« Le dernier » ou Marcel Aymé et le cyclisme,
par Michel Lécureur,
éditeur des Œuvres complètes de Marcel Aymé dans la Pléiade et auteur d’une biographie en deux volumes de l’écrivain (Édilivre, 2017).
En juillet, c’est bien connu, on ne parle que du Tour de France et Marcel Aymé lui-même s’est intéressé au cyclisme. Voici :
Dans la famille Martin, il y avait un coureur cycliste qui arrivait toujours le dernier.
Son maillot « était d’un bleu très doux, avec une petite pervenche cousue sur le côté gauche de la poitrine. » Et le public riait de le voir toujours derrière les autres.
À chaque course, on pensait qu’il allait obtenir un meilleur résultat, mais il n’en était rien. Lui-même croyait qu’il s’améliorerait car il avait femme et enfants et ne gagnait pas beaucoup d’argent. Cependant, il ne se plaignait guère. Il acceptait son sort avec résignation car « les personnes qui ont un idéal ne peuvent pas vivre comme tout le monde. »
Dès qu’il gagnait quelques sous, il les envoyait à sa femme, mais ce n’était pas souvent. Le soir, il adressait sa prière à Dieu car il pensait que le Créateur s’intéressait aux courses cyclistes et, puisque c’était forcément le cas, « il avait bien raison. » Dans son monologue avec la divinité, il racontait posséder pourtant un bon pédalier, dont il était sûr car il l’avait démonté à plusieurs reprises pour le vérifier. De plus, sa bicyclette était d’excellente qualité. Bref, il ne restait plus que l’homme à mettre en cause, mais c’était là le problème du Tout-Puissant. En fait, il continuait à ne pas se plaindre. C’était « plutôt pour dire ». Et, chaque nuit, il pensait qu’il gagnerait le lendemain.
À la veille de Paris-Marseille, il y crut si fort que, le matin, il l’annonça aux journalistes qui ne manquèrent pas de rapporter ses propos à leurs lecteurs. Espérant la fortune, une nommée Liane, « femme de mauvaise vie, comme il y en a trop, et qui n’avait pas plus de morale que de conduite », l’invita chez elle. Elle tenta de le séduire, mais en vain. Elle se prit même « à détester ses péchés, et il y en avait beaucoup, puis elle dit à Martin en versant des larmes bien douces :
-J’ai été folle, mais à partir d’aujourd’hui, c’est bien fini. »
Le lendemain, il prit le départ de la course vers Marseille, mais termina dernier à nouveau. « Cela n’empêchait pas Martin d’espérer et Liane d’ouvrir, dans la rue de la Fidélité, une crémerie à l’enseigne de la Bonne Pédale, où les œufs se vendaient un sous moins cher que partout ailleurs. »
Martin continua à participer aux courses cyclistes, mais arriva de plus en plus en retard. « Ses tempes commençaient à blanchir, son dos à se voûter, et il était le doyen des coureurs. » Un jour, au bord d’une route, il rencontra une femme, qu’il ne reconnut pas, accompagnée d’un jeune enfant. C’était la sienne et elle lui avoua qu’elle l’avait trompé à cause de ses absences. Il ne se fâcha pas et repartit sur sa bicyclette.
Il devint si vieux qu’il ne voyait presque plus, et son vélo avait beaucoup vieilli, lui aussi. «Il était « d ‘une marque inconnue ». Il arrivait toujours trop tard pour prendre le départ. Un soir, « comme il enfourchait sa machine, au sortir de la porte Maillot, un camion le projeta sur la chaussée. Martin se releva, serrant dans ses mains le guidon de sa bécane fracassée, et dit avant de mourir :
– Je vais me rattraper. »
Tiesj Benoot, ici devant l’emblématique Moulin de la Galette, rue Lepic, lors de la reconnaissance du parcours en août 2024 à Paris.
(S. Mantey/L’Équipe)
« Le dernier » est une nouvelle d’abord parue dans le magazine 1933, puis reprise notamment dans le recueil Le Nain et le deuxième volume des Œuvres romanesques de La Pléiade.
Michel Lécureur