte existence. »
Dans une autre nouvelle, « Le Décret », la réflexion sur le temps se poursuit et l’on se met à parler de « temps relatif, de temps physiologique, de temps subjectif et même de temps compressible. » À partir du changement d’heure pour celle d’été, on imagine de l’avancer de plusieurs unités. Les hommes devinrent maîtres du temps et » ils allaient le distribuer avec beaucoup plus de fantaisie que n’en avait mis, dans sa trop paisible carrière, le dieu [Chronos] découronné. »
Il en résulta de profonds bouleversements que, seuls, les dénouements des nouvelles « La Carte » et « Le Décret » peuvent révéler.
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« La Carte » a été publiée pour la première fois le 12 avril 1942 dans La Gerbe et « Le Décret » dans Candide du 29 octobre 1941. Ces deux nouvelles furent ensuite reprises dans le recueil Le Passe-Muraille (1943). Depuis, elles ont été publiées dans les Collections de poche et La Pléiade (volume III).
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Voici la prière d’insérer du recueil Le Passe-Muraille :
Inventée par des éditeurs sataniques pour permettre aux critiques de parler des livres sans les avoir lus, la prière d’insérer, en flattant la paresse de ceux qu’elle prétend ainsi obliger, les expose à sombrer dans les vices qu’engendre l’oisiveté. Dans l’intérêt de nos chers critiques et par tendre et déférente amitié pour eux, je m’élève une fois de plus contre un usage anémiant et destructif. Mais, en attendant qu’une révolution porte le fer destructif dans la plaie, il me faut une fois de plus passer sous le joug et servir le plat tout cuit qui va contribuer à la désagrégation d’énergies précieuses pour le pays.
Je dirai donc que ces nouvelles, au nombre de dix, où l’on décèlera facilement l’ifluence de Paracelse comme aussi de Diodore d’Anthume, sont le fruit d’austères recherches sur la perméabilité des substances calcaires, l’autoprojection du moi et sa prolifération dans l’espace relatif, le métachronisme thérapeutique et quelques autres problèmes étudiés au styloscope dans un esprit de réverbération absolue. Par un souci d’élégance qui doit m’être compté, j’ai dérobé, estoufféré et prétérité les calculs algébriques, géodésiques et mnémotechniques qui ont servi de base, d’échafaudage et d’étais à cet édifice pluriflore. Mon voyage à travers les arcanes de la métaphistophélie ne m’a, du reste, pas fait négliger mes devoirs d’écrivain à l’égard des réalités mineures patentées. Mon réalisme, si j’ose, dût-on sourire, le dire, est granitique, sévère comme un portrait de famille et indéfectible.
Michel Lécureur